Les racines de l'amour
S'inspirant de la division tripartite de l'âme selon Platon (tête coeur, ventre), l'auteur nous rappelle que la qualité de nos amours dépend pour une large part de l'harmonie entre les trois parties de l'âme, harmonie qui suppose un double enracinement: dans la terre et dans le ciel.
Toutes les parties de notre être, comme toutes les formes de liens dont nous sommes capables, entrent dans la composition de nos amours, qui deviennent ainsi le reflet fidèle de l'ordre qui règne en nous. Si rien n'existe à l'état pur en nous, si tout est mélangé, tout aussi sera mélangé dans nos amours. Si tout est séparé en nous, à commencer par le corps et l'âme, tout aussi sera séparé dans nos amours. Et la façon dont nous vivons nos liens agit en retour sur l'ordre qui règne en nous. Si nous nous complaisons dans des liens qui, étant de l'ordre du réflexe, excluent toute maîtrise de soi par l'intelligence, il y a de fortes chances qu'à la longue, l'intelligence perde sa puissance dans tous les autres aspects de notre vie.
L'amour, la connaissance de soi et l'accomplissement de soi sont une seule et même chose. Les raisons pour lesquelles nous vivons nos amours de telle ou telle manière sont indissociables de notre conception de l'homme et de la perfection à laquelle il est appelé. L'amour s'enracine dans le climat d'un lieu et d'une époque comme une plante dans l'humus et la façon dont il s'épanouit donne la juste mesure de la qualité du sol qui le soutient, le nourrit et l'oriente. Si, dans un climat donné, rien n'incite à penser que la souffrance a un sens et qu'elle marque de façon de plus en plus aiguë toutes les étapes de la connaissance de soi, l'amour y ressemblera à une entreprise de camouflage de soi, ayant fatalement pour effet d'éloigner l'un de l'autre deux êtres qui se seront revus dans l'espoir de se rapprocher. Les mensonges se repoussent. Seules les vérités s'attirent. Or elles sont douloureuses.
L'amour en Occident
Dans de nombreuses régions du monde, de l'Occident en particulier, l'amour est généralement vécu en ce moment comme une revanche du corps sur une âme qui, au cours des derniers siècles, aurait abusé de son pouvoir sur lui. D'où ce renversement de l'impératif traditionnel: le «il faut se maîtriser» de la morale classique est devenu un «il faut se libérer». (Remarquons la persistance du «il faut». La raison n'a pas abdiqué, elle se porte désormais au secours des instincts mais par là, elle les dénature peut-être plus que lorsque qu'elle leur opposait une résistance).
En descendant dans les oubliettes de l'idéal, Nietzsche, avant Freud, a donné le ton du nouvel art d'aimer: «Notre idéal c'est notre lacune... voyez avec quel air d'envie la chienne sensualité mendie un morceau d'esprit quand on lui refuse un morceau de chair». Mais Nietzsche était à la fois lui-même et son contraire: «Que votre amour, dit-il aussi, soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés.»
Dans l'un de ses poèmes, il évoque la conception de l'homme qui correspond à cette évocation de l'amour: «Nous sommes à la fois colombe, serpent et cochon.» La colombe représente ici l'innocence de l'âme, le cochon l'innocence des instincts... tandis que l'intelligence serpente entre ces deux puretés en veillant à ce que la colombe puisse s'envoler sans empêcher le cochon de la regarder avec amitié, une fois ses humbles désirs bien satisfaits.
Nietzsche lui-même a-t-il vécu le passage du premier Nietzsche au second? Il nous aura au moins indiqué que le second est le sens du premier. Pourquoi s'acharner contre les caricatures et les contrefaçons de l'idéal, sinon pour retrouver un idéal épuré au-delà de l'exercice de lucidité? Quand l'opération s'arrête à mi-chemin, l'âme reste jonchée de débris d'illusions n'enfermant plus d'étincelles d'idéal. Le cynisme, cette grimace de l'idéal étouffé, s'y installe confortablement, en attendant de faire place au pire de tous les vices, le vice noir, fait de l'absence de couleurs: l'indifférence.
Maints indices nous incitent à penser que l'opération s'est arrêtée à mi-chemin dans l'ensemble de l'Occident et de façon marquée dans les pays comme le Québec, où la réaction contre les anciens idéaux a été particulièrement subite et radicale.
«Mais la perte de l'âme est indolore» (Thibon). Comment empêcher que ne meurent les dernières étincelles? Et quand on les a dégagées encore vivantes, où trouver l'oxygène et le combustible qui les transformera en une flamme durable, plutôt qu'en un feu d'artifices? C'est de notre réponse à ces questions que dépend l'avenir de nos amours et des institutions, tels le mariage et la famille, ayant pour mission de les abriter et d'en transmettre le sens.
L'homme est une plante
Quel ordre doit donc régner entre les parties de l'âme, dans quel sol chacune doit-elle plonger ses racines pour que l'ensemble, devenant harmonieux, puisse donner naissance à un amour lui-même harmonieux? La colombe, le serpent et le cochon de Nietzsche rappellent la division tripartite de l'âme selon Platon: le nous, l'intelligence, le thumos, la colère, le courage et enfin l'epithumia, le désir, l'instinct. Ces trois parties de l'âme correspondent à trois parties du corps: la tête, le coeur et le ventre. (À noter que dans la métaphore de Nietzsche, le thumos est remplacé par le serpent, symbole de l'intelligence et de la ruse plus que de la colère et du courage. Au sommet de la hiérarchie, la colombe symbolise la pureté de l'âme plus que l'intelligence. On pourrait épiloguer longuement sur cette différence. La substitution du serpent au thumos – qui serait adéquatement symbolisé par le lion – correspond assez bien à la réalité de l'homme contemporain qui, à l'heure actuelle, a besoin d'intelligence virtuelle plus que de courage pour gagner ses guerres).
Aristote distingue également trois parties dans l'âme ou plutôt trois âmes distinctes: l'âme végétative, l'âme sensitive, l'âme intellective. C'est par l'âme sensitive que nous nous apparentons à l'animal. L'homme n'est-il pas, selon Aristote, un animal raisonnable? Le lien entre l'âme végétative et les végétaux n'est pas aussi manifeste. L'âme végétative est celle qui, par rapport aux deux autres, se situe au plus bas degré d'universalité, son action se limitant au corps particulier qu'elle anime. Quand on dit qu'un grand malade est réduit à l'état végétatif, on est assez près du sens originel de ce mot. Certes, la plante, privée d'organes sensoriels et donc d'âme sensitive, ne possède que l'âme végétative, à laquelle on peut l'identifier. On ne dit toutefois pas que l'homme est une plante – Aristote en tout cas ne le dit pas – parce qu'il possède une âme végétative, comme on dit qu'il est un animal parce qu'il possède l'âme sensitive en commun avec les bêtes.
L'homme est-il une plante sensitive et raisonnable? Pourquoi cette définition de l'homme ne s'est-elle pas imposée? Nous aurions bien des raisons aujourd'hui de l'adopter, les unes fournies par la biologie, qui nous rappelle l'importance des couches primitives du cerveau, les autres par l'anthropologie, qui nous rappelle les racines de notre imaginaire dans le passé, les autres par l'observation de l'humanité actuelle qui ne semble pas mesurer adéquatement tous les risques qu'elle court en s'éloignant, par sa mobilité et par son adaptabilité de tout ce qui la rattache aux plantes. «Les femmes, dit le poète Heinrich Heine, sont des fleurs ambulantes»(wandelnde Blumen). Fleurissent-elles aussi bien quand elles n'ont plus de paysages vivants où se fixer?
Freud lui-même, qui s'est plu à rappeler à l'homme la modestie de ses origines, ne semble pas avoir attaché beaucoup d'importance au fait que l'animal raisonnable est aussi une plante. Dans sa propre division tripartite de l'âme, l'élément d'en bas, le ça, évoque beaucoup plus l'animal et son instinct sexuel que la plante, et ce n'est sûrement pas dans le moi et le sur-moi qu'il faut chercher l'équivalent de l'âme végétative.
Nietzsche en tant que psychologue aura eu deux grands héritiers: Freud, qui a détourné la veine romantique de Nietzsche vers les modèles scientifiques de l'époque et Ludwig Klages, qui a donné une somptueuse architecture philosophique à l'inspiration romantique et vitaliste de Nietzsche. Klages, dont l'oeuvre n'eut guère d'écho direct hors de l'Allemagne, propose lui aussi une vision tripartite de l'âme: l'âme elle-même, die Seele, l'esprit (der Geist) et le corps. L'esprit, réalité a-cosmique, est pour Klages l'ennemi irréductible de l'âme, principe de la vie. L'un et l'autre se disputent le corps, l'esprit pour le manipuler comme une machine, l'âme pour s'y couler comme le sens dans le signifiant.
L'âme et le corps? Quel est donc le lien qui les unit? Sont-ils séparés comme l'ont pensé Platon et Descartes ou unis substantiellement comme l'ont pensé Aristote et saint Thomas? L'idée cartésienne du corps, considéré comme un outil au service d'une âme identifiée à la pensée, aura marqué, démesurément de l'avis de plusieurs, toute la modernité. D'où le fait qu'aujourd'hui se manifeste la nostalgie de l'union substantielle de l'âme et du corps, notion à laquelle on a substitué celle de holisme: ce mot d'origine grecque signifiant totalité est destiné à rappeler que l'âme et le corps ne sont pas extérieurs l'un à l'autre, mais intimement unis. Cette vieille idée redécouverte a essaimé vers l'amour, vers la médecine et même vers les affaires.
Il existe d'autres divisions tripartites de l'âme: dans l'une d'elles, le moi est placé entre l'élémentaire et le transcendant. Cette division est au coeur d'un courant universel dans la pensée contemporaine. Quand Christopher Lasch fait la critique du narcissisme culturel de la Me Generation, quand Herbert Marcuse cherche un remède au caractère unidimensionnel de l'âme, ils décrivent à leur manière cette hypertrophie du moi qui résulte fatalement de l'érosion de l'élémentaire et du transcendant dans l'homme. Érosion contre laquelle des penseurs aussi différents que Simone Weil, Ivan Illich et le poète Wendell Berry auront lutté.
On retrouve le même souci de protéger le double enracinement de l'âme humaine chez des historiens comme Daniel Boorstin et Lewis Mumford, chez des philosophes comme Ortega y Gasset, Max Scheler, chez de nombreux anthropologues, dont Gilbert Durand, chez des savants comme Konrad Lorenz et René Dubos.
Chez celui que l'on pourrait appeler le philosophe de l'amour, Gustave Thibon, le thème de l'élémentaire et du transcendant occupe une place centrale. Lecteur enthousiaste de Nietzsche et de Klages, mais aussi de son amie Simone Weil l'auteur de L'enracinement, Thibon aura consacré sa vie à la réflexion sur le difficile passage du premier Nietzsche au second.
Dans la division tripartite que nous adoptons, la sphère du transcendant n'est pas seulement le lieu de la colombe, de la pureté, elle est aussi celui de l'intelligence qui doit régner dans l'homme, en s'appuyant sur l'élémentaire et en veillant à ce que le moi qui dit je et qui prend soit progressivement remplacé par le coeur qui dit tu et qui donne.
Mais l'élémentaire et le transcendant existent-ils encore assez pour qu'on ait quelque chance d'être entendu d'un large public quand on les évoque? Et s'ils sont au dernier stade de l'érosion, comme on est tenté de le présumer, comme le pensait déjà D.H. Lawrence, l'auteur deLady Chatterley, il y a un demi siècle, de quoi l'amour est-il fait, d'où peut lui venir la densité qui fait sa force et la transparence qui fait sa pureté?
La malnutrition des sens
Après tout ce que Nietzsche, Freud, Reich, Marcuse et sur un autre ton, Klages, Scheler, Thibon ont écrit sur la question, est-il encore possible de douter de l'érosion de l'élémentaire dans l'âme moderne? Il suffit d'autre part d'observer l'état du sentiment religieux et du sens du sacré chez les mêmes occidentaux, au même moment, pour constater une érosion semblable du transcendant. «L'homme, avait écrit Novalis, est une plante qui a ses racines dans le ciel». On ne doute pas que cette pensée s'applique littéralement aux hommes du Moyen Âge. C'est par leurs racines dans le ciel que les pèlerins de Compostelle étaient guidés vers leur destination. Lorsque nous regardons le ciel aujourd'hui, nous y voyons autant de satellites que d'étoiles. Quant au paradis, s'il fait encore partie de nos rêves, il y a longtemps qu'il a cessé, même pour les croyants, d'être cette réalité presque tangible qui donne le courage d'attendre calmement la mort.
L'élémentaire en nous existe d'abord sous la forme de ce qui nous apparente au végétal. Nous sommes des plantes sensitives et raisonnables, mais parce que nous sommes aussi mobiles, nous avons tendance à oublier que nous demeurons des plantes et que si la mobilité a des avantages, elle a aussi des inconvénients, dont celui de nous déraciner.
Nos racines ce sont nos sens. Ils pénètrent peu à peu dans les odeurs, les sons, les saveurs, les couleurs, la forme et la consistance des choses et des paysages qui nous entourent. Leurs efforts de pénétration sont cumulatifs; chaque nouvelle promenade dans le même paysage enfonce un peu plus en lui les racines de notre regard; chaque fois que nous touchons la terre de notre jardin, nous entrons davantage dans son intimité. Les parfums du peuplier baumier deviennent de plus en plus capiteux, au fur et à mesure que nous les respirons; le bruit des feuilles du tremble sous la brise devient avec le temps une douce musique. De même que les racines captent d'autant mieux les substances nourricières qu'elles pénètrent plus profondément dans le sol et s'y insinuent plus subtilement, de même nos sens captent d'autant mieux les nourritures symboliques que leur intimité avec leur objet est plus grande.
Quand on objectait à Pythagore que la musique des sphères était silencieuse, le maître répondait qu'il en était ainsi du bruit de son enclume pour le forgeron. Si cette preuve de l'existence de la musique céleste n'emporte pas l'adhésion, l'exemple du forgeron est convaincant: plus les sons nous sont familiers et essentiels, plus ils s'apparentent au silence...
De même, les nourritures symboliques qui pénètrent en nous par nos sens nous sont si familières et si essentielles que nous n'en faisons pas plus de cas que le forgeron du bruit de son enclume. Nous sommes tout aussi insensibles, au début tout au moins, au mal qui résulte en nous de l'insuffisance ou de l'absence de ces nourritures.
L'Occidental typique est facilement ému par les images d'Africains souffrant de malnutrition au point d'être devenus rachitiques. Il y a aussi un rachitisme de l'affectivité en même temps que de l'imaginaire. Il résulte de ce que Lewis Mumford appelle la malnutrition sensorielle. Pendant que les enfants africains meurent de faim, c'est peut-être la malnutrition sensorielle qui pousse vers le suicide un si grand nombre d'enfants de la richesse.
On associe spontanément l'enracinement des sens dans la réalité à la vie à la campagne. Lewis Mumford nous rappelle avec à propos qu'un enracinement tout aussi nourricier, sinon davantage, est aussi possible dans les villes. Évoquant les jours de fête dans la Florence du Moyen Âge, il écrit: «La vie s'épanouit dans cette dilatation des sens: sans elle, le battement du coeur est plus lent, le tonus musculaire plus faible, la prestance disparaît, les nuances de l'oeil et du toucher s'estompent, il se peut même que la volonté de vivre soit atteinte. Affamer l'oeil, l'oreille, la peau c'est courtiser la mort tout autant que de se priver de nourriture.»
Mumford lui-même nous aidera à expliciter le lien entre la dilatation des sens et l'amour. Nos racines sensorielles irriguent notre imaginaire et notre affectivité tout en leur apportant des nourritures élémentaires au contact desquelles les nourritures intellectuelles et spirituelles vont s'enrichir.
«Où sont des morts les phrases familières? [...]
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs.»
Quand on a l'âme tapissée des fleurs qu'on a vues et revues, senties et ressenties; quand on vient d'autre part de toucher la mort, on accueille ces vers de Valéry de manière telle qu'ils prennent racine dans l'humus intérieur pour y vivre ensuite de leur propre vie.
Les temps et les lieux de l'amour
«Le moi est haïssable», disait Pascal. Malheur à ceux qui n'ont que cet abri temporaire à offrir en partage. Nous sommes aimables dans la mesure, certes, où nous sommes pauvres, où nous avons conscience de notre manque radical. Nous sommes également aimables dans la mesure où nous sommes réels. Or le degré de notre réalité résulte en grande partie de l'abondance des nourritures symboliques que nos racines sensorielles ont fait affluer dans notre âme. D'où, chez certains êtres, ce charme lié à l'identité: «La grâce parfaite d'un être naturel, qui est soi-même, tient à je ne sais quoi de plus que lui-même qui a raison de son moi» (Françoise Chauvin).
Philosophe de la vie dans ses difficiles rapports avec la technique, Lewis Mumford est aussi urbaniste et historien des villes: un même souci le guide dans toutes ces recherches: comment aménager le temps et l'espace pour que l'âme ne souffre pas de malnutrition sensorielle? À propos du besoin d'exotisme des citadins du XIXe siècle, il écrit: «Que cherchaient-ils: des choses très simples que l'on ne pouvait trouver entre le terminus de chemin de fer et l'usine: l'amour-propre animal, la couleur dans le cadre extérieur, et la profondeur émotive dans le paysage intérieur, une vie vécue pour ses propres valeurs au lieu d'une vie frelatée. Les paysans et les sauvages avaient conservé quelques-unes de ces qualités.»
Quelle chance l'amour a-t-il d'éclore quand on entre dans une maison grise, après une journée de travail épuisante et au terme d'un trajet qui n'a offert aucune nourriture aux sens? «Le fait, précise Mumford, que dans la ville moderne les relations sexuelles sont limitées pour les travailleurs de tous rangs et de tous genres, aux heures du jour où ils sont fatigués, ne peut accroître le rendement du travail qu'au prix d'un sacrifice trop lourd dans l'équilibre personnel et organique.»
L'amour est pire que la haine quand il est réduit à un noyau sexuel dur n'ayant conservé aucune trace de la chair vivante et tendre du fruit. Si l'on en juge par les témoignages des jeunes eux-mêmes et par l'évolution récente de la musique et du cinéma érotiques, le noyau sexuel auquel on a tendance à réduire l'amour est de plus en plus desséché. Pourquoi en est-il ainsi? Voici un élément de réponse suggéré par Mumford: «Les amoureux – et tout particulièrement les adolescents – ont besoin de places accessibles où ils peuvent facilement se perdre eux-mêmes et se soustraire à la présence visible des autres... de ces places dont la beauté intime accentue, épanouit et en même temps tempère les besoins érotiques.» Victor Hugo avait le génie de ces lieux:
«Sachez qu'hier, de ma lucarne,
J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
Une fille qui dans la Marne
Lavait des torchons radieux. [...]
Aux sureaux pleins de mouches sombres,
Aux genêts du bord, tous divers
Aux joncs échevelant leurs ombres
Dans la lumière des flots verts,
Elle accrochait des loques blanches,
Je ne sais quels haillons charmants
Qui me jetaient, parmi les branches,
De profonds éblouissements.[...]
Ô laveuse à la taille mince
Qui vous aime est dans un palais.
Si vous vouliez, je serais prince;
Je serais dieu, si tu voulais.» (Choses écrites à Créteil)
Nos racines, avons-nous dit, ce sont nos sens. Nous pensions alors à nos racines dans l'élémentaire. Nos sens sont aussi dans une large mesure nos racines dans le transcendant. La beauté d'un paysage, par laquelle nous participons au transcendant, ce sont nos sens, la vue d'abord mais aussi tous les autres sens que la promenade active: le toucher, l'odorat, l'ouïe et, en été, le goût même. Quel promeneur, passant à côté d'un champ de trèfle, résistera à la tentation d'en goûter la fleur. Mais même dans les formes d'intuition et de contemplation les plus purement intellectuelles ou spirituelles, les sens ont un rôle d'appoint; la chose est particulièrement manifeste en géométrie, où la raison s'appuie sur le dessin des figures.
Paysage aimé, être aimé! Est-il besoin de souligner la similitude de notre rapport avec l'un et l'autre? On sait comment les poètes romantiques ont développé ce thème, associant la femme non seulement à la nature en général, mais souvent aussi au paysage particulier où elle a fleuri.
«Ô lac! L'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde! Je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir!» (Lamartine, Le Lac)
Les romantiques n'ont pas toujours échappé à l'excès dans l'expression de leur amour de la nature, signe qu'ils souffraient déjà de malnutrition sensorielle. Le symptôme par excellence de cette maladie est en effet l'exagération dans l'expression des sentiments. Celui qui, à force d'avoir respiré la nature, avance avec la tranquille assurance d'en avoir tiré tous les sucs, celui-là en parle avec une extrême pudeur, comme le vrai riche de sa fortune, comme l'amoureux authentique de ses amours.
L'intelligence sensible
Qu'elle mette ou non les sens à contribution, la participation au transcendant est d'autant plus nourricière qu'elle obéit davantage aux lois de l'enracinement dans l'élémentaire. C'est ce que Novalis nous donne à entendre quand il nous dit que l'homme est une plante qui a ses racines dans le ciel. Par l'acte d'attention, notre intelligence plonge ses racines dans les objets: un poème, un tableau, une symphonie, un théorème, une idée pure. Là aussi les efforts sont cumulatifs. Là aussi lenteur et fidélité sont des conditions de l'assimilation. Tel poème que savons par coeur, que nous portons en nous, que nous nous remémorons, dix, cent, mille fois par année, ne nous communiquera peut-être sa sève la plus précieuse qu'après trente ou quarante ans d'une telle symbiose avec nous.
L'accélération du rythme de la vie, la mobilité croissante, la substitution du virtuel au réel dans le paysage quotidien aggravent en ce moment de façon alarmante le mal déjà trop répandu de la malnutrition sensorielle et de son corollaire, la malnutrition intellectuelle et spirituelle.
Notre époque est aussi celle où triomphe le sensationnalisme. N'est-ce pas de surnutrition qu'il faudrait parler, plutôt que de malnutrition? Les sens ne sont-ils pas gavés plutôt qu'affamés? Ils sont excités plutôt que nourris et ils ont d'autant plus besoin d'être excités qu'ils sont moins nourris. Tout s'y passe comme dans une certaine sexualité appauvrie: l'intensité et parfois la violence remplacent la qualité et l'on tente d'oublier dans la répétition mécanique de l'acte la superficialité des sentiments qui l'accompagnent.
Lenteur et fidélité sont dans l'ordre de l'élémentaire comme dans celui du transcendant les conditions de l'assimilation. Comment les sens pourraient-ils pénétrer en profondeur dans des objets transitoires? Et à force de n'être touchés qu'en surface, les objets eux-mêmes se durcissent, rendant plus difficile un enracinement des sens en eux.
On parle beaucoup en ce moment de la communication électronique interactive. Il serait regrettable qu'elle nous incite à négliger l'interactivité entre nos sens et notre milieu de vie. Un milieu qui n'est pas pénétré, travaillé par les racines sensorielles se dessèche et se durcit exactement comme un humus qui, au lieu d'être enrichi par la matière organique qui lui convient, est inondé de produits chimiques. Les sens ont leurs lois, leurs exigences. Un rapport sensible avec le milieu fait naître le besoin de rendre ce milieu encore plus accueillant pour les sens, c'est-à-dire plus vivant, plus coloré, plus chaleureux. Le mot esthétique vient du mot grecaisthesis, qui veut dire sensation. Nul ne conteste la beauté de Paris, ville dont on dit aussi qu'elle est sensuelle et qu'elle rend intelligent. Quel malheur que de vivre dans une maison qui par sa chaleur et sa vie ne rappelle pas un peu Paris! Si vous ne nourrissez pas les meubles en pin de votre maison d'une huile qui remplacera la sève disparue, ils cesseront d'être une présence souriante.
L'ivresse du choix
L'espace libéré par nos racines qui se retirent du ciel et de la terre est envahi par le moi, lequel tend par-là même à occuper toute la place dans l'amour, d'où l'instabilité croissante de ce dernier. Pourquoi s'en inquiéter? L'amour n'est-il pas volage? Non ce n'est pas l'amour qui est volage. C'est le moi qui le devient quand il cesse d'être enserré dans le feuillage des deux arbres intérieurs qui ont leurs racines respectivement dans l'élémentaire et le transcendant. Et l'on répand la rumeur que l'amour est volage simplement parce qu'on a l'habitude d'identifier ses élans aux caprices d'un moi orphelin de la terre et du ciel.
Si, l'amour - mais ne serait-ce pas plutôt l'instinct - est volage et il l'a toujours été, sans doute parce qu'une loi de la vie pousse mâles et femelles à chercher le partenaire le plus apte à donner une progéniture viable. On est d'autant plus heureux de s'être trompé à ce jeu qu'il est plus doux de le recommencer. Il ne suffit toutefois pas, pour assurer la survie de l'espèce humaine, de jeter dans la vie des enfants dotés des meilleurs gènes. Les petits de l'homme naissent fragiles et il faut pour qu'ils s'accomplissent et se reproduisent un jour, les entourer de la plus grande sollicitude pendant plusieurs années. D'où la nécessité de la famille et son caractère universel. L'espèce humaine doit sans doute sa persistance à un heureux équilibre entre la liberté nécessaire au choix du meilleur partenaire et la stabilité du couple nécessaire à l'équilibre des enfants. Cette stabilité est menacée en ce moment. Voilà pourquoi il faut veiller à ce que les caprices du moi, qui se superposent aux choix naturels, ne la mettent pas encore plus en danger.
Le choix est la seule volupté dont le moi déraciné et hypertrophié est capable. Ne pouvant pas goûter à la saveur profonde des choses et des êtres, il trouve un dérivatif à son insatisfaction dans la variété de ses objets de consommation, de ses destinations en voyage, de ses gourous dans sa vie spirituelle, de ses partenaires en amour. Là se trouve le véritable moteur de l'économie de marché telle que nous la pratiquons désormais. Les médias, s'inspirant des mêmes principes, introduisent des possibilités illimitées de choix dans l'ordre culturel. La fascination qu'exerce le réseau Internet par exemple tient, pour une bonne part, à ce que l'on y ferait des choix à la vitesse de la lumière si l'on pouvait suivre le rythme des électrons.
Hélas ! si le choix est grisant, il est aussi épuisant. La nouveauté excite, distrait, mais elle nourrit bien peu. Et comme les choix coûtent aussi très cher, il faut travailler de plus en plus pour être capable de continuer à les faire. Mais le travail est épuisant lui aussi et il ne nourrit que dans la mesure où il s'accompagne d'un rapport symbiotique avec le monde susceptible de remédier à la malnutrition des sens. La fatigue générale qui en résulte est peu propice à l'amour et à l'interaction entre nos sens et nos milieux de vie.
Les points d'eau
Alors? En montagne, à moyenne altitude, au niveau où toute végétation va devenir impossible, il existe de minuscules oasis que l'on appelle points d'eau. Une source coule juste assez pour irriguer quelques acres de terre, qui nourriront quelques bêtes... qui nourriront quelques humains. Dans le désert sensoriel et affectif que nous sommes en train de créer, il existe des oasis de ce genre. Pour l'un, elles prennent la forme de quelques meubles, de quelques livres seulement parfois pour lesquels subsiste de l'attachement; pour un autre, elles prennent la forme d'un paysage cher, pour un troisième, celle d'une maison héritée de la famille, pour un quatrième, celle d'un restaurant hospitalier et chaleureux. Nos chefs-d'oeuvre préférés sont dans l'ordre intellectuel et spirituel l'équivalent de ces points d'eau.
Il faut conserver ces oasis, les défendre jalousement, s'y ressourcer le plus constamment et le plus fréquemment possible. Ils constituent notre seul espoir de renouer avec les voluptés fécondes rendues possibles par l'enracinement.
Regarder ensemble le même coucher de soleil, remuer ensemble la même terre du même jardin, boire à la même eau du même ruisseau, courir ensemble pour échapper au même orage, avoir froid sous la même tempête, se réchauffer près du même feu de foyer. Toutes ces expériences élémentaires partagées sont essentielles à l'amour. Le souvenir de ces communions deviendra une raison d'être fidèle au moment où les états du moi, changeants, n'en fourniront plus. Les expériences intellectuelles et spirituelles partagées ont le même effet stabilisateur. Te souviens-tu de cette petite église romane que nous avons découverte ensemble en Ardèche, de ces discussions sans fin que nous avons eues sur le tempérament en musique?
Ces attachements sont aussi des attaches, des fils qui nous fixent à un être, limitant ainsi notre liberté de choix et, par là l'expansion de notre moi. Toute attache, toute connaissance même limite notre liberté de choix. Sauf quand elle se réduit au repérage des biens de consommation, la connaissance est toujours une attache, un lien, une racine. Notre destinée est de ne pouvoir être nourri que par ce qui nous limite et nous fixe.
Même quand elle est ainsi fondée sur un enracinement vivifiant, la fidélité paraît à plusieurs sans attraits par comparaison avec une vie où le choix, pouvant être refait indéfiniment sans contrainte, recrée constamment les douces illusions et les espoirs des commencements.
Dans les préférences ainsi accordées aux commencements, il y a une grande méconnaissance des lois de l'apprivoisement réciproque que les vers suivants décrivent: «Les derniers dons, les doigts qui les défendent. La spontanéité craintive des caresses». Il y a donc encore de la peur, même dans les derniers dons, de la crainte dans les caresses les plus spontanées? Quelle est cette inconnue, à qui je m'abandonnerais sans réserve? L'amour: deux bêtes qui se devinent l'une l'autre... qui ont peur l'une de l'autre et qui, pour vaincre cette peur, forcent le rythme et l'ampleur de leur abandon, introduisant ainsi dans leur plaisir je ne sais quelle crispation qui l'étouffe. Le corps pourtant signe de l'âme, la précède le plus souvent dans l'expression de l'amour. Cette précipitation fondée tantôt sur la peur, tantôt sur le manque d'estime de soi - lequel se traduit par un besoin d'être aimé totalement tout de suite - tantôt sur le simple désir généreux de suivre l'autre dans son mouvement, est à l'origine de la plupart de ces blessures, de ces déceptions, de ces dégoûts parfois qui conduisent à la rupture. D'où cette sagesse populaire: en amour, on perd moins à attendre qu'à se précipiter.
Si un poème, un paysage, une bête, une symphonie ne nous révèlent parfois leurs qualités les plus intimes qu'après une longue vie en symbiose, comment pouvons-nous croire que deux êtres humains puissent achever leur apprivoisement réciproque, triompher de leurs dernières peurs en quelques mois? Car un être pleinement humain, riche de son double enracinement et qui s'offre à notre amour, est tout à la fois un poème à comprendre, une musique à entendre, un paysage à découvrir, un microcosme à contempler, un mystère à respecter, un dieu voilé qui attend notre compassion. Et dans cet être si complexe qui demeure autre, il y a un corps et une âme qui doivent s'interpénétrer, accorder leur rythme, «faire leur propre unité» pour être enfin capables de cet abandon total et gracieux qui fera surgir un seul amour pacifié là où, l'instant d'avant, il n'y avait encore que deux amants inquiets.