La chasse n'est-elle qu'un sport ?

José Ortega y Gasset

La nature profonde de la chasse échappe aux modalités par lesquelles elle s'exerce.

 Que la chasse soit un sport est indifférent à la chasse. Car il y a la forme utilitaire de la chasse qui fut pratiquée par l'homme du paléolitique et par le braconnier de toutes les époques. Fort bien. Cette forme de chasse, pas du tout sportive, n'en est pas moins de la chasse.

La chasse ne peut se définir par ses objectifs transitoires, utilitaires ou sportifs. Ils demeurent en dehors d'elle et au-delà d'elle, et ils la présupposent. Nous chassons pour nous divertir ou pour nous nourrir, mais ces applications que nous donnons librement à la chasse impliquent qu'elle existe déjà et qu'elle a a priori une consistance propre en dehors de ces applications. Les fins distinctes attribuées à la chasse ne déterminent pas essentiellement ce en quoi elle consiste, mais, comme nous le verrons, elles modulent plutôt son exercice et elles la stylisent. Il y a le style du chasseur sportif et il y a celui du chasseur professionnel.1

C'est une caractéristique de la chasse que d'avoir très peu changé dans sa structure générale depuis des temps très anciens. (L'auteur compare ici une scène de battue de cerfs découverte dans une caverne paléolitique à la photographie d'une partie de chasse contemporaine). Et ajoute ce commentaire: La seule différence tient aux armes utilisées: c'étaient alors l'arc et les flèches, et ce sont maintenant des fusils. Les armes ou, si l'on veut, une plus grande efficacité dans la façon de tuer l'animal, ne peuvent compter comme une variante essentielle. Parce que, si nous ne nous sommes pas égarés au début de cette réflexion, nous nous rendrons maintenant compte que tuer n'est pas le but exclusif de la chasse. Il y a des sortes de chasse qui consistent à rapporter vivant l'animal, et les premiers hommes qui ont domestiqué des animaux ont cherché à les prendre sans les tuer. 2

De plus, si nous anticipons quelque chose que le lecteur ne pourra voir qu'ultérieurement avec clarté, nous obtiendrons une preuve qui établira, avec tous les honneurs de l'évidence, que les progrès des armes sont étrangers au coeur de la chasse, que la raison n'en est pas un ingrédient premier, puisque la chasse ne peut progresser dans sa substance. C'est tellement vrai qu'à peine les armes se furent-elles perfectionnées toute l'urgence d'abattre l'animal par tous les moyens est disparue; c'est-à-dire que la chasse est devenue un sport.3  Et depuis lors, à mesure même que l'efficacité de l'arme s'est accrue, l'homme s'est imposé des limitations face à l'animal, de façon à le laisser à son jeu, et à ne pas déséquilibrer excessivement le chasseur et sa proie; comme si dépasser certaines limites dans cette relation allait annihiler la nature profonde de la chasse, transformée alors en pure tuerie et destruction.4

Notes

1) p. 59-60

2) p.61-62

3) p. 62

4) p. 62

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