La passion du choix

Jacques Dufresne

Quand le choix devient le but de la vie morale et politique.

Pléthore de choix dans les médias: le nombre des stations de radio et de télévision auxquelles chacun peut avoir accès ne cesse de s'accroître; les câbles, les satellites, les lignes téléphoniques en feront entrer des milliers dans chaque maison. Quand la plupart des ordinateurs individuels seront devenus des stations émettrices, c'est à des centaines de millions de sources d'information que chacun aura accès.

S'il est vrai que les êtres humains aiment avoir l'embarras du choix, le progrès les satisfait pleinement sur ce point. Il multiplie dans tous les secteurs les occasions de faire des choix. Mais c'est dans celui des médias que le phénomène est le plus marqué, tout simplement parce que le caractère immatériel des objets offerts en rend la multiplication très facile.

Le choix est donc incontestablement une conséquence du progrès, mais on peut aussi faire l'hypothèse que le désir de choisir est l'un des moteurs du progrès, non seulement en tant que cause générale et lointaine, mais en tant que facteur déterminant les innovations jusque dans leurs formes les plus concrètes. Puisque c'est dans le domaine des médias que les choix sont les plus nombreux, on peut penser que la forme prise par le progrès dans ce cas a été fortement déterminée par le désir de choisir. Le mot désir paraît d'ailleurs bien faible quand on observe les internautes devant leur écran. De toute évidence, ils sont emportés par une passion, et cette passion est beaucoup plus celle du choix que celle de la connaissance, comme elle a pu se manifester jadis dans les premiers temps des universités, où des étudiants accrochés aux lèvres du maître en venaient, disent les historiens, à oublier de satisfaire leurs besoins naturels! La démarche typique de l'internaute ressemble à celle du colibri, lequel passe si vite d'une fleur à l'autre qu'il semble ne pas même emporter le suc qu'il y cherchait. Chemin faisant, l'internaute enregistre un document, en inscrit un second dans ses signets; à ce rythme, il a bientôt constitué une bibliothèque complète, mais il reporte toujours à plus tard le moment d'accorder toute son attention aux documents amassés. Pour paraphraser Pascal, c'est la chasse qui l'intéresse, non le gibier, et dans la chasse ce qui le passionne, ce n'est pas de suivre une piste mais de les essayer toutes!

C'est cette passion du choix qui expliquerait, non seulement pourquoi les médias se sont développés, mais pourquoi leur développement a pris la forme précise que nous connaissons. Une certaine conception de la liberté triomphe ainsi au détriment d'une autre. Il est essentiel de connaître l'une et l'autre, aussi bien pour comprendre le rapport actuel de l'homme avec le monde que pour agir sur les conditions du bonheur et de l'accomplissement de soi. La vie quotidienne elle-même varie du tout au tout selon que l'une ou l'autre de ces conceptions domine chez un individu.

[...]

L'ignorance active

Le renversement est complet: d'un univers moral où l'idéal était de vouloir le bien, on est passé à un univers où c'est le vouloir qui crée le bien. On ne choisit plus une chose parce qu'elle est bonne, la chose devient bonne parce qu'on la choisit. Puisque c'est le choix qui crée le bien, c'est aussi sur lui que s'est reporté le désir. La chose désirée est le choix lui-même, et non la joie ou le plaisir concret qu'il est susceptible d'apporter. Pour la plupart des gens, ce choix est devenu le seul objet de passion. On s'attache à lui à cause de la multitude de plaisirs auxquels il donne accès, et on finit par se limiter à lui parce qu'on ne veut pas assumer la peine, qui est l'envers du plaisir et la condition de son approfondissement.

D'où ces armoires remplies de vêtements qu'on ne mettra qu'une fois, ces jouets dont les enfants se lasseront aussitôt que se dessinera la possibilité d'en obtenir des nouveaux, ces voyages que l'on prépare en soupirant: où donc pourrais-je encore aller? Ces mariages que l'on célèbre en prévoyant déjà leur rupture. Ces enfants dont on voudra modifier le sexe avant leur naissance. Ces combinaisons que l'on essaie une à une au casino ou à la loterie. La vie est un restaurant où un vaste menu à la carte, n'offrant le choix qu'entre des plats également médiocres, est jugé préférable à une table d'hôte où le plat unique est de tout premier ordre.

Orgie de choix! Ainsi évoluent les mentalités. Mais, paradoxe, au même moment, les diverses sciences rivalisent de rigueur pour établir la preuve que la liberté n'existe pas, que c'est vers elles qu'il faut se tourner pour connaître les causes réelles et voilées de tous les comportements humains.

«Les résultats des sciences, et surtout ceux des sciences humaines, ont souvent servi de prétextes pour mettre en doute l'existence de la liberté et refuser la responsabilité. Et cela d'autant plus qu'en biologie, en psychologie, en psychologie sociale, en sociologie, en économie politique, en géographie même, on trouve certains spécialistes pour tenter d'expliquer les conduites humaines par les lois qu'ils ont découvertes. Or, les prétentions totalitaires de chacun d'eux se heurtent à celles des autres, et ils ne se rendent pas compte que, s'ils avaient raison, les actes des hommes seraient non seulement déterminés, mais surdéterminés.»
(Jeanne Parain-Vial, «Conditionnement et liberté», Revue Critère, no 4, 1971, p. 15. )

Les idées et les mentalités de l'époque sont en totale contradiction en ce qui a trait à la liberté. Jamais on ne l'a tant célébrée, jamais on n'a fait tant de lois pour la protéger dans les faits, et jamais également on n'a réuni tant d'arguments pour en démontrer le caractère illusoire. Comment vivre, ou plutôt, où vivre pour s'accommoder d'une telle contradiction? La réponse s'impose d'elle-même: dans le virtuel. Même dans les pays les plus riches du monde, la réalité demeure dure et bien peu compatible avec une existence centrée sur la passion de choisir parmi les possibilités infinies d'un menu à la carte. Il arrive aussi que dans ces pays riches, l'écart est de plus en plus grand entre les riches et les pauvres, compte tenu du fait que ce qui est offert aux plus riches est aussi offert aux plus pauvres, tout en leur demeurant inaccessible. Dès lors, le refuge dans le virtuel, comme jadis dans les pays communistes, le refuge dans les lendemains qui chantent, est la seule façon d'échapper aux contradictions du présent.

Observez le téléspectateur qui zappe et rezappe devant son téléviseur, l'internaute qui clique et reclique devant l'écran de son ordinateur, et il vous paraîtra évident que le virtuel est le paradis de la liberté d'indifférence, l'aboutissement d'un millénaire de métamorphose des idées et des pratiques relatives à la liberté. Dans la vie réelle elle-même, il devient de plus en plus difficile de s'arrêter pour goûter à la substance des choses. Dans le non-lieu des médias, la responsabilité n'existe plus. La liberté de l'autre n'est plus une limite, tout est permis et l'on peut se livrer à tous ses désirs sans avoir à en subir les conséquences. Comment éviter la transposition de ce modèle dans la vie quotidienne?
La liberté d'indifférence est facile, grisante, distrayante: il lui suffit pour s'exercer qu'une grande variété de choses et de possibilités soient mises à sa portée: objets de consommation, destinations pour le voyage, thérapies, cours et programmes scolaires, partenaires sexuels, sectes, etc. Moins il y a d'ordre, de hiérarchie dans ce bazar, plus la liberté d'indifférence semble bien adaptée à la situation. À cause du sentiment de puissance et de nouveauté qu'elle entretient en nous, cette liberté nous devient vite plus chère que toutes nos autres facultés et, plus ou moins consciemment, notre vie s'organise autour des moyens à prendre pour la protéger et l'accroître.

Le moyen par excellence c'est l'ignorance, ou plus précisément le rejet de toute connaissance approfondie, au profit des connaissances qui appartiennent à la sphère du zapping, du magasinage. Pour être à l'aise dans la liberté d'indifférence, il faut connaître de plus en plus superficiellement un nombre sans cesse accru de choses.
C'est, disions-nous, le choix qui est devenu objet de passion et non la chose désirée. Mais comme le contentement que procure le choix est d'autant plus grand que l'indifférence, et donc l'ignorance, est elle-même plus grande, dire que le choix est devenu objet de passion équivaut à dire que l'ignorance elle-même est devenue objet de passion. Elle n'est plus seulement vide, ou défaut des connaissances nécessaires au choix, elle est une chose positive, et donc un bien que l'on défendra avec acharnement.

Les racines libératrices

Les éducateurs se plaignent déjà de ce que la capacité d'attention des enfants soit de plus en plus limitée. Ils ont raison de craindre que les ordinateurs et le réseau Internet n'aggravent encore la situation. Pour un enfant qui s'adonne à sa passion du choix en surfant sur Internet ou en s'abîmant dans un jeu vidéo, s'arrêter pour faire attention à un problème de géométrie ou à une page d'histoire exige un effort héroïque. Non seulement l'enfant doit-il renoncer à un plaisir captivant, mais il doit aussi défendre son capital d'ignorance. Il pressent que la connaissance le fera souffrir. Apprend-il l'histoire? À mesure qu'il s'en pénètre, des liens se tissent entre le passé et lui; ces liens, le mot le dit déjà, feront apparaître en lui un sentiment d'attachement, lequel suscitera un sentiment d'obligation. Les racines sont des attaches. Elles nourrissent l'âme mais elles limitent ses choix. Il en est ainsi de toute tradition.

La connaissance de la nature en général contrarie la passion du choix de la même manière. Si un comportement est réputé naturel, on n'a plus le choix devant lui: il faut l'adopter. Si vous attachez de l'importance à une nature qui dispose les êtres humains à s'unir pour se reproduire, vous vous interdisez l'accès à la reproduction artificielle, limitant ainsi votre liberté de choix. Le réel est déterminé. On le connaît et on le reconnaît à ce qui le détermine. On en arrive inévitablement à la conclusion que le contact avec le réel par l'expérience et par la connaissance est incompatible avec la passion du choix.

Mais le monde virtuel peut aussi être l'occasion d'un retour vers l'extrême attention. Rappelons d'abord, encore une fois, pour éviter de diaboliser l'ordinateur et Internet, qu'ils ne sont que l'aboutissement logique d'un long processus d'élargissement des choix possibles. Rappelons aussi que le même processus a produit les droits démocratiques, l'égalité des chances, etc. Il n'y a rien de plus naturel pour un animal, raisonnable ou non, que d'assurer sa survie le mieux possible en accumulant les occasions de faire des choix. Du strict point de vue biologique, avoir le choix des stratégies de survie est le luxe suprême. C'est pourquoi le besoin d'accumuler les aliments est ressenti si vivement par ceux qui ont connu l'extrême pauvreté dans leur enfance.

Mais quand d'une part, la sécurité matérielle est bien assurée et quand d'autre part, on a eu l'occasion de se gaver de choix, réels et virtuels, on est peut-être dans les meilleures dispositions pour faire vraiment attention à l'essentiel. Encore faut-il que cet essentiel soit mis en relief par un traitement de l'information consistant à dessiner des sentiers de sens dans la jungle des documents offerts et à indiquer très clairement, en les distinguant bien de tous les autres, les hauts lieux où il convient de s'arrêter.

Quand on lit les biographies des grands penseurs, écrivains ou savants nés dans des familles modestes, on est souvent frappé par le fait qu'à un moment crucial de leur jeunesse, ils ont eu accès à une bibliothèque appartenant à une grande famille du voisinage. Le mathématicien George Boole, par exemple, celui-là même qui a donné son nom au choix booléen, a pu tirer profit de la bibliothèque d'un château de sa ville natale, Lincoln, en Angleterre. Le jeune Boole n'avait pas seulement accès à une grande quantité de livres, mais à un choix de livres, à une table d'hôte intellectuelle dressée par un homme qu'il avait des raisons d'aimer et d'admirer.

Si la génération qui a créé les assises techniques de la bibliothèque universelle ne se donne pas la peine d'offrir aux jeunes les tables d'hôtes les plus exquises, elle sera responsable d'un véritable suicide moral et culturel: ce qui aurait pu devenir la plus prodigieuse source de connaissances ne sera qu'un marché aux puces où s'exercera, en lieu et place de la soif de connaître, l'insatiable liberté d'indifférence.

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