Renoir
L'homme puissant, pour retrouver la joie, n'a pas besoin de fuir les villes, d'aller vivre, avec Gauguin, chez les primitifs d'aujourd'hui – comme les préraphaélites, victimes du même mal, vivaient chez les primitifs d'autrefois –, et d'édifier dans les îles lointaines des paysages brûlants dont la sensualité tendue et confuse ne dissimule ni la minceur ni la mollesse et qui s’arrêtent à la façade des édifices cézanniens. Il ne se laisse pas vaincre avant l'heure, comme le Hollandais van Gogh, brûlé par sa terre qui flambe, ses eaux électriques, ses arbres et ses herbes crépitantes comme des langues de feu, cette peinture de pierres précieuses et d'or jaune, ces dessins dont la vie fourmillante se accable, cette pluie d'acides rongeants où l'âme et le cœur se corrodent, cette joie voulue et forcenée d'ascète apostat. Il n'est pas fou. Et il est simple. Il chantonne en peignant et s'ennuie quand il ne peint pas. Certes il souffre, comme un pauvre homme, dans son cœur, dans ses os, il est douloureux et tordu. Mais il ne se plaint jamais. Il dit trop heureux d'avoir gardé sa vue, ses yeux miraculeux, miroirs du monde, gris et doux, tristes, parfois pétillant d'une malice de rapin, dans son visage décharné, courbe, allongé par la barbe blanche, et si noble, qui rappelle celui de Titien presque centenaire. «C'est lui, dit-il, qui me ressemble. Il m'a chipé mes trucs.» Il souffre, en effet, mais la joie mystérieuse habite sa nature, qu'il retrouve instantanément au fond de ses organes racornis dès qu'il saisit le pinceau, immense, pure, mouvante, ondoyante, se renouvelant par nappes de fond comme la source d'un grand fleuve, débordant de formes sinueuses et de vagues de tons changeants qui se pénètrent l'une l'autre, obéissant aux rythmes féconds d'un sensualisme devenu plus riche, plus émouvant et plus complexe à mesure que la maladie et l'âge le dessèchent et le ruinent un peu plus. Comme il est loin le temps où, un peu étonné, un peu respectueux, un peu goguenard, il écoutait les démonstrations passionnées de Pissarro et guettait, aux côtés de Claude Monet, sur les bords de Seine ou de Marne, les moires de l'eau, les moires des feuilles sous le vent, les ronds de soleil sur la chair et la terre, la vibration de l'air dans le silence de l'été ! Il avait alors des mains musclées, qui caressaient la surface du monde. Maintenant, de ses mains débiles, il le tord en profondeur.
L'histoire de Renoir – né à Limoges, pays des maçons, des potiers et des émailleurs – a moins d'importance encore que celle de Cézanne, car il ne semble pas avoir lutté pour découvrir son innocence. Il n'a peut-être rien eu, ou presque rien, à éliminer de factice. Il n'a pas retranché sans cesse, comme Cézanne, mais plutôt constamment ajouté. Il a appartenu, comme Cézanne, au groupe impressionniste, et partagé son impopularité, puis sa fortune. Il a continué, comme Cézanne, à subir la haine ou l'admiration collective vouée à ceux qui le composaient, par un public épris de classifications aussi définitives qu'imprécises. Il doit, pour le public, toujours comme Cézanne, y appartenir encore, bien qu'ils en soient l'un et l'autre sortis au point de pouvoir passer tous deux pour les prophètes du mouvement en sens inverse qui l'a suivi. En effet, c'est en surveillant les reflets sur l'écorce des peupliers et des chênes, sur le moutonnement des nuages, sur la peau des femmes nues, sur les pétales étalés des anémones et des roses, en les poursuivant dans la fuite des plans et l'enfoncement des ombres lumineuses, qu'il a tourné autour des formes avec ces reflets et ces ombres et relié à son émoi lyrique la densité de l'univers. Il a subi l'évolution fatale des plus grands entre les plus grands peintres, Masaccio, Titien, Tintoret, Velasquez, Rembrandt, Watteau, Delacroix et, parti de Claude Monet, rejoint Rubens en traversant le monde charnel et remuant des sensations pour le soumettre à sa force croissante et le contraindre à rejaillir de lui avec la régularité, la simplicité et la constance des moissons surgissant du sol. Tandis que Claude Monet partait de la forme immédiate, réalisée par Courbet, par Manet, pour poursuivre et subtiliser de plus en plus les frissons mouvants de la lumière sur son écorce changeante, Renoir, parti de cette écorce même, suivait le chemin opposé et entraînait avec lui les frissons de l'air et de l'eau, les frissons du sang sous les veines bleues, les frissons des fleurs sous le soleil et la rosée, jusque dans la substance même de l'air, de l'eau, du sang, des fleurs. Et tandis que l'Impressionnisme se refusait de plus en plus à recomposer le monde dans l'esprit et à le transposer dans la peinture, Renoir, avec une imagination d'ailleurs presque aussi rudimentaire que celle de ses amis, le recomposait et le transposait dans son instinct même, voyant naître spontanément la vie, l'harmonie, la forme cohérente, solide et continue là où ne sont, pour tous les hommes, que l'apparence, le désaccord, la surface creuse et le chaos.
Qu'on se représente une salle entière ornée de tableaux de Renoir. C'est comme un ruissellement rouge, des fruits, du sang, des fleurs écrasés contre les murs. D'un peu plus près, une confusion orientale, comme un tapis miraculeux, plusieurs études sur le même morceau de toile, femme nue, fillette en chapeau rose ou rouge, bouquet de roses, de coquelicots, d'œillets, de géraniums ou de sauges, paysage grand comme la main, cercle de mer et d'étendue. Mais, de la masse rouge même émergent, comme ces poussées de sève qui montent du centre des fruits pour colorer leur pellicule, des gris cendrés infinis où tremblent l'argent et la nacre, où l'émeraude, la turquoise, la perle et le diamant noir pénètrent l'opale, où la moindre palpitation colorée de la moindre tache de peinture retentit doucement dans les plus éloignées d'elle par des ondes subtiles impossibles à suivre de l'œil. Et, de plus près encore, ce sont la plage et l'océan, les arbres qui tordent leur flamme, les fleuves roulant dans le ciel renversé les rubans, les chapeaux, les robes, les cheveux dénoués des femmes, toutes les roses de la terre mêlées à tous les prismes de l'air pour pétrir des troncs et des branches gonflés de sucs, des chairs tendues par le sang, des seins frais, des bras ronds, des ventres durs, des hanches moites, de lourdes eaux translucides où scintille le rubis.
C'est une transposition lyrique, ingénue, spontanée, dans une forme qui semble naître et renaître incessamment d'un foyer sensuel inépuisable, de tout ce qui a dans le monde du rayonnement et de l'éclat, la pulpe duvetée des pêches, les cerises et les grenades, l'écorce des citrons et des oranges, les roses ambrées, les roses sanglantes et les champs de trèfle incarnat, de bluets et de boutons d'or, et les bouches et les rires et les regards, et le feu des pierres ardentes dans les rides des ruisseaux, le soleil couchant sur les nuées et ses irisations autour des feuilles. Réellement, il y a dans cette source où bouge de l'argent un peu du sang de ces seins nus, un peu du sang de ces œillets, il y a de l'argent de cette source dans ces œillets et ces seins nus dont elle livre à l'air les reflets rouges en lui prenant de son feu. Ces formes massives qui tournent dans un espace transparent définissent la peinture même exprimant, dans la moindre d'entre elles, la gloire de la vie et la puissance de l'été.
Quand un peintre a ce pouvoir-là, tout ce que son œil rencontre est instantanément transfiguré. Une main sur une gaze, un collier sur un cou, une rose dans des cheveux font penser confusément à une aile de papillon sur le pollen de quelque fleur géante, à un fruit sur du marbre blond, à une lueur de gemme inconnue dans l'obscurité. Tout est frisson, tout est caresse, les soies sont comme de la chair et gardent leur légèreté, les chairs comme de la soie et gardent leur pesanteur. Un bras qui sort du satin et se pose sur du velours emprunte au satin et au velours de la perle et de la pourpre pour leur rendre sa chaleur, des visages dans la pénombre ardente d'une loge continuent la pénombre et l'éclairent, la vie des fleurs et des lumières rôde dans la salle de fête pour se mêler aux regards, errer sur les poitrines nues, frémir sur les corsages, les parures, les rubans. On pense ici à un Velasquez vieux de trois siècles, ayant reçu cent affluents et dont l'âme aurait emprunté aux brumes légères de la France plus de maturité et de fraîcheur à la fois.
Et là à un Rubens descendu vers la mer latine, plus abreuvé de soleil. Quand cette peinture fleurie, nacrée, où la pulpe des fruits et la sève des corolles se mêlent spontanément, descend jusqu'aux plages embrasées d'où les arbres semblent jaillir comme des flammes souterraines, où le golfe et le ciel s'unissent dans l'or épandu. Quand, au dessus des villas bleues et roses aperçues entre les branches des pins maritimes ou le feuillage floconneux des oliviers, au-dessus des murailles rousses des vieux châteaux sur la hauteur, surgissent les montagnes lointaines dont les pierres et les glaciers jettent des feux, amoncellent des joyaux entre les vagues et les nues, des flammes mauves de diamants paraissant taillés dans l'azur par le crépuscule ou le matin. Alors, toutes les eaux chantent, les pommes vont tomber de l'arbre, les anémones se pâment, l'orgie resplendissante des colorations, des odeurs, des murmures tourne autour des larges chairs nues étalées dans la chaleur. La forme des bras et des seins, des torses et des jambes se fait sommaire et circulaire, comme ces organismes végétaux où regorge le sang des lourdes saisons. Le poème charnel se spiritualise au contact d'un admirable amour qui l'embrasse en son ensemble, ne voit plus un détail, plus un accident, plus un geste isolé ou rare, mais seulement des masses pleines dont la force intérieure modèle le mouvement. Ces jambes et ces bras ondulent à la façon de ce ruisseau, ce torse est rond comme cet arbre, ces seins pèsent et se gonflent comme ces fruits mûrissants. Le chant de joie qui crie dans les ombres brûlantes, dans le friselis des ondes et le ruissellement des fleurs, fait comme un silence pâmé autour de ces femmes couchées, ou assises, ou s'ébattant dans une eau vive, et dont les formes ondoyantes se continuent et s'équilibrent avec une aisance supérieure à celle de Raphaël et une plénitude supérieure à celle de Jean Goujon. Plénitude mouvante, qui bat dans sa profondeur même et tremble dans la lumière où l'air, les reflets, la sueur qui perle l'épousent pour la sculpter sommairement. Plénitude où frémit le sang, où germe le lait, où, sur les visages brouillés, sur les lèvres charnues, sous toute la peau tendue et vibrante affluent la vie animale et tout l'esprit qu'elle contient en devenir. Jamais, peut-être, le plus profond et le plus simple instinct de vivre n'était passé des chairs et des regards dans l'âme d'un grand peintre pour repasser de lui dans les chairs et les regards. Ces enfants pendus aux seins lourds, ces bras vivants qui les soutiennent, ces petits êtres encore hésitants dans leur forme qui se penchent sur la page d'écriture ou le jouet, ces fillettes à cheveux rouges dont les yeux étonnés s'ouvrent si grands à l'émerveillement du monde, ces jeunes femmes nues qui se baignent ou regardent la mer, ces jeunes mères appesanties à la chair grasse expriment la majesté paisible et la circulation interne et machinale de la vie avec une intensité telle qu'ils semblent au plan de la vie, mêlés à elle, jaillissant des mêmes foyers. La grandiose animalité y respire dans sa paix et sa puissance. Les gestes et les visages familiaux, les attitudes éternelles de la danse, de la toilette, de la méditation distraite, de l'abandon, de la joie, du repos y vivent innocemment. Carrière a vu ces toiles-là, et les grandes sanguines semblables à des antiques éveillés d'un long sommeil, et les profonds fusains où les formes enfantines et maternelles se pénètrent, et, malgré sa volonté trop didactique de transposition spirituelle, il n'a jamais atteint la puissance expressive de leur structure formelle, même indépendamment des harmonies miraculeuses dont Renoir les environne et les pétrit. La vie universelle inonde, sans le besoin métaphysique de la dire, les gestes les plus furtifs du jeu dans le soleil et les herbes, de la maternité, de l'amour, de l'enfance. Voici le mystère le plus secret de la plus grande peinture, une substance pulpeuse et fruitée que n'arrêtent pas des lignes vives, que des masses tournantes et des volumes remuants délimitent, et qu'une infinie circulation de molécules colorées apparente à l'espace entier.
C'est ainsi que deux hommes simples, vivant loin des expositions, des chapelles et des honneurs, ignorant les salons et les modes, ont exprimé dans la peinture les désirs les plus profonds de leur temps, l'un avec sa tête provinciale où la terre se découpait en sombres harmonies gauchement, mais indestructiblement arrêtées, l'autre avec ses pauvres vieux doigts tordus d'où naissent les roses.