Israël et la bombe atomique
On trouvera par ailleurs un riche dossier consacré à l'ouvrage de Avner Cohen, Israël and the Bomb, sur le site de la National Security Archive (George Washington University)
Situé dans un environnement hostile, Israël, dont l'existence même n'est pas reconnue par la majorité des pays du Proche-Orient, présente un très haut risque de prolifération nucléaire. Nul ne doute en effet que ses dirigeants successifs n'aient fait mettre au point une force de dissuasion nucléaire. D'où vient ce consensus, dans la mesure où les autorités israéliennes ont toujours tenu le langage selon lequel Israël ne serait pas le premier Etat à introduire des armes nucléaires au Proche-Orient ? Sans compter leurs multiples déclarations sur le souhait d'Israël de voir s'instaurer une zone exempte d'armes de destruction massive dans la région et le fait qu'Israël a par ailleurs signé, mais non ratifié, le traité d'interdiction des essais nucléaires en 1996.
Dans ces conditions, si l'on est condamné aux spéculations sur le programme nucléaire israélien, des sources solides permettent néanmoins de fonder celles-ci. La principale d'entre elles réside dans les révélations faites par un ancien ingénieur nucléaire israélien qui travaillait à Dimona, Mordechai Vanunu, au Sunday Times en 1986. Kidnappé par les services secrets israéliens à la suite de cette interview, M. Vanunu est depuis lors emprisonné, après avoir été condamné à 18 ans de réclusion à la suite d'un procès secret. Depuis lors, le programme nucléaire israélien a fait l'objet d'études sérieuses : l'ouvrage publié en 1998 par Avner Cohen, Israel and the bomb (1), retrace ainsi avec beaucoup de précision l'histoire du programme israélien jusqu'aux débuts des années 1970.
Faut-il par ailleurs voir dans le fait qu'Israël a toujours refusé de signer le TNP un indice de l'existence du programme nucléaire israélien? Il est en effet pour le moins tentant de rapprocher l'attitude israélienne vis-à-vis de ce traité de celle qu'ont toujours affichée deux des quatre Etats non-signataires du TNP, l'Inde et le Pakistan, même si les motivations avancées par chacun n'ont rien de commun.
Un programme nucléaire ancien
Il faut remonter à la deuxième moitié des années 1950 pour trouver l'origine du programme nucléaire israélien: en 1955 - 1957, un débat intense agite un cercle restreint de politiques et de scientifiques israéliens sur le caractère faisable et souhaitable de doter Israël d'une capacité nucléaire militaire. Deux événements liés conduisent le Premier ministre israélien, David Ben Gourion, à donner son aval au projet: la crise de Suez et l'aide massive que la France, qui vient elle-même de prendre des décisions fondamentales pour son propre programme, accepte de fournir. La naissance de ce programme est donc indissociablement liée à la coopération qui s'instaure entre Israël et la France, alors que le premier se sent vulnérable et que la seconde, au plus fort de la guerre d'Algérie, cherche à contenir le nationalisme arabe. A la mi-1957, avec l'accord du CEA, Israël signe un contrat avec Saint-Gobain Techniques Nouvelles pour la construction de plusieurs installations à Dimona, y compris d'infrastructure nécessaires à l'extraction du plutonium à partir du combustible usé de Dimona. Peu de temps après, la France fournit même à Israël les plans et les techniques de fabrication des armes nucléaires elles-mêmes: l'un des responsables du CEA de 1951 à 1970, Francis Perrin, reconnut en 1986 que, durant au moins deux années, à la fin des années 1950, Israël et la France avaient collaboré à la conception et au développement d'armes nucléaires.
La décision de 1957 trouve un nouvel élan en 1961, quand sont révélés au grand jour les projets balistiques de l'Egypte, grâce à l'aide de savants allemands. Même s'il apparaît aujourd'hui que les services de renseignement israéliens connaissaient le projet balistique égyptien depuis plusieurs années, c'est à ce moment que le spectre de la «fusée arabe» (arab rocket) s'impose dans l'opinion publique. En 1962, le réacteur de Dimona atteint le seuil de criticité.
Officiellement, les infrastructures construites dans le désert du Néguev, à Dimona, sont une usine de textile. Mais les photographies par satellite prises en 1960 par la CIA révèlent aux services de renseignement américains la vraie nature de Dimona, trois ans toutefois après le début du programme (2). Jamais cependant les scientifiques américains en visite en Israël ne trouveront de preuves directes du programme israélien. La CIA fait état, à la fin de l'année 1966, de l'achèvement de la phase de développement du programme israélien et de l'imminence de l'assemblage d'une première bombe. De fait, il s'avère aujourd'hui que la guerre de 1967 a revêtu une dimension nucléaire majeure, bien que peu connue. Juste avant la guerre des Six jours, Israël a acquis une capacité nucléaire rudimentaire, qu'elle place en alerte opérationnelle au plus fort de la crise.
La conclusion du TNP en 1968 ouvre une phase extrêmement tendue dans les relations entre Israël et les Etats-Unis, qui conduit, en 1970, à un arrangement informel entre les deux pays, suite à des rencontres répétées entre le Président Nixon et le Premier ministre Golda Meir: les Etats-Unis renoncent à faire pression sur Israël pour qu'il signe le TNP et mettent fin à leurs visites à Dimona; en retour, Israël s'engage à garder un profil bas en matière nucléaire: pas d'essai, ni de déclaration, ni de reconnaissance du programme. Il faut attendre 1986 et les déclarations de Mordechai Vanunu pour que le nucléaire israélien revienne avec force au premier plan de la scène internationale.
Il n'existe à ce jour aucune preuve qu'Israël ait conduit des essais nucléaires: on estime généralement que seuls ont fait l'objet de tests les composants non nucléaires et que, pour le reste, Israël s'est appuyé sur la simulation par ordinateur et sur ses collaborations extérieures. Ainsi, Israël aurait obtenu des éléments sur le premier essai nucléaire français de 1960, de même que sur les essais américains de l'époque. La principale interrogation sur l'éventualité d'un essai israélien porte sur le signal détecté par un satellite de surveillance américain VELA dans l'Atlantique Sud, le 22 septembre 1979. Ce signal, qui correspond à une explosion nucléaire de faible puissance, a été attribué par certains à l'Afrique du Sud et, pour d'autres, à Israël. Selon le journaliste américain Seymour Hersh, auteur en 1991 d'un ouvrage sur le nucléaire israélien, L'option Samson, ce flash serait effectivement dû à l'essai d'une arme nucléaire israélienne et serait, en l'occurrence, la troisième d'une série, les précédents n'ayant pas été détectés à cause des nuages. En réalité, la « paternité » du flash relevé en 1979 reste à ce jour inconnue...
L'arsenal israélien
Les évaluations sur le programme israélien ont laissé libre cours à toutes sortes de spéculations, plus ou moins porteuses d'arrière-pensées. Les analyses des instituts de recherche conduisent à des conclusions contradictoires sur le nombre et la qualité des armes israéliennes, les hypothèses allant de 70 à 200 armes, à fission pour la plupart.
D'après le témoignage de Vanunu, le Sunday Times avait réalisé des projections qui conduisaient à estimer cet arsenal à 200 engins nucléaires. En réalité, au vu des capacités de production de plutonium du réacteur de Dimona, la taille de l'arsenal nucléaire israélien peut être estimée à moins de 100 armes, probablement entre 70 et 80. S'agissant de la nature des armes israéliennes, on estime généralement, qu'en l'absence d'essais, Israël n'a pas acquis la capacité thermonucléaire. Seymour Hersh estimait en 1991, sur la base d'entretiens avec les spécialistes des services de renseignement américains, qu'Israël possédait plusieurs centaines de têtes tactiques, dont beaucoup sous la forme de mines terrestres ou de pièces d'artillerie, de même que des armes thermonucléaires.
La dernière évaluation sérieuse à ce jour porte sur la quantité de matières fissiles possédée par Israël, qui permet de déduire le nombre théorique d'armes nucléaires qu'il a la capacité d'assembler. Ainsi, le 9 octobre 1999, le Times faisait état d'un rapport secret du Ministère de l'Energie américain, selon lequel Israël se classerait au sixième rang des Etats détenteurs d'armes nucléaires. Selon ce document, Israël posséderait de 300 à 500 kilogrammes de plutonium de qualité militaire, soit un stock suffisant pour assembler au moins 250 têtes nucléaires. Par comparaison, la Russie, avec ses 140 tonnes de matières fissiles, arrive largement en tête, devant les Etats-Unis (85 tonnes), puis, loin derrière, le Royaume-Uni (7,6 tonnes), la France (6 à 7 tonnes) et la Chine (1,7 à 2,8 tonnes). L'Inde pour sa part posséderait 150 à 250 kilogrammes de matières fissiles, et la Corée du Nord 23 à 35 kilogrammes de plutonium militaire.
En ce qui concerne les vecteurs, Israël déploie aujourd'hui deux systèmes balistiques à capacité nucléaire, le Jericho I et le Jericho II. On estime que cinquante Jericho I (missile à deux étages à carburant solide d'une portée de 660 km environ) seraient déployés sur des lanceurs mobiles. Le Jericho II présente les mêmes caractéristiques techniques mais a une portée de 1 500 km. Selon certains analystes, le lanceur spatial Shavit pourrait être modifié pour porter une charge de 500 kg sur 7 800 km, ce qui donne à Israël une capacité balistique intercontinentale.
La politique d'ambiguïté nucléaire israélienne: une option soutenable?
La rationalité stratégique de l'acquisition de l'arme nucléaire par Israël s'explique aisément d'un point de vue théorique: d'une part, l'absence de profondeur stratégique d'Israël le rend très vulnérable à une attaque conventionnelle et laisse aux responsables israéliens un temps de réaction extrêmement bref; d'autre part, la prépondérance démographique des voisins d'Israël place ce pays dans une position d'infériorité stratégique chronique.
Dans les faits, Israël n'a jamais reconnu posséder l'arme nucléaire et, a fortiori, n'a jamais affiché de stratégie de dissuasion. C'est en 1961 que la doctrine d'ambiguïté nucléaire israélienne a été formulée par Shimon Pérès, alors adjoint du Premier ministre David Ben Gourion, quand il déclara qu'«Israël ne serait pas le premier pays à introduire l'arme nucléaire au Moyen-Orient». Telle est depuis lors la ligne adoptée par tous les gouvernements israéliens. Elle a été complétée en 1981 par la «Doctrine Begin», définie lors de la frappe par l'aviation israélienne du réacteur de recherche irakien Osirak livré par la France, producteur de plutonium. A cette occasion, le Premier ministre israélien Menahem Begin déclara qu'Israël bloquerait toute tentative de ses adversaires d'acquérir des armes nucléaires.
Le tabou nucléaire israélien est-il tenable? La publication dans la presse, après autorisation de la censure militaire, de certains procès-verbaux de séance du procès de l'ingénieur nucléaire Mordechai Vanunu, le 24 novembre 1999, a suscité un débat passionné entre experts et journalistes sur l'opportunité de maintenir en l'état la doctrine officielle d'ambiguïté nucléaire. Les autorités israéliennes n'ont pas réagi; seul M. Dan Meridor, Président de la Commission des Affaires étrangères et de la Défense à la Knesset a déclaré qu'Israël ne devait pas «changer [sa] politique sur la question de la force nucléaire, si elle existe ou non. Cette attitude est bonne pour les intérêts d'Israël. Il ne faut pas en changer». La presse israélienne a souligné que cette attitude était partagée par les experts militaires et les responsables des services de renseignement qui justifient cette politique particulière par le fait qu'Israël est lui-même confronté à des problèmes de sécurité particuliers, «qui obligent à des mesures qui n'ont pas cours dans les autres pays occidentaux» (M. Yossi Alper, directeur en 1999 du Centre Jaffee d'Etudes Stratégiques de Tel Aviv).
La séance très agitée qui s'est tenue sur la question nucléaire à la Knesset le 1er février 2000 témoigne des débats passionnés que le tabou nucléaire continue de susciter en Israël. Le député arabe israélien, M. Issam Mahoul, qui avait demandé la tenue de ce débat, a en effet violemment mis en cause la politique d'Israël dans le domaine nucléaire et notamment déclaré que «tout le monde [sait] qu'Israël entasse à une grande échelle des armes nucléaires, chimiques et biologiques, qui sont à l'origine de la course aux armements non conventionnels dans la région», que, depuis 1986, l'arsenal nucléaire d'Israël est passé de cent bombes «au nombre fou de 200 à 300», que les trois sous-marins construits offerts par l'Allemagne «vont être équipés d'armes nucléaires» afin de donner à Israël une capacité de frappe en second. Nul besoin de souligner la tempête qu'ont déclenchée ces déclarations parmi les députés membres des partis de la coalition gouvernementale ou de l'opposition.
Faut-il interpréter cette décision d'ouverture des procès-verbaux du procès Vanunu, à laquelle les plus hautes autorités israéliennes ne pouvaient être étrangères, comme un signe d'évolution de la doctrine nucléaire d'Israël? Aux yeux de la mission, cet épisode vient au contraire renforcer la politique d'ambiguïté traditionnelle: pour garder sa force dissuasive, une doctrine de flou nucléaire doit en effet être, à intervalles réguliers, rappelée, sinon ranimée, que ce soit à l'opinion publique nationale ou aux acteurs régionaux et internationaux. Or, force est de constater que les dirigeants israéliens maîtrisent parfaitement cet exercice. Il suffit pour s'en convaincre de confronter les différentes déclarations de l'ancien Premier ministre Shimon Pérès, qui a joué un rôle de premier plan dans la construction du centre nucléaire de Dimona. Ce dernier a, en effet, réagi très vigoureusement à la publication des procès-verbaux du procès Vanunu, estimant que ces révélations constituaient «une atteinte tangible à la sécurité d'Israël, et portent préjudice dans le même temps aux relations avec les pays voisins, l'Egypte en premier lieu». Mais certains propos de l'ancien Premier ministre lui-même peuvent être interprétés comme une reconnaissance tacite du programme israélien. Il déclarait ainsi en 1995 que «Nous n'avons pas construit cette option [nucléaire] pour arriver à Hiroshima, mais bien davantage pour arriver à Oslo», faisant allusion au lieu de signature des premiers accords avec les Palestiniens. En ajoutant que, si Israël «avait été attaqué cinq fois, sans avoir provoqué qui que ce soit, [c'est] parce que certains de nos voisins pensaient qu'ils pouvaient nous surclasser» et qu'en conséquence, Israël «voulait créer une situation dans laquelle cette tentation n'existerait plus», Shimon Pérès, sans reconnaître explicitement le statut nucléaire d'Israël, en fournissait toutefois la principale justification théorique.
Le retour sur le devant de la scène de l'affaire Vanunu sert donc les intérêts de la politique israélienne, sans compter qu'à un stade crucial des négociations sur le processus de paix, elle a rappelé avec force la priorité politique accordée à la sécurité d'Israël. Mais, au-delà de la ligne de fracture entre députés arabes et juifs révélée par le débat à la Knesset, la question posée est bel et bien celle du caractère soutenable de cette politique d'ambiguïté, alors qu'Israël s'est trouvée, d'une certaine manière, marginalisée par l'officialisation du statut nucléaire indien et pakistanais. Bien que les différents interlocuteurs rencontrés en Israël par la mission aient estimé que les événements de 1998 ne changeraient rien à la posture traditionnelle d'Israël, les débats intérieurs des derniers mois montrent la pertinence d'une réévaluation de la doctrine nucléaire israélienne, plus encore dans un contexte de guerre permanente qui montre l'impuissance des armes nucléaires dans ce cas.
Notes
(1) Avner Cohen, Israël and the bomb, Columbia University Press, 1998
(2) Cette découverte tardive reste d'ailleurs comme l'un des échecs les plus retentissants des services secrets américains.