Jacques Pelzer

24/06/1924-06/08/1994

Jacques Pelzer apprend, dès l'âge de sept ans, le solfège et le piano, qu'il est obligé d'abandonner à la suite d'un accident bénin. Il s'essaie alors à la clarinette, à la flûte, à la guitare, avant d'arrêter son choix, pour un temps du moins, sur l'harmonica. A la fin des années 30, il découvre le jazz et devient un fidèle auditeur des quelques rares retransmissions radiophoniques à tendance jazz, et surtout des disques de Nat Gonnella, Ambrose, puis Benny Goodman et Jimmy Lunceford. Alors qu'il étudie chez les Pères Jésuites du Collège Saint-Servais, il s'intègre à d'éphémères formations d'étudiants ; l'une d'elle s'appelle "Swing and Sway" et Pelzer, toujours à l'harmonica, y joue aux côtés du saxophoniste Paul Alexis. Mais entretemps, dans un autre établissement scolaire de la ville, à l'Athénée plus précisément, quelques étudiants (Pierre Robert, Roger Claessen, Georges Leclercq, ...) ont eux aussi découvert le jazz et décidé de monter leur propre orchestre, un orchestre qu'ils appelleront la "Session d'une Heure" et dont l'influence sera déterminante dans la carrière de Jacques Pelzer.

Lorsque la guerre éclate, Jacques Pelzer suit sa famille à Toulouse ; c'est là qu'il se fait offrir son premier saxophone : un alto, comme Pete Brown, comme Willie Smith (Jacques racontera plus tard qu'il s'est "fait les lèvres" en jouant et rejouant le solo de Smith sur Margie de Jimmy Lunceford), comme Johnny Hodges surtout, qui sera son premier modèle.

De retour à Liège, il devient membre de la Session d'une Heure. Le répertoire de la Session va du dixieland (qu'il n'apprécie pas vraiment, d'autant que dans la formule orchestrale orléanaise type, il n'y a guère de place pour l'alto !) à Duke Ellington, Django Reinhardt ou Gus Deloof, et là, il est à son affaire.

En 1943, la Session, uniforme impeccable, cravates en cachemire, petite casquette anglaise, remporte le tournoi organisé au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, tandis qu'à Liège, elle devient la seule formation amateur qui puisse concurrencer les orchestres professionnels. Surprise-parties (qui, à cause du couvre-feu, se prolongeaient jusqu'au matin), galas, cours de danse, se multiplient ; Pelzer grave avec la Session ses premiers acétates (et notamment un "On the sunny side of the street" comprenant un très beau solo d'alto "à la Hodges"). Mais Roger Claessen reste un grand amateur de dixieland, et lorsque la Session s'oriente davantage dans ce sens, Pelzer reprend ses billes. Entretemps, il a trouvé son maître à Liège même : Raoul Faisant alors au centre d'un "noyau swing" percutant (au sein duquel Jacques rencontre un adolescent de son âge, guitariste, qui deviendra son alter ego bien des années plus tard : René Thomas !). Pelzer, comme Thomas, comme Jaspar, comme Sadi, a tout à apprendre de Faisant : phrasé, colonne d'air, inflexions. Pour lui aussi, Faisant sera le "Père" ! En même temps, toujours grand consommateur de disques, il découvre Benny Carter qui supplantera chez lui Johnny Hodges en influence.

Quand les Américains arrivent en 1944, Pelzer est prêt à les recevoir. Il en épatera plus d'un, blanc ou noir, qui retrouve dans la musique de ce jeune Européen un peu de son pays : "... Quand il jouait pour les Noirs (soit à la Croix-Rouge américaine, soit dans leurs cantonnements), on les voyait s'approcher peu à peu de lui, l'entourer, oubliant même la danse, et ne quittant la scène qu'à la dernière note. Et pourtant, Dieu sait si ces gens-là s'y connaissent." (Rythme Futur, décembre 1946). C'est alors l'époque des premières tournées pour les Américains - pendant les vacances scolaires, car Jacques est toujours étudiant. Le plus lointain de ces voyages, il l'entreprend avec Léo Souris, direction Plsen, Tchécoslovaquie ! Déjà presque une vedette à Liège, Pelzer commence à se faire un nom sur le plan national, surtout après avoir intégré les Bob-Shots (en 1945, il rejoint Bobby Jaspar, Pierre Robert, André Putsage, etc.). Le premier acétate des Bob-Shots permet d'entendre un Pelzer cartésien et visiblement fort heureux de l'être : pourtant, l'heure du grand tournant est proche. Quand Pierre Robert reçoit de son frère Cyril, installé aux États-Unis, les premiers disques bop, Pelzer est envoûté par la nouvelle musique : pendant de longs mois, il s'évertue à comprendre ce que joue Parker, à décortiquer ces envolées magiques, passant et repassant, pour ce faire, les disques de Bird à vitesse ralentie ! A force de travail, il méritera bientôt ce titre de "premier alto be-bop européen" que lui décernera Django. Dans ses tentatives de jouer bop, il est soutenu par le batteur André Putsage qui s'essaie, lui, aux débordements de Kenny Clarke et rend ainsi plus crédible encore l'image sonore du nouveau style produite par l'alto. Les concerts des Bob-Shots suscitent bon nombre de commentaires dont la plupart concernent Pelzer. A la fin de la période Bob-Shots (vers 1948), il jamme aussi souvent que possible avec René Thomas, mais avant de songer à une nouvelle association, il faut terminer ses études. Il se fait plus rare aux répétitions comme aux jams et un beau jour, il se retrouve pharmacien ! Moins assuré que Jaspar, qui devient professionnel dès la fin de Bob-Shots, il fera un début de carrière dans "sa" branche et ouvrira une pharmacie au Thier-à-Liège. Mais très vite, il comprendra que "sa" branche, désormais, est bien davantage faite de blue notes que de tubes d'aspirines.

En 1950, Bobby Jaspar est à Paris, bientôt rejoint par de nombreux musiciens belges (tous ceux, en fait, qui ont choisi de ne jouer que du jazz, chose impensable en Belgique). Jacques Pelzer, s'il n'émigre pas vraiment, séjourne très fréquemment à Paris lui aussi, où il fait le tour des clubs. Il rencontre tous ceux qui seront ses partenaires et ses amis dans les années qui vont suivre. Entretemps, il découvre Lee Konitz et se met à explorer l'univers cool avec la même passion que l'univers bop quelques années auparavant. Un enregistrement de 1953 rend compte de cette nouvelle orientation. Loin d'être le signe d'un manque de personnalité, elle témoigne d'une recherche constante de matériaux propres à faire émerger, une fois réunis, un style original. Paris, Liège (et les fameuses jams de la Laiterie d'Embourg !), Bruxelles, Anvers, les Pays-Bas, l'Allemagne : Jacques Pelzer devient bientôt davantage que "l'indétrônable saxophone-alto belge", une des figures marquantes du jazz européen en pleine expansion. Il grave plusieurs disques (avec René Thomas, Jean Fanis, Herman Ssandy, etc.), participe à de nombreux galas, jams, radios, se lie avec Kenny Clarke et Chet Baker et, en Belgique, fait office de leader pour la nouvelle génération (Robert Jeanne, Felix Simtaine, etc.). En 1955, à la demande de Léo Souris, il effectue un premier voyage en Afrique : il en revient fasciné ! L'Afrique exercera dès lors sur lui une attraction telle qu'il y retournera à de nombreuses reprises, se ressourçant à la musique noire, en particulier à la musique des pygmées qu'il découvre avec Benoît Quersin. "Il y avait deux endroits au monde où on pouvait aller : New York et l'Afrique : la jungle en béton et la jungle naturelle. Bobby a choisi la jungle en béton, moi j'ai fait l'Afrique..." (Histoire du jazz à Liège, Médiathèque de la Province de Liège, 1987). Jouant le jeu jusqu'au bout, Pelzer enregistre même quelques disques avec des musiciens et des chanteurs africains, à Léopoldville (Kinshasa). Comme Jaspar, il s'est mis à un second instrument : la flûte, et il est devenu incontournable sur la scène belge, au même titre que Jack Sels et quelques autres. A la "Rose Noire" de Bruxelles comme au "Ringside" d'Anvers ou au Seigneur d'Amay de Liège, l'école moderne s'est désormais imposée dans le milieu - de plus en plus clos - du jazz. Les vieux maîtres (Faisant, Ingeveld, Robert, ...) sont déjà presque oubliés. Pelzer ouvrira lui-même certains clubs (le Birdland à Liège, par exemple), répliques éphémères des temples new-yorkais. Parmi les jeunes musiciens belges, il s'associera volontiers au trompettiste Milou Struvay, au pianiste Joël Van Droogenbroeck, au bassiste Freddy Deronde.

En 1959, commence l'aventure de Comblain dont Jacques Pelzer sera l'un des plus fidèles participants. "Si un jour, je ne pouvais pas jouer à Comblain, j'en serais malade" confie-t-il à un journaliste. C'est également l'époque où il travaille de plus en plus en Italie (où il enregistre d'ailleurs quelques disques avec Amedeo Tommasi et Dino Piana), et où il s'associe de manière plus régulière encore avec René Thomas, de retour des U.S.A. dès 1961 ; le quartette Thomas-Pelzer, auquel participent alternativement des musiciens comme Benoît Quersin, Daniel Humair, René Urtregger, Jacques Thollot, Vivi Mardens et d'autres musiciens français, italiens ou allemands, fait les beaux soirs de Comblain (certaines versions de "Theme for Freddy" restent dans toutes les mémoires). Comblain est aussi l'occasion définitive de rencontrer les plus grands maîtres américains ; Bill Evans, Canonball Adderley, Coltrane, Lee Konitz. Pelzer les accueille volontiers chez lui, les amitiés se nouent et Liège devient une ville plutôt bien fréquentée. Parmi les grands moments de cette période, on retiendra un concert à Gand avec Bud Powell, un autre au Ringstad avec Thelonious Monk, la soirée des "25 ans de jazz en Wallonie", l'enregistrement de l'album "Meeting" (René Thomas), les jams au Jazz In de Liège, dont il est le maître d'oeuvre, et bien sûr le premier voyage aux États-Unis dans le quintette de Chet Baker ! Chet (qui a auparavant joué avec Bobby Jaspar, René Thomas, Francy Boland, etc.) apprécie en effet de plus en plus le style de Pelzer qui, en retour, vénère la musique du trompettiste. C'est le départ d'une tournée de trois mois qui est pour lui l'ultime consécration : combien d'Européens peuvent-ils se vanter d'avoir joué au Plugged Nickel de Chicago ? Depuis quelques temps, il s'exprime sur un troisième instrument, le soprano, remis à l'honneur par John Coltrane et sur lequel il dispense une musique plus moderne encore, plus libre. Pendant son séjour aux U.S.A., il est en admiration devant la nouvelle école free et la musique d'Ornette Coleman : "C'est génial, racontera-t-il, pour créer une musique semblable, qui prenne un tel essor, il fallait être un génie. Je me reporte vingt ans en arrière à l'apparition du Bird". Et une nouvelle fois, Jacques Pelzer change de cap et pendant quelques années, il entre carrément dans la "New Thing" avec une sincérité qui fait parfois défaut à certains adeptes du free de l'époque (et surtout avec derrière lui un background musical qui lui permet de jouer "libre" sans pour autant jouer n'importe quoi).

Ses expériences les plus profondes dans la sphère free, c'est à nouveau en Italie qu'il va les vivre, aux côtés du grand Steve Lacy ; il révèle au public belge le trompettiste Mongezi Fesa et le bassiste Johnny Dyani lors du First International Jazz Event à Liège en 1969 ; il rencontre à plusieurs reprises Don Cherry, Kent Carter, Archie Shepp et quelques-uns des plus authentiques musiciens free, dans ce Paris soixante-huitard ouvert à l'esthétique libertaire. Cependant, Pelzer va s'écarter du free, il en gardera une certaine "souplesse d'esprit" et une profonde expérience humaine. Ce qui motive son retrait, ce ne sont pas seulement les diatribes de Chet Baker contre le free ("They call that music !") ni le désastre financier que représente pour un musicien le fait de jouer cette musique qui met en fuite public et organisateurs, c'est aussi et peut-être surtout la difficulté de se trouver des partenaires capables de vraiment jouer le jeu.

Les années 70 sont là : c'est l'époque de Weather Report et de la première génération jazz-rock. Les jeunes reprennent un premier contact avec les sons du jazz via Chick Corea et John Mc Laughlin. A l'anarchie succèdent l'hyperorganisation et les groupes fixes. Pour Pelzer, ce nouvel état d'esprit se concrétise à travers le groupe "Open Sky Unit". En effet, tout en renouant avec la tradition aux côtés de Chet Baker, de René Thomas (c'est l'époque Thomas-Pelzer Limited) ou de Vince Benedetti, il partage l'itinéraire de quelques jeunes musiciens (son cousin Steve Houben, sa fille Micheline, le pianiste américain Ron Wilson et quelques autres) qui l'entraînent dans un univers musical nouveau, influencé par les rythmes binaires, la musique soul et l'électricité. Fini le saxophone en plastique et l'improvisation sauvage : Open Sky Unit joue un répertoire structuré, programmé, où la place de chacun est bien définie (même si l'improvisation et la spontanéité restent au rendez-vous). C'est avec O.S.U. que Jacques Pelzer rend, en janvier 1975, un dernier hommage à son alter ego René Thomas, mort de jazz comme Bobby Jaspar 12 ans auparavant, comme Raoul Faisant en 1969. Lui seul sort rescapé de ce naufrage. Au milieu des années 70, il entreprend une nouvelle tournée aux U.S.A. avec Chet Baker (et ils donnent ensemble un concert au Carnegie Hall). Pelzer a retrouvé alors une musique de sa génération, il ne la quittera plus : un "mainstream" mitigé de bop et de cool et, dans son cas, parsemé d'évocations de Benny Carter.

A Liège, qu'il n'aura jamais quitté vraiment (ce qui lui aura peut-être vallu d'être moins connu que Jaspar et Thomas, mais également, comme il le dit lui-même, d'être toujours en vie !), il se produit avec ses anciens compagnons Robert Grahame, Jean Linsman, Jon Eardley ou avec des musiciens plus jeunes. En 1980, il participe, bien entendu, au projet "Saxo 1000" mis sur pied en hommage à Jaspar et Thomas à l'occasion du millénaire de la ville de Liège, et il fait partie du premier contingent d'instructeurs du Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège. Cette période (qui va de la mort de Thomas au milieu des années 80) est jalonnée de hauts et de bas surprenants, de tristes moments où l'on pourrait penser que Jacques Pelzer est au bout du rouleau, et de lumineux démentis où réapparaît le "premier saxophone alto be-bop européen".

En 1982, il s'associe au guitariste Jacques Pirotton qui devient son partenaire privilégié : en duo, "The Two J.P's" proposent une musique faite d'équilibre, tantôt exubérante, tantôt recueillie, qui permet à Jacques de retrouver un peu de sa complicité passée avec René Thomas. Invité à participer à diverses séances d'enregistrements (Stella Levitt, Jean-Pierre Gebler, ...), honoré par la RTBF d'un superbe film de montage réalisé par Michel Rochat ("Sax en fugue"), il n'a cependant pas dit son dernier mot : petit à petit, il reprend du poil de la bête dès 1986, c'est un Pelzer proprement régénéré qui, malgré de nombreux problèmes, notamment d'ordre économique - une vie consacrée au seul jazz n'a jamais été le gage d'une retraite aisée ! - redevient le grand musicien qui avait conquis le monde du jazz au cours des quatre décennies précédentes. En free-lance, en duo avec Jacques Pirotton ou à la fête de son quartette (avec Pirotton et le plus souvent Bart de Nolf (b) et Micheline Pelzer (dm)), assisté ou non de ses amis de toujours (Chet jusqu'à sa mort en 1988, Barney Wilen, Dave Liebman et tant d'autres aux quatre coins du monde des notes bleues), ayant retrouvé cette vigueur qui est une de ses "lignes de conduite" d'aujourd'hui, il part reconquérir l'Europe : Italie, France, Suisse, Finlande, Jack The Hipster n'a pas fini d'étonner un monde qui est peut-être en train de redécouvrir le jazz, ce jazz pour lequel tant de ses amis sont morts.

Source : Jean-Pol Schroeder dans Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie, Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990, 225 à 229

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