Trudeau Pierre Elliott
L'éloge...
«Pour Pierre Trudeau, la raison devait l'emporter sur la passion. C'était même sa devise. Mais il était animé par une passion profonde pour le Canada. Son rêve d'une société juste a capté l'imagination du pays, et l'attention du monde entier. Ce rêve a aussi inspiré nombre de jeunes à se consacrer au service public, et a marqué à jamais une génération entière de Canadiens.
Pierre Trudeau compte parmi les architectes de la Révolution tranquille et du Québec moderne. Il rêvait aussi d'un Canada moderne, et il a su donner vie à son rêve.
Il a pris le chemin de la Chambre des communes avec l'intention de bâtir un pays où les Canadiens d'expression française pourraient occuper la place qui leur revient, d'un océan à l'autre. Un Canada riche de deux langues officielles, qui valorise et célèbre sa diversité. Un pays de compassion qui donne à tous ses citoyens une chance égale de réussir dans la vie, sans égard à leurs origines, leurs croyances ou leur fortune. Un Canada qui prend sa place dans le monde, qui milite en faveur de la liberté, de la paix et de la justice, et qui défend la cause des pays en voie de développement.
Il nous a légué un héritage politique colossal, dont la pièce centrale - la Charte des droits et libertés - a toujours fait sa plus grande fierté, et m'a fourni l'occasion d'avoir des discussions très personnelles avec lui sur un sujet qui le passionnait, alors que j'étais son ministre de la Justice.
Pierre Trudeau a été un géant de notre époque et un grand Canadien.»
Jean Chrétien, alors premier ministre fédéral du Canada. Extrait d'un hommage à Pierre Elliott Trudeau prononcé à la Chambre des communes, le 29 septembre 2000, au lendemain de la mort de Trudeau. Source : Cabinet du Premier ministre du Canada
Le blâme...
«JE RÉCUSE PIERRE-ELLIOT-TRUDEAU, le nom que l'on veut donner à l'aéroport international de Montréal. Je récuse ce nom parce qu'il évoquera chez moi, à chacun de mes départs pour les États-Unis d'Amérique, le discours d'un homme qui a dit, au Congrès américain, que l'indépendance du Québec serait un "crime contre l'humanité", parce qu'il me rappellera à chaque vol qui me transportera vers Londres, qu'il a fait appel au Parlement et à la Reine du Royaume-Uni pour imposer une constitution au peuple du Québec, parce qu'il me privera, à chacun de mes vols, du sentiment de liberté que procure souvent l'idée de partir pour d'autres lieux et contrées de ce monde, puisqu'il a violé, par une Loi des mesures de guerres proclamée le 16 octobre 1970, les droits démocratiques de centaines de Québécoises et de Québécois, en les arrêtant sans motifs et sans mandats, et en perquisitionnant des milliers d'autres sans motifs, ni mandats non plus, dont Gérald Godin, le député de Mercier auquel je succède, et qui avec les Pauline Julien, Gaston Miron, Andrée Ferretti et tant d'autres, a été privé arbitrairement de sa liberté».
Daniel Turp (député de Mercier à l'Assemblée nationale du Québec, porte-parole du Parti Québécois (souverainiste) pour les Relations internationales et les Affaires intergouvernementales canadiennes), Notes pour une allocution : Coalition contre l'aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, Montréal, 6 septembre 2003
L'examen critique...
«Si l'on évalue l'importance des personnalités politiques en fonction de leur rôle dans la transformation des institutions et des lois de leur pays, Pierre Elliott Trudeau aura été sans conteste l'homme d'État le plus illustre du XXe siècle canadien. Il fut le dernier des fondateurs, plus justement le rénovateur du régime constitutionnel canadien de 1867. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d'autres démocraties libérales ont connu de tels processus de rénovation constitutionnelle, notamment l'Allemagne, la Belgique, la France et l'Espagne. De toutes ces grandes mutations, la réforme dirigée par M. Trudeau me semble la moins réussie. (...)
À deux reprises, au cours de sa vie publique, Pierre Trudeau aurait pu être le champion d'une véritable modernisation fédérale du Canada: comme premier ministre, alors qu'il pilotait le dossier constitutionnel, et comme citoyen privé durant nos années Meech. Par action d'abord, par omission ensuite. Paradoxalement, cet homme, que l'on perçoit comme le plus grand héraut du fédéralisme en ce pays, a au fond assez mal défendu l'idée fédérale.
Qu'est-ce que le fédéralisme? C'est le partage de la souveraineté étatique entre deux ordres de gouvernement, chacun largement autonome dans ses champs de compétence. Un régime fédéral est ordonné autour du principe de la coordination sans subordination entre les différents partenaires au sein de la communauté politique. En fédéralisme, on fait des choses ensemble et d'autres séparément. Nos amis anglophones résument l'affaire assez succinctement: c'est la combinaison du «self-rule» et du «shared-rule». Le principe fédéral, dans l'organisation d'un État Moderne, reste toujours fragile. L'Etat moderne sourit plus facilement à l'unitarisme et à l'homogénéité qu'au fédéralisme et à la diversité.
Pierre Elliott Trudeau était bien équipé pour défendre l'idée fédérale. Formé aux écoles du libéralisme anglais et du personnalisme chrétien, il a poursuivi son éducation politique durant les difficiles années du régime duplessiste. Il faut relire les écrits d'un Gérard Bergeron (Du duplessisme au johnsonisme) pour comprendre le découragement de Trudeau et des gens de sa génération après la dernière victoire de Duplessis lors de l'élection provinciale de 1956. Champion du fédéralisme, Trudeau l'était en théorie parce qu'il y voyait un moyen de garantir le principe du gouvernement limité, pilier de l'Etat libéral moderne. Il l'était aussi, et ce n'est pas négligeable, parce qu'il fut l'une des victimes de l'arbitraire duplessiste. Si l'objectif du libéralisme est de garantir les conditions politiques requises pour l'exercice de la liberté individuelle, le fédéralisme avait pour Trudeau la valeur d'un instrument essentiel pour l'essor de la liberté. Dans un tel régime, la présence d'un niveau de gouvernement serait contrebalancée par celle de l'autre, pour le mieux-être de la liberté. «Faire contrepoids», tel fut donc le leitmotiv de tout l'engagement politique de Pierre Elliott Trudeau. C'est vouloir être honnête dans la critique que d'essayer de le juger selon cette perspective. Pierre Trudeau a-t-il vraiment «fait contrepoids» dans l'évolution du fédéralisme canadien? En la matière le critique est, bien sûr, un interprète. Voici, en quelques phrases, mon analyse du cheminement de l'Etat canadien au XXe siècle.
Le Canada devint un Dominion au sein de l'Empire britannique en 1867. Dans l'esprit du régime, le principe fédéral cohabitait avec le principe impérial. Sur des questions essentielles (défense, politique étrangère, interprétation judiciaire, recevabilité des lois, pouvoirs généraux et exceptionnels de légiférer), le Dominion restait soumis à la tutelle de l'empire, à celle du Parlement de Westminster. Il est vital de comprendre que les provinces demeuraient également assujetties à la tutelle du gouvernement central dans une série de domaines équivalents. Cartier et les autres fondateurs canadiens-français avaient raison d'y voir des progrès immenses par rapport au régime de l'Acte d'Union. Le Québec retrouvait un espace réel et important pour déployer son autonomie gouvernementale, sa marge de «self-rule». Il y avait donc dans le régime de 1867 une tension entre l'élément impérial et l'élément fédéral. Cependant, l'histoire restait ouverte. Tout au long du XXe siècle, le Canada s'est libéré de la tutelle impériale du parlement britannique. En 1931, le Statut de Westminster a donné au parlement d'Ottawa, et à lui seul, l'autorité sur les questions de politique étrangère et de défense. En 1949, la procédure d'appel au comité judiciaire du Conseil privé a été abolie. Et enfin, en 1982, le Canada a hérité du plein contrôle de la formule d'amendement de sa constitution avec, en prime, une nouvelle Charte des droits et libertés. Il est donc correct de voir, en Pierre Trudeau, le leader qui a couronné l'entreprise de la décolonisation tranquille du Canada. Ce succès a été obtenu par des moyens qui ont conduit à l'affaiblissement du principe fédéral dans notre pays.
À la fin des années soixante, dans la foulée de la Révolution tranquille au Québec, le Canada était mûr pour une véritable modernisation fédérale de son système politique. Ministre fédéral de la justice en 1967, Pierre Trudeau fut l'homme-clé de cette belle occasion. Lors de la conférence constitutionnelle de février 1968, le gouvernement central identifiera lui-même les chantiers de la modernisation fédérale: le rapatriement de la constitution et une charte des droits; la fédéralisation de la Cour suprême et du Sénat; le rééquilibrage du partage des pouvoirs; enfin, l'élimination des éléments quasi impériaux dans le système (pouvoir déclaratoire, pouvoir de réserve, etc.). Selon les principes de M. Trudeau, il fallait enclencher une réforme permettant aux ordres de gouvernement de mieux se contrebalancer, pour se «faire contrepoids». Dans les faits, la réforme de 1981-1982 n'a livré la marchandise que sur le premier de ces chantiers. Le Canada n'a obtenu qu'une modernisation partielle, limitée au rapatriement et à la Charte des droits. Il est insuffisant de dire qu'il n'y a pas eu de progrès sur les autres chantiers. Il faut ajouter - et c'est l'avis des experts anglophones comme Alan Cairns, Peter Russell et feu Eugène Forsey - que la nature même de la réforme effectuée en 1982 a rendu extraordinairement difficile la tâche de poursuivre la fédéralisation du Canada. En nourrissant un nationalisme canadien, un patriotisme unitaire, la réforme de 1982 n'a pas fait contrepoids. Elle a consolidé, entre les mains du gouvernement central, les éléments impériaux présents depuis 1867 et ceux que le gouvernement britannique lui a légués. Cette réalité m'apparaît absolument capitale pour comprendre la situation actuelle.
Pierre Trudeau n'a pas fait contrepoids dans ses actions. Il ne l'a pas fait davantage par omission. S'il avait gardé le silence au temps du débat sur l'accord du lac Meech, la constitution canadienne aurait hérité d'une réforme dont plusieurs éléments étaient très fédéralisants. Je passe sous silence aujourd'hui tout ce qui entoure la fameuse clause de la société distincte. L'Accord du lac Meech octroyait un rôle plus important aux provinces dans les mécanismes de nomination des juges de la Cour suprême et des sénateurs. Il annonçait une véritable réforme du Sénat et une série de conférences constitutionnelles qui auraient pu mener à l'établissement d'un forum structuré de coordination entre les partenaires. L'adoption de l'Accord du lac Meech aurait fait contrepoids à la réforme de 1982, elle ne l'aurait pas jetée aux orties. En choisissant de parler plutôt que de se taire, Pierre Trudeau a raté une deuxième occasion de faire contrepoids.
On doit à Pierre Trudeau, pour reprendre quelques formules de Christian Dufour (Le Défi québécois), l'image plus cartésienne du Canada contemporain. Le Canada est en effet «formellement indépendant de la Grande-Bretagne, bilingue et multiculturel, avec dix provinces égales en statut et des citoyens protégés par une Charte constitutionnelle des droits. Le pays a cependant perdu en souplesse ce qu'il a gagné en cohérence». Remarquablement bilingue, incontestablement biculturel, M. Trudeau ne cessera pas de sitôt de nous fasciner. Pour notre malheur, il a mis sa raison, son idéalisme, le côté doctrinaire authentiquement français de sa personnalité, au service de tout ce qui reste d'impérial dans le fonctionnement politique du Canada. Il n'a pas vraiment réussi dans son dessein de faire contrepoids et de renforcer les équilibres essentiels à la promotion de l'idée fédérale.»
Guy Laforest, Fédéralisme et contrepoids, Le Devoir, 3 octobre 2000 (article reproduit sur le site de Vigile)