Malherbe François de
«Heureux Malherbe ! Telle est l’exclamation qui se présente d’abord à moi ! En le parant de ce titre, je n’entends point dire que ses jours s’écoulèrent d’une manière plus enviable que celle des autres mortels. Mais je songe à un certain genre d’immortalité qui me semble son privilège. Imaginez que son œuvre périsse en entier; imaginez que pour une cause ou une autre on ne la lise plus, le nom de Malherbe n’en persisterait pas moins dans la mémoire des hommes. Disons les choses telles qu’elles sont : je ne crois pas que beaucoup de mes contemporains, poussés par leur caprice ou par de secrètes affinités, ouvrent souvent l’œuvre de Malherbe pour s’en délecter ou pour se consoler, pour s’en exalter ou pour s’enrichir. Montaigne ? On ne saurait se dispenser de l’avoir sous la main. Êtes-vous frappé de quelque infortune, vous sentez un apaisement à vous laisser pénétrer par cette insinuante bonhomie et ces phrases où fleurent je ne sais quels baumes subtils qui vont jusqu’au fond de l’être. Et Rabelais ? Comment pourrait-on se passer de Rabelais ? Et l’immense Ronsard et son ardeur et ses mélancolies aux longs échos ? Avec Malherbe, il n’en va point de même. Je suppose que beaucoup de gens cultivés, sans lui vouloir le moindre mal, s’en tiennent au mot de Boileau : « Enfin, Malherbe vint », et à la fleur de collège : « Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle ! »… Malherbe ? C’est le cas de dire qu’en prononçant son nom, on pense plus à un auteur qu’à un homme; on le laisse à sa gloire, mais on lui donne fort peu de place dans sa vie. Il est de ces écrivains que vous couronnez d’une auréole de perfection, mais qui, à vrai dire, vous restent extérieurs.
Et cependant, je dis encore : Heureux Malherbe ! Lisez ou ne lisez pas Malherbe, aimez-le ou ne l’aimez pas, il reste hors de toutes atteintes. Malherbe n’est pas seulement un personnage historique : il est à certaines périodes une forme de l’espoir, une grande attente, celui qui devrait revenir, une sorte de Messie sévère, un personnage à réincarnations. Vous connaissez l’exclamation qui revit de temps à autre : il nous faudrait un nouveau Napoléon ! A-t-on l’impression que les forces de désorganisation vont l’emporter dans la république des lettres, un autre refrain renaît sur les lèvres : il nous faudrait un nouveau Malherbe ! Et personne ne se trompe sur le sens de cette expression. Heureux Malherbe ! Le poète Malherbe dût-il sombrer, il resterait le Malherbe-symbole. Si vous réfléchissez à cette faveur particulière de Malherbe, vous vous apercevrez aisément que sa chance, c’est de représenter un type humain avec une pureté, une décision, une netteté que nul ne saurait lui disputer.
Malherbe est le représentant le plus qualifié de cette classe d’artistes qui veulent tout devoir à l’effort volontaire et rien à la nature; de ceux qui renient toutes les puissances obscures et spontanées pour créer dans le grand jour de l’intelligence et de la réflexion informée; de ceux qui, dédaigneux des forces d’enthousiasme, admirent par-dessus tout le sévère calcul; de ceux qui haïssent l’abondance et voient dans la fécondité le plus grand péché contre l’art; de ceux qui, jugeant les autres avec âpreté, se refusent également toute complaisance; de ceux qui haïssent toutes les réussites qui n’ont point coûté, persuadés que seule compte la beauté jaillie de la difficulté vaincue. Natures qui lient la notion d’art à celle d’obstacle dompté; natures qui identifient le génie et la probité, la valeur et le savoir-faire impeccable; natures que séduisent les mots de restriction et de sacrifice; natures qui, beaucoup plus organisatrices qu’inventives, mettent au-dessus de tous autres le don du choix et celui de l’arrangement; natures qui se font une gloire de leur indigence voulue, pensant qu’un artiste est riche entre tous s’il a quelquefois seulement réalisé la perfection; natures à première vue sans flamme, mais tout renoncement ascétique ne masque-t-il pas un grand amour ? Natures qu’on peut ne pas aimer, mais qui forcent toujours l’estime, parce qu’elles représentent le travail bien fait et le respect de la tâche entreprise; natures qui, en face des âmes impétueuses et inspirées, rappellent aux plus superbes génies que, sans la technique et une certaine contrainte de soi-même par soi-même, les plus magnifiques dons peuvent aller aux plus magnifiques chutes. Natures à la fois dangereuses et nécessaires : leur exemple est-il bafoué ? l’art peut mourir de trop se fier à l’aveugle inspiration, mais triomphent-elles absolument : l’art peut également mourir par le tarissement des sources profondes et de l’impulsion créatrice elle-même. Malherbe représente exactement et purement la moitié de l’art, mais pour qu’il y ait génie, il faut que le contraire reçoive son contraire, que l’artiste spontané et inspiré rencontre la contrainte et qu’une nature ordonnée et disciplinée soit visitée de quelque Folie…
Bizarrerie d’un monde où pour être vraiment grand, il ne suffit pas de se connaître et de se réaliser exactement, mais où il faut être fécondé par son contraire, à tel point qu’un artiste a parfois intérêt à embrasser des doctrines qui représentent son erreur sur lui-même. Un des torts de Malherbe considéré comme artiste créateur, c’est peut-être d’avoir eu des théories trop adéquates à lui-même. Le délire des forces obscures et gigantesques de l’Univers ne déferlait que fort peu au fond de son âme individuelle, le vertige de son imagination ne risquait guère de l’arracher au réel pour le faire naître à quelque Univers féerique et fantastique. Personnellement, il n’avait point besoin de se mettre en garde contre tout cela. Il eût peut-être mieux valu qu’il se créât quelque puissant quelque puissant et déraisonnable ébranlement de tout l’être; mais alors il n’eût plus été Malherbe et sa mission à lui, c’était d’être Malherbe, c’est-à-dire la privation voulue de beaucoup de choses précieuses pour que son type soit plus net et sa valeur symbolique plus parfaite…»
Gabriel Brunet, « Malherbe », Mercure de France, 1er novembre 1928, p. 513-516
Malherbe et la langue française
« (…) Quand au français, il va pouvoir prétendre sous peu à la dignité de "latin des modernes".'
Dans ce processus de reconnaissance, un homme va jouer un rôle de premier plan : François de Malherbe, poète de son état, gentilhomme de la Chambre, proche du roi Henri IV. "Enfin Malherbe vint… " L’hémistiche de Boileau est depuis longtemps passée à la postérité. Réprouvant les innovations de la Pléiade, Malherbe va policer la langue, donner à l’alexandrin son allure sévère et faire de la grammaire le gendarme de la langue. Sont bannis les surabondants emprunts au grec, les italianismes en vogue, les éléments de préciosité de langage. Le français gagne en clarté ce qu’il perd en richesse. Ainsi purgé, il acquiert ses principales caractéristiques classiques. Au fond, Malherbe fait triompher la raison dans la langue contre les passions. Pour lui, comme pour Vaugelas, qui parachèvera son œuvre, un seul "maître et souverain" doit guider la conduite de la langue : l’usage. » (Julien Thouery, « Le roman vrai de la langue française », Le Spectacle du monde, no 598, mars 2013, p. 32)