L'homme bionique
Beaucoup d'appelés et peu d'élus, disait-on dans l'ancienne théologie. Même phénomène pour l'instant dans la démiurgie chirurgicale. Il y a de longues files d'attente au guichet des reins et des coeurs. Mais, selon le docteur Lamoureux, il y aura bientôt autant d'élus que d'appelés. Ce qu'il ne nous dit pas, c'est qu'il y aura aussi beaucoup de rappelés. Et si la technologie médicale nord-américaine imite la technologie de l'automobile, ces rappelés ne seront pas assurés d'être réélus.
Vers l'an 2015 on entendra sur les ondes des messages de ce genre: «Tous ceux qui sont mus et émus par un coeur de marque Jarvik, modèle 2012, sont priés de se rapporter sans délai à l'atelier central du Kentucky. On vient de découvrir un vice de construction dans l'une des valves de cette pompe vitale.»
Qui paiera la note? Voyons, quelle question indécente! Depuis quand la vie a-t-elle un prix? Qu'est-ce que cent mille, qu'est-ce que deux cent mille dollars par rapport au paradis qu'est la vie après une transplantation?
La question est si grave qu'on ne sait ni sur quel ton, ni nous sous quel angle l'aborder. Elle est bien sûr trop importante pour être traitée dans une campagne électorale.
En Inde, le commerce des organes est permis. Un intouchable peut protéger sa famille contre la famine en vendant l'un de ses reins. Va-t-on raisonner dans ce cas comme dans tant d'autres: aller contre sa conscience plutôt que d'exporter des capitaux à l'étranger? C'est par des raisonnements de ce genre qu'on en est venu à légitimer les transplantations de foie au Québec. Autrement, disait-on, les gens vont aller à Pittsburgh.
Autre aspect de la question. J'ai vu à l'hôpital Saint-Luc les chiens qui servent de cobayes pour les transplantations du foie. De ce spectacle dont j'ai été le témoin horrifié, je dirai seulement qu'il fait partie du prix à payer pour un sursis de quelques années. Il faudrait que tous les citoyens puissent voir ce que j'ai vu pour former leur jugement.
Nos voisins américains inventent les nouvelles techniques chirurgicales, mais ils ont au moins la maturité politique requise pour porter tous les éléments du problème à la connaissance du public. Les défenseurs des droits des animaux sont, par exemple, en train de devenir aussi forts que la machine publicitaire qui impose l'image du docteur De Vries au monde entier. Les livres de Peter Singer, comme Animal Liberation, sont des best-sellers depuis de nombreuses années.
Et que dire de la démagogie utilisée par les promoteurs des techniques de pointe? Une honte pour la science véritable! On nous présente comme une chose inéluctable une simple possibilité à laquelle nous n'avons pas eu le temps de réfléchir. Les mortels que nous sommes ne voient que les jours de sursis qu'on leur promet et ils acquiescent, rassurés. Les problèmes éthiques et politiques, qu'on aurait dû poser avant que le fait ne soit accompli, sont ainsi escamotés. On les laissera en pâture aux théologiens et aux philosophes quand on aura pris le contrôle des vrais leviers: l'argent, les machines et la peur des mortels.
Individus et collectivités ont un choix radical à faire: la prévention ou la contrefaçon. Et par-delà ce choix politique, un choix métaphysique: être ou ne pas être mortel; accepter de devenir machine pour échapper à la mort ou demeurer jusqu'à la fin animal raisonnable.
L'homme en effet était un animal raisonnable. Le projet des docteurs en mécanique est de supprimer l'animal. Jusqu'à ce jour le rêve des sages avait été de le dompter seulement, pour mieux tirer parti de sa puissance créatrice.
Incidemment, l'homme en pièces détachables et lavables est le type achevé du puritain. C'est un ange sans rayonnement. Un ange huilé. Je comprend enfin pourquoi, à la fin de sa vie, McLuhan était obsédé par l'idée que nous sommes eu train de devenir des anges.
N'hésitons pas à recourir aux organes génitaux de plastique. C'est la meilleure garantie contre le SIDA. Ne rions pas trop. Sous cette boutade il y a une grande vérité: de toute évidence l'idéal des docteurs est de purger le monde de tout mal physique et moral. L'homme bionique est exempt du péché originel.