Méditations d'un prisonnier sur l'argent
C'est en faisant le tour des lieux communs de la vie dans nos sociétés avancées que l'auteur cherche à cerner la signification de l'argent.
«Argent et vie
Jadis, l’argent servait à acquérir des biens matériels, concrets, qu’on pouvait toucher. Ensuite, il a permis d’obtenir des choses moins tangibles, comme des services. Le glissement vers l’abstrait s’est poursuivi. Des individus ont monnayé l’honneur et le prestige. Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à nos jours, alors que l’argent permet maintenant de se procurer ce que d’aucuns considèrent comme le bien le plus précieux au monde: la vie.
«La vie n’a pas de prix» entend-on souvent. Bien sûr, les économistes parlent du coût de la vie, mais c’est en référence à des notions telles que l’indice des prix à la consommation. La vie, en tant que contraire de la mort, est trop précieuse pour qu’on puisse y mettre un prix. Pourtant si elle n’a pas de prix, pourquoi dépense-t-on autant pour la maintenir et la créer?
L’argent achète la vie qui fuit
Une part très importante du budget de la Santé est consacrée à maintenir en vie des gens qui mourront dans les deux mois à venir. La question de l’acharnement thérapeutique est trop complexe pour être débattue ici. Je constate seulement que l’argent permet de prolonger de quelques mois une vie qui jadis aurait été considérée comme finie.
L’argent achète la vie qui n’est pas
Pour les couples qui ne peuvent procréer mais qui peuvent payer, l’argent permet, grâce aux Nouvelles Techniques de Reproduction (NTR), de devenir parents d’une petite vie qui prendra neuf mois plus tard les traits d’un adorable poupon. Événement médiatique en 1978, les bébés-éprouvette ne font plus sourciller aujourd’hui. Mais l’argent a quand même ses limites, tout comme la science. Les NTR ne sont pas infaillibles et certains couples ont dépensé de petites fortunes sans résultat.
L’argent achète la vie qui n’est plus
Lors d’une catastrophe comme celle du MD-11 de la Swissair au large de la Nouvelle-Écosse, on voit immanquablement apparaître sur les talons des sauveteurs les avocats des familles des victimes. Mais comme la vie n’a pas de prix, comment évaluer la compensation pour la perte d’un être cher? Quelle que soit la méthode de calcul utilisée, on aboutit à ceci: la famille du défunt devra se retrouver dans la même situation financière que si celui-ci était encore vivant. À défaut de pouvoir racheter la vie du trépassé, on redonne vie à son portefeuille.
Argent et sexe
N’ayez crainte! Il ne s’agit pas ici de l’argent qu’un pauvre bougre paye à une fille de joie pour obtenir des faveurs que mademoiselle Lewinsky dispensait de façon désintéressée à son Président de patron. Il est plutôt question du sexe de l’enfant à naître qu’on pourra bientôt (qu’on peut déjà?) choisir. Moyennant argent, bien entendu.
Certains croient que des lois et des comités d’éthique empêcheront cette nouvelle forme de commerce du sexe. J’aimerais partager leur optimisme. Qui aurait pu deviner que la fécondation in vitro, considérée il y a cinquante ans comme de la science-fiction, deviendrait en si peu de temps un phénomène banal?
Argent et éducation
Devant le décrochage scolaire, la majorité des gens conviendra que c’est un fléau: on sait qu’il existe une corrélation entre le faible niveau de scolarité et la pauvreté.
Par contre, à peu près personne ne se désolera de la pauvreté de la pensée, laquelle semble moins grave que la pauvreté mesurable avec un indice. Et c’est là un syndrome de l’importance qu’a prise l’argent à notre époque. Au diable la formation de l’esprit, l’école ne sert plus qu’à former des soldats pour la guerre économique qu’entraîne la mondialisation des marchés.
Argent et beauté
Il y a des cas où la chirurgie esthétique s’avère absolument nécessaire: un enfant qui naît avec un bec-de-lièvre, un accidenté défiguré, etc. Mais dans le domaine de la beauté subjective, tout devient plus flou. Qui détermine alors les canons de la beauté? Pourquoi un nez aquilin aurait-il moins de charme qu’un profil grec? Qui a décrété une fois pour toutes que des seins menus étaient moins jolis que des pis encombrants? Quant à la calvitie, on nage en plein paradoxe. Certains investissent une fortune dans des greffes de cheveux et autres moumoutes. D’autres au contraire dépensent leurs sous en lames et mousse à raser afin de garder leur coupole aussi lisse que celle de Michael Jordan.
Beauty is in the eye of the beholder, disait Shakespeare...
Argent et néant
L’argent n’a jamais été aussi présent dans nos sociétés et pourtant comme tout le reste, il est devenu virtuel. Les espèces sonnantes et trébuchantes appartiendront bientôt à une époque révolue. L’argent disparaît peu à peu dans le néant. Votre salaire est déposé directement dans votre compte en banque. Votre hypothèque, vos assurances et vos factures d’électricité sont prélevées automatiquement sur votre compte. Vous magasinez avec votre carte de crédit et vous réglez votre épicerie avec une carte de débit. Bref, vous pouvez être riches comme Bill Gates et n’avoir jamais un rond en poche.
Ce système d’argent virtuel n’est pas nouveau. Il existe depuis des années dans les pénitenciers. Les billets du Dominion, comme disait Séraphin Poudrier, sont en effet interdits à l’intérieur des murs. Les salaires des détenus (oui, les détenus travaillent et sont rémunérés) sont déposés dans un compte. Pour effectuer des achats, le résidant (bel euphémisme) signe un formulaire. Le montant dépensé sera déduit de son compte. Comme vous le voyez, le principe des cartes de débit et le concept même de l’argent virtuel ne datent pas d’hier. Reste à savoir s’il faut considérer comme un progrès l’imitation du modèle économique de la prison!
Mais l’argent réel, celui qu’on peut toucher, palper, voire sentir a la vie dure. Par une sorte d’atavisme, il survit sous une autre forme dans les pénitenciers où existe un système parallèle. L’unité monétaire de ce système est le paquet de tabac de 50 grammes, communément appelé “tabac” en jargon carcéral. Les tabacs vous permettent d’acheter des biens et services pas toujours licites. Comme le huard canadien, le tabac subit des fluctuations. Il valait 5,65$ il y a cinq ans, il a chuté jusqu’à 3,00$ pour se stabiliser aujourd’hui à 3,50$. Ces changements dans les cours sont surveillés de près par les cambistes-maison qui s’adonnent aux prêts usuraires. Car tout comme pour l’argent à l’extérieur des murs, on peut en prison emprunter des tabacs avec intérêts. Certains détenus feraient de bons agents de crédit dans les banques. Sauf que leurs méthodes de recouvrement des créances douteuses sont souvent plus musclées que celles des institutions financières légales. En anglais, l’expression break a leg signifie «bonne chance». En prison, bonne chance si vous ne payez pas vos dettes car le break a leg pourrait s’appliquer au sens propre!
L’argent concret a la vie dure, disions-nous! Finira-t-il par disparaître un jour? À force d’être blanchi deviendra-t-il totalement invisible?
Il y a dans nos sociétés un refus du destin, de la fatalité. La vie est devenue un grand Tribunal où l’on trouve d’un côté les responsables coupables et de l’autre les victimes innocentes. Comme on peut rarement rétablir la situation qui prévalait avant un accident, c’est l’argent qui devient le grand réparateur. On se console des mauvais tours du destin avec de l’argent.
On vous en donnera aussi si vous êtes un être complètement irresponsable. Si vous avez fumé toute votre vie et que vos poumons partent en charpie, vous n’avez qu’à poursuivre les fabricants de cigarettes qui vous ont entraîné contre votre gré dans cet enfer. Si vous êtes totalement irresponsable, on trouvera des responsables à votre place. Vous pourrez ensuite reposer en paix.
Argent et sport
Nous venons de voir que l’argent a envahi, parfois de manière pernicieuse, à peu près toutes les sphères d’activités de notre société. Les gens ne s’offusquent pas qu’il puisse créer la vie, détourner l’école de sa mission première, modifier l’apparence physique, remplacer la morale. Mais curieusement, beaucoup se hérissent en voyant les salaires versés aux athlètes professionnels. Or, s’il est un domaine où l’argent a tout à fait sa place, c’est bien celui du sport.
Jadis les athlètes recevaient des récompenses pour leurs exploits: prix en nature, trophées, médailles. Aujourd’hui, comme les compétitions sportives se déroulent presque quotidiennement, on verse des salaires aux sportifs professionnels. Le principe est le même cependant: le salaire est une récompense pour des personnes qui ont un talent supérieur à la moyenne dans leur domaine.
Là où les gens tiquent c’est devant l’ampleur des salaires consentis à certains joueurs. Huit, dix, quinze millions de dollars par année. «C’est trop» se plaint-on de toutes parts. Mais trop par rapport à quoi? Par rapport à qui? «Les salaires devraient être raisonnables». Qu’est-ce qu’un salaire raisonnable? Un million? Deux? Cent mille dollars?
Vient ensuite l’inévitable comparaison: les médecins, qui sauvent des vies humaines, reçoivent dix fois moins qu’un joueur de base-ball réserviste. Si on pousse ce raisonnement à sa limite, il va falloir alors abandonner tout ce qui n’est pas utile à la société. Finies les subventions gouvernementales aux musées quand les hôpitaux manquent d’argent. Il y a pénurie de médecins? Alors fermons les écoles d’art (inutiles) et formons des professionnels de la santé. Et vous, monsieur, que le salaire de Vincent Damphousse fait grimper dans les rideaux, prêchez par l’exemple et envoyez l’argent de vos vacances à la Société canadienne du cancer.
Avec ce raisonnement, même un salaire de dix mille dollars par année pour un athlète est trop élevé. Que décide-t-on? On paie les athlètes ou on ne les paie pas? Si on décide de les payer, ce sont les lois du marché qui vont fixer les salaires, fussent-ils de dix millions par année...
Je ne prétends pas que l’omniprésence de l’argent dans le sport soit une bonne chose. Il y a entre autres un problème majeur de répartition de la richesse. Je voulais seulement souligner combien il est bizarre que les gens s’indignent de l’importance de l’argent dans le sport, alors que l’argent est toléré dans des domaines où des enjeux éthiques fondamentaux risquent d’être faussés par sa présence même.»