«Les Fleurs du mal»: impressions

Gustave Flaubert
Mon cher ami,

J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre, comme une cuisinière fait d’un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m’enchante.

Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités).

L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer.

J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage, qui la font valoir comme des damasquinures sur une lame fine.

Voici les pièces qui m’ont le plus frappé : le sonnet XVIII : La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur – et puis les pièces suivantes : L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV :
    Avec ses vêtements ondoyants et nacrés.
Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Le Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune :
    … Qui d’une main distraite et légère caresse
    Avant de s’endormir, le contour de ses seins…
et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.

Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même, dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties, dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.

En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’Art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.

Encore une fois, mille remerciements du cadeau; je vous serre la main très fort.

À vous.

Autres articles associés à ce dossier

La musique

Charles-Pierre Baudelaire


La musique

Charles-Pierre Baudelaire


Fusées

Charles-Pierre Baudelaire

Baudelaire a dit qu'il laissait les pages de Fusées parce qu'il voulait dater sa colère et sa tristesse, sentiments que lui inspirait l'« avilissem

Le serpent qui danse

Charles-Pierre Baudelaire


Mon coeur mis à nu

Charles-Pierre Baudelaire

Oeuvre dense et provocante où Baudelaire témoigne de ses admirations (pour le poète, le prêtre, le soldat, le dandy) et de ses aversions (pour la

Il y a du Dante chez Baudelaire

Jules Barbey d'Aurevilly


Derniers mois de la vie de Baudelaire

Mme Aupick

Évocation des derniers mois de la vie de Baudelaire, par sa mère.

À lire également du même auteur




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?