Nombre

Jacques Dufresne

Nous retiendrons la définition de Littré: «l'unité, une collection d'unités, les parties de l'unité. » Elle complète celle d'Euclide: «collection d'unités de même espèce.»

Précaution : Notre but dans ce dossier n’est pas de contribuer au progrès de la science des nombres, ce dont nous serions bien incapables, mais d’inviter les gens à s'approprier, comme sujet de réflexion, un phénomène, le règne du nombre, qui est au coeur de leur vie quotitienne en plus d’être, depuis quatre siècles, le moteur du développement.


Le nombre aime se contredire

Abstrait, loin des choses, le nombre est aussi au coeur des choses.

Voici l'échelle des sons, voici l'échelle de nombres. Rien ne nous incite à penser qu’il y a un lien entre ces deux séries. Elles semblent bien parallèles. Et tout à coup l’on découvre que l’accord le plus beau, l’octave, correspond au rapport le plus simple entre deux nombres entiers. Il y a une infinité d’autres rapports possibles entre deux segments d’une même corde, pourquoi est-ce le rapport le plus simple qui est le bon? Pourquoi les nombres entiers sont-ils partout en physique atomique. Pourquoi la série des nombres qui sont la somme des deux précédents (1-2-3-5-8-13...) converge-t-elle vers le nombre d'or, 13/8 1.6, qui lui-même engendre cette courbe logarytmique dont on trouvera la parfaite illustration dans la coquille appelée Nautilus?

Inutiles, purs objets de contemplation pour le mathématicien qui étudie leurs rapports, les nombres sont aussi des choses si utiles qu’aucun outil plus concret ne peut leur être comparé.

Quand il a découvert le système binaire, Leibniz a cru avoir découvert une preuve de l’existence de Dieu. La simplicité et la beauté de ce système étaient tels que seul un Dieu pouvait en être l’auteur. La plupart des sons, des textes et des images qui atteignent nos sens aujourd’hui sont portés par cette preuve de l’existence de Dieu.

Disctinct, déterminé, limité, et par là symbole de la claire raison, les nombres sont aussi indistincts, indéterminés, illimité et par là symboles de l’irrationel. Rien n’est plus clair qu’un nombre entier comme 1 ou 2. Rien n’est plus irrationel que Ö2, représentant l’hypothénuse d’un triangle rectangle dont les deux autres côtés sont égaux à 1.


Les nombres sont tout aussi étonnants quand on les considère dans une perspective historique.

Rien de plus saisissant que la comparaison entre l’actuelle prolifération du nombre et le lent processus par lequel, à l’origine, dans diverses cultures, on a tiré cette perle de la coquille du réél pour l’élever au-dessus des choses en tant que caractéristique commune à certaines d’entre elle : un est commun à la lune et au soleil, deux aux membres des animaux, cinq aux doigts des mains et des pieds. On appelle ce processus abstraction, du latin abs-trahere, qui veut tirer de.

Georges Ifrah a raconté cette épopée de l’abstraction dans son histoire universelle des chiffres. (Seghers 1981)

Le mot abstraction a la même racine que traction, tracteur, attraction, attrait. Le destin du nombre et celui de l’humanité est enfermé dans ces mots. La maîtrise du nombre deviendra la condition de la maîtrise du monde. Le nombre sera l’abs-tracteur, le tracteur abstrait du monde

Mais le nombre a aussi été un outil de réconciliation avec le monde. C’est le mot attrait qui s’impose ici. La présence du nombre dans de nombreuses oeuvres d’art, musicales, architecturales, picturales explique l’attrait exercé par ces oeuvres.

Observons l’évolution des sciences du nombre et celle, semblable, de l’importance que le nombre a pris dans la vie quotidienne. Elle a commencé dans un lointain passé, peut-être quand un berger a eu l’idée de remplacer par un symbole le tas de cailloux (calculus en latin) correspondant aux nombres de têtes de son troupeau. Puis pendant des millénaires, la courbe s’est élevée avec une lenteur infinie, atteignant un sommet en Inde, un autre en Grèce, un troisième à Bagdad au coeur du monde Arabe, qui fit un si bon usage du zéro. À partir du XVIe siècle en Europe, la courbe s’est envolée, grâce aux découvertes de Descartes, de Pascal, de Leibniz, de Newton....Tout avait commencé au XIII siècle quand l’Italien Fibonaci publia son Liber Abaci, qui marquait le déclin du chiffre romain dans la chrétienté et son remplacement par le chiffre arabe.

L’évolution de l’importance du nombre dans la vie quotidienne a suivi une trajectoire semblable. Cherchez les chiffres dans la vie des hommes du Moyen Age. Ils ignoraient même les dates de leur naissance et de leur mariage. Ils se situaient dans le passé non par rapport à un point de référence abstrait comme une date, mais par rapport à un événement qui avait marqué les imaginations, tel la prédication d’une croisade.

À la fin du vingtième siècle, une petite erreur de prévision dans la façon d’écrire les dates dans les ordinateurs faillit provoquer une catastrophe mondiale. Le nombre est omniprésent aujourd’hui. Il a rendu le recours aux sens dans presque toutes les activités, de la cuisine à la chambre à coucher, de l’usine au stade, du journal à la télévision, de la médecine à la physique. Partout des instruments de mesure sentent pour nous, écoutent pour nous, goûtent pour nous, jugent pour nous.

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A Century of Mathematics: How can we evaluate what has been accomplished and guess at what's to come?, par Kristin Leutwyler (Scientific American, 25 octobre 1999)

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«Gaëtan Daoust, pour critiquer le concept de "savoir utile", de savoir "répondant à un besoin", qui est tellement obnubilant chez les pédagogues actuels, rappelle que les Grecs ont inventé l'inutile géométrie, cette "structure logique parfaitement cohérente, régie par les seules nécessités théoriques de l'esprit, et qui allait devenir le modèle même de la pensée...

Essentiel

On s’inquiète de la prolifération des armes de destruction massive. N’est-ce pas plutôt de la maîtrise du nombre qu’il conviendrait de s’inquiéter, de cette mathématique emballée qui a rendu possible les inventions les plus nuisibles en même temps que les plus utiles. Maîtrise avons-nous dit ! L’heure n’est-elle pas venue de se demander lequel, du nombre ou de l’homme, maîtrise l’autre?

Nous confondons l’accomplissement et la durée, la Vie et l’espérance de vie, la croissance vers le Bien avec la croissance dans les biens. Nous cherchons l’infini qualitatif sur le plan de l’infini quantitatif. Nous sommes à ce point prisonniers de cette façon de voir et de faire que nous irons à l’abîme plutôt que d’imposer une limite à nos désirs.

Hugo encore:

«La loi vient sans l'esprit, le fait surgit sans l'âme;
Quand l'infini paraît, Dieu s'est évnanoui.

O science! Absolu qui proscrit l'inouï!
L'exact pris pour le vrai! la plus grande méprise.(...)

À quoi bon de calculs ronger l'immensité,
Et creuser l'impossible, et faire, ô songeurs sombres,
Ramper sur l'infini la vermine des nombres.»


La conception que nous avons des mathématiques, le sens que nous leur donnons, la direction dans laquelle nous les développons est de toute évidence intimement liée à notre conception du développement en général. Il s’ensuit qu’aucun changement de cap n’est possible dans ce développement s’il ne s’accompagne d’une révision de notre rapport au nombre et de notre conception des mathématiques. On peut mesurer le caractère utopique des thèses sur le développement durable au fait que pratiquement personne, même parmi les écologistes les plus radicaux, n’ose remonter jusqu’aux causes mathématiques du mal.

Au vingtième siècle, plusieurs grands penseurs ont commencé à faire cette révision.
Après Victor Hugo, Jacques Ellul a dénoncé la confusion de l'exact et du vrai.
«Seul ce qui est chiffrable est objectif. [...] La conquête de l'objectivité. Soit. Mais il ne faut pas oublier ce que cela signifie ! C'est qu'à partir du moment où la méthode mathématique s'exerce, tout devient objet. Il faut bien qu'il en soit ainsi pour atteindre cette objectivité. Je ne participe plus. Je cesse d'être moi-même, je me dissocie de cet instrument qui s'applique hors de mes joies et de mes peines à ce qui m'est étranger et doit rester étranger pour être connu. Il fut un temps où l'on pouvait dire qu'il n'y avait de connaissance vraie que dans et par l'amour. Il nous importe peu maintenant d'obtenir une connaissance vraie, nous voulons seulement une connaissance exacte. Et celle-ci suppose que le connu devienne objet pur, dans l'indifférence sidérale de l'observateur pour qui cet objet n'est rien qu'objet de connaissance. Et que la matière soit ainsi, j'entends bien et j'accepte Mais quand il s'agit de l'homme et de sa société, et de son État, et de son droit et de son histoire? Puis-je les traiter tout simplement en objets?»1

René Guénon et Ludwig Klages ont poussé la critique encore plus loint, mais l’un et l’autre ont été renvoyés à la marge de l’histoire intellectuelle. L’esprit critique peut s’attaquer à tout sauf au règne du nombre. René Guénon a montré que les principes sur lesquels repose le calcul infinitésimal sont tels que l’utilisation de cet outil intellectuel condamnait l’humanité à une funeste démesure dans la consommation et la production des biens matériels. Ludwig Klages a montré que la montée du formalisme déboucherait sur l’invention de l’ordinateur, mais au prix d’une dévitalisation dont chacun souffrirait. Il aussi montré que le culte du record est un phénomène hystérique.

Il faudrait donner un nouvel élan aux mathématiques en tant qu’instrument de réconciliation avec le monde. Alors que le nombre en tant qu’instrument de domination du monde prolifère à la surface des choses et les rend inaccessibles à notre sensibilité, le nombre en tant qu’instrument de réconciliation avec le monde, tel que le cultivaient les pythagoriciens, habite les choses d’une manière telle qu'elles deviennent plus accessibles à nos sens, comme la musique de Bach, à laquelle s'applique parfaitement ce mot de Leibniz: «La musique est une mathématique de l'âme qui compte sans savoir qu'elle compte.»

1- Jacques Ellul, Exégèse des Lieux communs, La Table Ronde, Paris 1994, p. 240

Enjeux

La fusée qui se dirige vers mars avance littéralement dans un corridor de chiffres et ceux qui l’observent à travers des images elles-mêmes numérisées, sont enveloppés également dans un cocon de chiffres qui leur tient lieu de sensibilité. Dans tout ce qui nous entoure la marque du chiffre chasse celle des sens et celle du sens, ce que René Guénon avait bien vu :
«En entourant constamment l'homme des produits de l'industrie moderne, en ne lui permettant pour ainsi dire plus de voir autre chose (sauf, comme dans les musées par exemple, à titre de simples "curiosités" n'ayant aucun rapport avec les circonstances "réelles" de sa vie, ni par conséquent aucune influence effective sur celle-ci), on le contraint véritablement à s'enfermer dans le cercle étroit de la "vie ordinaire" comme dans une prison sans issue. Dans une civilisation traditionnelle, au contraire, chaque objet, en même temps qu'il était aussi parfaitement approprié que possible à l'usage auquel il était immédiatement destiné, était fait de telle façon qu'il pouvait à chaque instant et du fait même qu'on en faisait réellement usage (au lieu de le traiter en quelque sorte comme une chose morte ainsi que le font les modernes pour tout ce qu'ils considèrent comme des objets), servir de "support" de méditation reliant l'individu à quelque chose d'autre que la simple modalité corporelle et aidant ainsi chacun à s'élever à un état supérieur selon la mesure de ses capacités: quel abîme entre ces deux conceptions de l'existence humaine ! (René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps. Paris, NRF/Gallimard, 1972.)

René Guénon a pris fermement et radicalement position contre la modernité, allant jusqu’à adopter la religion musulmane, pour se rapprocher des sources indiennes de la Tradition. On a donc des raisons de ne pas le lire. Mais Victor Hugo était progressiste, il a chanté la science conquérante. Il faut le lire:

«La pensée, ici perd, aride et dépouillée,
Ses splendeurs comme l'arbre en janvier sa feuillée,
Et c'est ici l'hiver farouche de l'esprit.
Le monde extérieur se transforme ou périt,
Tout être n'est qu'un nombre englouti dans la somme;
Prise avec ses rayons dans les doigts noirs de l'homme,
Elle-même en son gouffre où le calcul l'éteint,
La constellation que l'astronome atteint,
Devient chiffre, et, livide, entre dans sa formule.
L'amas de sphères d'or en zéros s'accumule.
Tout se démontre ici, le chiffre, dur scalpel,»
(Dieu)

***

La rhétorique chiffrée

Dans le discours public: le nombre a pris une importance telle que si Socrate revenait il éprouverait le besoin de faire la critique de la rhétorique chiffrée. On séduit désormais l'électeur ou l'actionnaire par des chiffres prometteurs plus que par de beaux discours, comme au temps de Périclès. On les manipule au moyen de sondages. La critique de cette rhétorique n'est pas faite. Au début de la décennie 1990, un endocrinologue québécois réputé rendait publics devant une cinquantaine de journalistes, les résultats d'une recherche sur le cancer de la prostate. Si, expliqua-t-il, on avait dans le passé utilisé la méthode de dépistage mise au point dans nos laboratoires, des milliers d'hommes québécois auraient échappé à la mort au cours des dernières années. Tous les journalistes présents ont diffusé ce message sans l'ombre d'une critique. À défaut de connaissances en épidémiologie, le bon sens suffisait pourtant à prouver que les chiffres avancés par le savant n'avaient aucun fondement. Il n'empêche que le lendemain tous les hôpitaux du Québec ont été submergés de demandes de tests de dépistage...la plupart inutiles, l'efficacité d'un dépistage systématique n'ayant jamais été démontrée. Parmi ces nouveaux clients de la médecine il y avait sans doute de nombreux mathématiciens... Et l'État a payé la note.

 

 

 

 

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