Posséder sans être possédé
Je ne sais plus où j'ai lu cette parabole que je reconstitue de mémoire, mais elle m'a semblé symboliser merveilleusement toute la question du détachement, lequel a tout à voir avec les dispositions intérieures, comme l'ont particulièrement montré les philosophes stoïciens. Nous nous arrêterons à Sénèque, lequel dans son Traité de la vie heureuse discourt longuement sur nos rapports aux richesses.
«Quelle différence y a-t-il, dites-vous, entre moi qui suis insensé et toi qui es sage si nous voulons l'un et l'autre posséder? Cette différence est immense: car chez le sage les richesses sont à son service, chez l'insensé elles commandent; le sage ne permet rien aux richesses, à vous elles permettent tout; comme si quelqu'un vous en avait assuré l'éternelle possession, vous vous habituez à elles, vous vous liez à elles; c'est surtout lorsqu'il est au milieu des richesses que le sage s'exerce à la pauvreté. [...] Vous êtes arrogants à cause de votre belle maison comme si elle ne pouvait ni brûler, ni s'écrouler; vos richesses vous étourdissent comme si elles avaient échappé à tout danger, comme si elles étaient si grandes que le destin n'eût pas assez de force pour les détruire. Vous jouez à loisir avec vos richesses et vous ne prévoyez pas leur danger [...] vous vous engourdissez dans vos biens et vous ne pensez pas à tant d'accidents qui déjà vous menacent de tous côtés et déjà sont sur le point d'emporter de précieuses dépouilles. Quiconque enlèvera ses richesses au sage le laissera avec tout ce qui est à lui, car le sage vit heureux du présent et sûr de l'avenir.»
Sénèque a défini les responsabilités du riche à l'égard du pauvre; il ne les fonde pas sur la morale, sur l'éthique, mais sur la nature même:
«La nature nous ordonne d'être utiles aux hommes: qu'ils soient esclaves ou hommes libres, de bonne naissance ou affranchis, libres par le droit ou en vertu de l'amitié, qu'est-ce que cela importe? Partout où il y a un homme il y a place pour un bienfait. On peut même dans sa demeure distribuer son argent et exercer sa libéralité, nommée ainsi non parce qu'elle ne serait due qu'aux hommes libres, mais parce qu'elle provient d'une âme libre.»
Une libéralité qui provient d'une âme libre: cette distance à l'égard des richesses prend tout son sens lorsqu'on sait que Sénèque a connu des alternances de bonne et de mauvaise fortune, y compris l'exil, et qu'il a été contraint au suicide par la haine de Néron dont il avait été le précepteur! «Je mépriserai également les richesses, qu'elles soient présentes ou absentes, et je ne serai ni plus triste quand elles se trouvent ailleurs que chez moi, ni plus fier si elles m'environnent de leur éclat. [...] Je ne serai pas sensible aux allées et venues de la fortune. Je considérerai toutes les terres comme miennes et les miennes comme appartenant à tous. [...] Tout ce que j'aurai, ni je le garderai d'une manière sordide ni je le répandrai d'une manière prodigue. [...] Je serai ébranlé avant même d'être prié, et j'irai au-devant des demandes honnêtes.»
Détachement lorsque les circonstances nous sont défavorables, un détachement qui s'impose encore plus lorsqu'elles nous favorisent de leurs dons. L'essence du stoïcisme se trouve dans les réflexions suivantes: «Chez moi si les richesses s'écoulent, elles n'emporteront rien qu'elles-mêmes; toi tu seras dans la stupeur, et tu te paraîtras abandonné de toi-même si les richesses se retirent de ta personne; chez moi elles n'occupent qu'une place, chez toi elles ont toute la place; pour conclure, les richesses m'appartiennent et toi tu leur appartiens.»
Cette sagesse, et c'est ce qui la rend attrayante, n'est pas un puritanisme; elle n'exclut pas la jouissance des biens et des beautés de la vie, elle enseigne ce qu'à travers les âges ont chanté sages et poètes dans toutes les langues, et que résume admirablement un philosophe français lorsqu'il dit qu'il ne faut pas «être la proie de ses désirs mais en faire sa proie» (Gustave Thibon).
Mais encore faut-il pour cela être mis devant des objets de désir! À quoi renonce-t-on lorsqu'on renonce aux choses auxquelles on n'a jamais goûté? Les François d'Assise qui trouvent la joie dans le dénuement sont rares, le besoin de posséder est inscrit dans la nature humaine... Sénèque ne prêche donc pas le renoncement, mais le dépassement par l'exercice, entre autres vertus, du courage, un courage qui lui apparaît d'autant plus nécessaire qu'on est mieux nanti!
«Est-il possible de douter qu'il y ait pour le sage une matière plus vaste pour exercer son courage au milieu des richesses qu'au milieu de la pauvreté? Dans ce dernier cas un seul genre de vertu suffit: ne pas fléchir ni se laisser abattre; au sein des richesses la tempérance, la libéralité, l'économie, l'ordre, la magnificence ont un champ largement ouvert. [...] Certains avantages, même s'ils sont peu de chose par rapport à l'ensemble et s'ils peuvent être écartés sans entraîner la ruine du bien principal, ajoutent cependant à la joie constante qui vient de la vertu. Les richesses affectent le sage et le rendent joyeux comme le vent favorable qui entraîne le navigateur, comme la belle journée et le lieu ensoleillé au milieu des froids de l'hiver.» (Faut-il rappeler que la tristesse, la morosité, était considérée par les Anciens comme une passion au même titre que la colère ou l'envie?)
Posséder sans être possédé, cette pensée qui résume celle de Sénèque servira de transition vers un tout autre auteur, Balzac, penseur aussi sous le couvert de romancier. Nous vivons, nous dit-il en substance, dans une civilisation où l'argent, plus que les richesses évoquées par Sénèque, est reconnu comme un étalon universel. Et effectivement, Balzac a vécu au moment où l'une des conséquences de la révolution industrielle, la prédominance de l'argent, a commencé à se faire sentir. Pour Balzac donc comme pour Sénèque, toute la question est là: comment se servir de Mammon sans être à son service?
Pour l'être qui est dans la misère, la survie la plus élémentaire: se nourrir, s'abriter, se vêtir, se soigner est une lutte d'usure. «Passer sa vie à rester en vie, ce n'est pas une vie», ce dicton n'est pas un jeu de mots mais une dure réalité. C'est cette lutte quotidienne avec peu d'espoir de victoire qui est la misère, qui fait la misère. Il faut bien la distinguer de la pauvreté qui, elle, implique un manque, ou des manques, c'est trop évident, mais qui ne mettent pas en danger sa survie propre ou celle de ses proches. Le mot de Sartre: «On est pauvre de ce qu'ont les autres» s'applique à beaucoup de ceux qu'on nomme pauvres à l'heure actuelle sur le continent nord-américain.
Mais la frontière est hélas! floue entre le manque qui fait mal à l'âme par l'inassouvissement des désirs et celui qui fait mal au corps, lorsque les besoins élémentaires ne peuvent pas être satisfaits. «Je crains Dieu, dit le riche commerçant Crevel dans La Cousine Bette, mais je crains encore plus l'enfer de la misère. Être sans le sou, c'est le dernier degré du malheur dans notre ordre social actuel. Je suis de mon temps, j'honore l'argent!...»
Balzac, on le sait, a été lui-même toute sa vie la proie d'un besoin effréné d'argent qui l'a poussé à se lancer dans les entreprises les plus farfelues dont aucune ne s'est avérée rentable. Ses faillites personnelles, sa connaissance des affaires lui ont dicté sur la société de son temps le sévère diagnostic que voici. Toujours dans La Cousine Bette, le médecin qui soigne la baronne Hulot vante sa profession qui a «le plaisir d'une cure qui réussit», et se demande par comparaison «comment se consolent le magistrat, le commissaire de police et l'avocat qui passent leur vie à fouiller les plus sales combinaisons de l'intérêt, ce monstre social qui connaît le regret de ne pas avoir réussi, mais que le repentir ne visitera jamais?» Et à la question de la baronne: «D'où vient ce mal profond?», il répondra: «Du manque de religion, et de l'envahissement de la finance, qui n'est autre chose que de l'égoïsme solidifié. L'argent autrefois n'était pas tout, on admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l'État; mais aujourd'hui la loi fait de l'argent un étalon général, elle l'a pris pour base de la capacité politique! [...] Les héritages perpétuellement divisés obligent chacun à penser à soi dès l'âge de vingt ans. Eh bien! entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n'y a pas d'obstacle, car le sentiment religieux manque en France. [...] Voilà ce que se disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles.»
Les entrailles de notre siècle sentent-elles par hasard moins mauvais? Il faut se garder lorsqu'on se penche sur le passé de l'utiliser comme repoussoir de notre propre progrès. La Comédie humaine, par son titre même, signe l'universalité des passions : banquiers froids, commerçants véreux, jeunes politiciens ambitieux jouent à l'orée de l'an 2000, sous d'autres costumes, la même pièce de théâtre qu'au XIXe siècle.
Ne succombons pas à la facile conviction que ces passions ne nous touchent pas; pour être moins typées, moins virulentes en apparence, elles existent toujours sous le masque rassurant, parce que commun, de la frénésie avec laquelle nous consommons. Le visage de la misère moderne a aussi d'autres formes que celles, extrêmes, de la violence et de la drogue. Pour en mentionner quelques-unes: le taux d'intérêt usuraire qui écrase le petit emprunteur, le contrat exorbitant arraché à la naïveté de l'acheteur, l'appauvrissement par les jeux de loterie, le renvoi du cadre ou de l'ouvrier jetés comme des détritus dans les poubelles du chômage ou les portes cadenassées par «l'égoïsme solidifié» auxquelles se heurtent les espoirs des jeunes diplômés.
Puisque nous voilà plongés en pleine fin de siècle, nous ferons appel au livre remarquable de Bernard Charbonneau, un penseur, il vaudrait mieux dire un franc-tireur français de la région de Bordeaux, hélas! maintenant décédé. Le titre même de ce livre Il court, il court le fric révèle son originalité. Nous nous sommes attardée aux réflexions que les paraboles de l'Évangile sur l'argent lui a inspirées, celle d'abord du jeune homme riche. Il y a, nous dit Charbonneau, «un mariage orageux entre le christianisme et le capitalisme.» Et ce mariage, poursuit-il, «on ne voit pas pourquoi il aurait eu lieu. Car sur ce chapitre l'Évangile est radical: non seulement la richesse, mais le travail lui-même est condamné, ou pire, méprisé. On nous propose en exemple la nature: les lys des champs ou la surnature: de nous constituer un trésor dans les cieux en distribuant notre capital aux pauvres. Mais ce n'est pas du même coup en devenir un, on comprend la tristesse du jeune fils de famille qui voulait être un bon riche. Serait-il plus difficile à celui-ci d'entrer au paradis qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille?»
Certains clercs ont tiré de cette parole des arguments pour accabler les riches. Voici le savoureux commentaire de Charbonneau à ce sujet, que nous citerons dans son intégralité, ou presque: «Heureusement que mille ans de recherche théologique ont permis de résoudre la quadrature du cercle et d'affirmer qu'un bon riche pas trop chameau peut toujours se faufiler par la porte étroite du Salut. L'Évangile raconte aussi que le pauvre Lazare va reposer dans le sein d'Abraham, tandis que le riche, dont il n'est même pas spécifié qu'il soit mauvais, va rôtir en enfer. Si les premiers doivent être les derniers, comment sur cette arithmétique-là baser une société chrétienne? Mais l'Évangile est assez riche pour qu'on y trouve à boire et à manger. Par ailleurs le mépris de l'argent s'y accompagne de sa reconnaissance, et d'une sorte de sympathie pour la fonction monétaire et bancaire. "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". [...] »
Charbonneau poursuit sa démonstration qui prouve que l'Évangile n'est pas réductible à un point de vue unilatéral: «Les bons comptes faisant les bons amis, le Christ définit volontiers en termes de finances les rapports de l'homme et de Dieu. Il nous est recommandé de ne pas enterrer nos talents, mais de les faire fructifier en les prêtant à un taux usuraire. Le serviteur infidèle qui ne l'a pas fait se voit enlever par son maître l'unique talent qu'il a confié, et il en fait cadeau au serviteur fidèle qui a doublé le capital. Car "on donnera à celui qui a, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a... Que celui qui a des oreilles pour entendre entende". [...] Mais où commence la bonne règle et finit l'escroquerie en matière spirituelle? Ce n'est pas aussi clair qu'en matière de comptabilité, les cours variant selon les temps et d'une bourse à l'autre. La morale, la logique, ce n'est pas exactement la religion; mais in fine il nous est rappelé quand même qu'on ne peut servir deux maîtres à la fois: Dieu et Mammon.»
Cette contradiction peut toutefois se dénouer dans la libéralité dont parle Sénèque, celle qui est l'indice d'une âme libre. Et on peut la retrouver chez le pauvre tout autant que chez le riche, à cette nuance près qu'elle est toujours extrêmement touchante dans le premier cas, parce que moins prévisible: car, qui oserait reprocher aux peu nantis de garder jalousement le peu qu'ils possèdent? On s'attend davantage à la générosité, à la munificence de la personne riche. Et on a peut-être tort, car ces qualités relèvent tout autant de la liberté intérieure, dont peuvent faire preuve le pauvre aussi bien que le riche. Cette liberté étant, selon Sénèque, plus difficile à pratiquer pour le riche...
Puisque la puissance est tout de même du côté des riches, j'aimerais évoquer en terminant les difficultés de la libéralité. J'ai d'abord à l'esprit ce que disait à ce sujet un richissime banquier suisse protestant, connu pour sa générosité et la frugalité de sa vie: «La grande difficulté, c'est de donner sans pervertir ceux à qui l'on donne.»
Notre époque a résolu, ou croit avoir résolu le problème, par l'État providence et par la création d' organismes caritatifs. Jusqu'à récemment, les aumônes, pour reprendre un mot devenu obsolète, se faisaient de personne à personne, de main à main. Les itinérants des grandes villes nous ramènent à cette forme de générosité. Mais qui d'entre nous, en donnant quelques sous, ne s'est pas demandé s'il ne contribuait pas à enfoncer le quémandeur, - on n'ose plus dire quêteux ou indigent, à la limite on le nommerait bénéficiaire, ce mot qui nous fait bonne bouche! - dans sa drogue, son alcoolisme ou son oiseveté?
Question ou plutôt réponse ambigüe. Par définition, être généreux, n'est-ce pas accepter que la main gauche ignore ce que donne la droite? Mais j'ai donné ceci et cela à quelqu'un qui ne m'a pas été reconnaissant! Qui donc disait: «Il n'a pas été généreux celui qui ne s'est jamais heurté à l'ingratitude?» Et le comportement de l'indigent est-il le vrai critère de la générosité? Le vrai, le seul critère, c'est sa misère. Et si cette misère est relative, parce que sans le savoir vous avez affaire à quelqu'un qui sait très bien en tirer parti, il reste qu'alors sa plus grande misère, celle qui demande du secours, c'est d'en être réduit à tirer sa subsistance même de la mendicité sur la place publique!