Rabelais
Mardi le 04 novembre 2003
Je me mets à lire tout ingénument. Je suis saisi par un tumulte de mots. Que signifie? On dirait que l'écrivain se plaît à faire entendre la langue. La variété, l'extraordinaire l'emportent. Il ne se soucie point du sens; un son en attire un autre; ce n'est point ressemblance qui les enchaîne, c'est plutôt différence, contraste. Il joue de la langue comme un musicien prélude, cherchant la combinaison et se laissant conduire. Ce caractère dans Rabelais ne cesse point. Tout y est prétexte; les objets auxquels il pense, comme les vêtements de Pantagruel, ou les plats d'un repas, ou les livres d'une bibliothèque. Je disais autrefois d'un poète qu'il fait sonner le langage. Cette partie de la poésie est certainement dans Rabelais; mais il s'y joint un emportement de sentiment. Cet auteur s'enivre de sa langue, il est ravi de cette abondance qui se montre. Voilà donc un trait de Rabelais. En voici un autre. Quoi donc?
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En toute matière, l'obscénité est le départ d'une fusée. Comme s'il se moquait de ceux qui rougissent de cette langue effrontée. Mais il y a autre chose. Il rougit de rougir. C'est qu'il découvre, lui médecin, quelque nécessité que l'on voudrait cacher. Cette nécessité naturelle est son Dieu. Il croit l'offenser, puisqu'elle lui fait honte. Et ce n'est pas exceptionnel. Chacun a de naissance cette nature grossière dont il croit devoir rougir. Il ne faut pas rougir; il faut accepter toute la nature humaine. Sans quoi rien n'est qu'hypocrisie; et, bien sûr, il faut redoubler, faire sortir l'animal humain. C'est une sorte de devoir de franchise. Plus je suis choqué, mieux je comprends. Je le sens naturiste ou réaliste. Il veut essayer de vivre toute sa vie. Ici je retrouve l'ivresse du vocabulaire. Il est strictement vrai que l'impudicité enivre. Faut-il craindre de boire? Faut-il craindre le plaisir? Une nouvelle philosophie se montre, qui est la cynique. Il n'a point honte de Dieu qui nous a faits tels. De là ces séries fameuses, mais que l'on cache, torche-cul et chier et manger. Ici paraît donc une grandeur humaine qu'il ne faut pas méconnaître. Jusque dans l'église, Panurge ose tenir aux femmes des propos offensants et humiliants. À la face du Seigneur il poursuit son plaisir. Il faut faire bien attention. Car ceux qui traitent les choses de l'esprit comme choses du corps ne savent pas ce que c'est que plaisir. Le moindre plaisir est de tout l'homme, comme a dit Condillac: «je suis odeur de rose.» Or cette odeur n'est agréable que parce qu'elle envahit tout notre être comme une douleur. Aussi n'est-ce point dans le nez que je sens l'odeur de rose, mais je la sens comme je perçois l'univers. Le plaisir de boire est de même; ce qui plaît dans le boire c'est la plénitude, c'est l'abondance, c'est une sorte d'emphase dans le boire. Aussi faut-il beaucoup boire et pour cela manger salé. Il ne voit pas un verre plein sans le vider. Faire raison dit le buveur. Et en effet, si on ne le vide pas jusqu'au fond, que faire de cette petite goutte? Un plaisir sans plaisir, sans abondance. Un plaisir d'avare qui mange aux frais d'autrui. Cela manque de courage; ainsi on est amené à la guerre par tous ces excès. Tout naturellement nous apprenons que Frère Jean tue comme il boit, à grands coups du bâton de la croix. Qu'importe le flacon?
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C'est un art propre à Rabelais qu'il présente d'abord les masses et en fait sortir les individus. Oui, ses premières énumérations font comme des paysages. Ou plutôt c'est une foire; s'il parle des jeux, il en cite une centaine, comme si l'on passait au milieu des marchands. S'il va à la chasse, il en rapporte des quantités de gibier, mais aussi une variété dont on ne voit pas la fin. Cette surabondance est en lui et c'est même une partie de sa sagesse. De même que bien boire, c'est beaucoup boire, de même bien nommer, c'est beaucoup nommer. Un écrivain n'existe que par la présence et, mieux, l'afflux des paroles. Il se donne tout le choix possible. Et, quand on y regarde, on découvre une propriété des termes qui leur est inhérente. L'étymologie se présente d'elle-même. C'est pourquoi on peut lire Rabelais sans dictionnaire. Mais plutôt il est lui-même un dictionnaire; les mots sont pleins de force, et encore appuyés par leurs voisins. Je suis assuré que l'imitation de Rabelais donnerait aux écoliers une idée du bon style et leur mettrait pour toujours dans les oreilles une rumeur de beau langage. Et comme le passage est naturel du mot à l'idée, les voilà partis à bien raisonner, c'est-à-dire que les voilà rivaux de Pantagruel, et tout à fait dignes de l'admiration du père et du grand-père. Rien n'est plus beau que le discours de Janotus: «Rendez-nous les cloches!» On y sent une abondance qui ne fait que croître, et arrive à un joyeux délire (cloches, clochando!). Cet enivrement d'écrire est en tout écrivain, et, bien loin d'ajouter, il ne fait que retrancher comme on taille une haie vive. Il y a sans aucun doute un peu de folie dans l'inspiration, comme il est plus sensible dans la poésie, où c'est la sonorité qui rassemble les mots. Toutefois la prose dépend des mêmes conditions. En ce sens Rabelais ne cesse d'effleurer la poésie et nage dans la prose. Ce n'est certes pas par hasard qu'il se croit Tourangeau; car s'il est un pays où la belle langue est par tous adorée, c'est bien celui-là. Cette vertu agit sur tous, mais beaucoup n'y font pas attention; ils ne peuvent pourtant pas confondre Rabelais avec un bavard.
À ce sujet, je pense qu'un étranger qui voudrait apprendre le français, ferait bien d'apprendre la prose de Rabelais; car, après un exercice suffisant, il éprouverait la transparence de la langue, et serait capable d'improviser en français sans le moindre effort, en se fiant à ces honnêtes mots de Touraine. Mais, sous ce rapport, on n'enseigne nullement la langue. On n'y fait pas ces précieux exercices d'assouplissement qui nous conduisent à la variété des mots et qui nous façonnent le bec selon le français. Concevez-vous l'état d'un homme qui se méfie du français? Lisez Eugénie Grandet, vous découvrirez peut-être que c'est un marché d'affections, de respects, de prudence en vrai français. Cela ne peut se traduire en langage académique. Cela est de Saumur comme le vin. Je crois assez que les romanciers anglais se livrent aussi à l'ivresse de parler anglais comme dans le comté, et de là cette abondance si naturelle qu'ils font voir.
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Je reviens où j'en étais, au passage du discours surabondant à la guerre, à laquelle il faut bien s'attendre; car la guerre est un excès; c'est même en cela que la guerre est bonne; il faut faire la guerre comme on boit, et aussitôt l'on discerne deux guerres; l'une qui va aux faits et c'est la guerre de Picrochole, l'autre qui est naturelle comme le boire et le manger, qui est celle de Gargantua et Pantagruel. Rien n'est plus naturel que Frère Jean, il défend les vignes à coups de bâton. Toute la suite des batailles est de la même source; ils ne peuvent faire autrement. L'ennemi est corrompu par l'esprit de conquête, ce qui se voit aux vanteries de Picrochole. «Mais nous n'y bûmes point frais.» «Les cinquante putains, cela c'est pour moi.» Tout ici est imaginaire; et, en un sens, la guerre est fille d'imagination; car l'ivresse est la même pour tous. Mais où est donc l'esprit? Il consiste dans l'attitude d'un homme qui entend de folles déclamations et qui, les reconnaissant en lui-même, s'en sépare et les met devant lui au rang des choses, et ainsi s'en délivre. Dès lors, il n'y a plus à raconter que des exploits de géants; car l'homme est géant par cela même qu'il surmonte ses colères et ses espérances. Pantagruel arrache un arbre, et de cet arbre il abat les ennemis.
Aussitôt, sur ce fond de batailles, se dessinent le gymnaste, le coureur, redoutables par le naturel, et qui traitent l'ennemi comme des poux, des para-sites, et tout ce qu'à grand regret il faut écraser d'abord. L'homme qui se maintient hors de sa propre fureur est un héros; son discours est fin et précis comme un coup de bâton. Telle est la sagesse de toute cette armée; ils se battent comme ils boivent, et ne s'admirent point; ils ont dissipé toute cruauté. Simplement ils existent. Ils se font place. Voilà en quel sens les méchants fouaciers destructeurs des ceps sont punis comme il faut; et jamais on n'en tue plus qu'il n'est nécessaire. Tels sont les faits d'armes de nos bons géants; remarquons qu'ils n'occupent guère de place. Leur coup de bâton est comme un trait du style. Il est écrit dans le trait de style qu'on n'y reviendra pas. Ainsi la paix est partout dans la guerre. Tel est le triomphe de l'esprit. J'aperçois ici les merveilles de Descartes; j'y trouve les esprits animaux, qui changent soudainement en choses les sauvages passions, et qui permettent de jouer avec ces choses, même avec la douceur, sans y croire; c'est que ces hommes n'ont point de doutes quant à eux-mêmes, ils savent bien que leurs extravagances sont autant à eux que leur corps. En effet, on voit naître une autre humanité, par un bon usage de l'esprit tout près des actions, qui sait éviter la tristesse, la haine, comme les propres ennemis du sage, qui n'interrompt ni son festin ni sa beuverie, qui semble étirer le temps en longueur comme il paraît dans ces combats qui n'en finissent pas.
Cette marche du style, si retenue, est la marque même de ce style; il vient à l'épique, mais le laisse dès qu'il l'aperçoit; car l'épique tout cru est ridicule. L'esprit de Descartes mène cette guerre, soutient les esprits animaux par la nourriture, et leur confie le soin de colère et vengeance. Car il n'est pas raisonnable de traîner Hector autour d'Ilion, ni d'immoler dix jeunes Troyens sur la tombe de Patrocle. Il faudrait faire ces choses-là, mais sans y croire; sans emportement.
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Cette comparaison de l'Iliade à Rabelais vient tout naturellement; et cela me fait penser comme Dieu est loin de ces aventures de géants. Il y est, mais en sa place, et sans le visage de la nécessité, comme il convient. Ce n'est pas lui qui enverrait les dieux dans la mêlée. La mêlée éclaircit les yeux de nos combattants. À chaque instant, au lieu de croire qu'on voit un dieu, on croit bien mieux; on croit qu'on voit un homme. On reconnaît le chant d'oiseau de l'homme. On respire librement; on sait que le fuyard reviendra et se punira lui-même; on jouit déjà de la paix. On traite avec les hommes légitimes, comme voulait Talleyrand. Un tel style vaut dix Grotius. On voit l'homme de génie prendre possession du bonheur. Une ère nouvelle commence. On renaît de nouveau. On se prépare à de nouvelles épreuves. Le jeune fou s'en ira à la guerre pour essayer ses passions et sa volonté devant la nécessité de Dieu. Mais l'âge mûr sera tout à la réflexion sur ces folies mêmes, et sur ce genre d'agitation qui fait qu'un dieu nous emmène, comme dit Ajax, en remuant nos mains et nos jambes. On est toujours ramené au jugement du médecin. Le langage du médecin s'emploie à analyser les choses morales; l'abondance alors, l'inspiration, cette poésie de la prose, se changent en pénétration et en sagesse gouvernante. On devine que le métier de roi fera un bon roi.
On ne craint plus l'homme; on applique la belle formule, homo homini deus. Le cynisme est la seule chose humaine qui donne espoir. La majesté se dessine et le grand homme se montre dans son effrayante simplicité. Voilà jusqu'où peut aller la culture, ce culte du langage maternel. Il n'y a que le langage pour habiller l'homme; et, comme disait Proudhon, celui qui écrit mal pense nécessairement mal. Les manières sont tout, a dit l'autre; et c'est beaucoup dire.
Quand on entre dans cette suite de guerres, il ne se peut pas que l'on ne trouve quelque confusion. Est-ce Gargantua? Est-ce Pantagruel? L'un recommence l'autre. Panurge aussi fait souvent intrusion dans la chronique gargantuesque. Or Panurge appartient à l'âge de Pantagruel. Quel est le changement? C'est que le guerrier du premier âge est de sang royal; au lieu que Panurge est du peuple, comme son nom l'indique. C'est un élève de Frère jean. Seulement le moyen est peut-être bien de bonne noblesse; il ne travaille qu'à tuer et assommer. Panurge est le soldat citoyen. L'héroïsme se présente à ses yeux sous la forme d'un tour à jouer. Le moine est sérieux en diable. Panurge n'est jamais sérieux. Le courage lui semble trop sérieux. Les aventures où est mêlé Panurge, sont d'abord aventures plutôt qu'exploits. Panurge ne reconnaît en lui qu'une supériorité, c'est la subtilité d'esprit. Toute cette génération pantagruéline aime les surprises et les assauts soudains, l'imprévu. C'est Gargantua qui, en voyant pisser sa jument et battre de sa queue les hommes comme mouches, a dit ce grand mot: «je trouve Beau ce.» On reconnaîtra en ce mot une nuance de sérieux étymologique et géographique. Il y a donc dans la seconde guerre plus d'insouciance que dans la première, et déjà un peu coloniale. C'est ainsi que l'âme se développe, et le courage, alors, est de ne s'étonner de rien. Cette seconde guerre est un luxe, et non sans esprit.
Mais encore mieux, cette guerre ne peut être. Dès que l'homme a reconnu l'homme, les deux ennemis courent ensemble. Ce sont voyages en d'admirables îles, qui ont d'étranges rois ou reines (Quaresme Prenant ou Quinte Essence, qu'on nomme Entéléchie). Ici la fantaisie revient et la gaîté et les principes se mêlent aux folles apparences. Voici l'île d'Ode, où les chemins marchent; car on demande: «Où va ce chemin? À Paris ou à Orléans?» Donc les chemins marchent; donc les chemins sont vivants.
Quant à Quinte Essence ou Entéléchie, elle est un peu abstraite pour les buveurs. On la perd de vue dans les espaces; et c'est bien ainsi qu'elle est; on ne peut se passer de la suivre et de la perdre. On trouve en chemin l'île Sonnante, dont les cloches ne cessent de chanter; et tous les oiseaux de même y chantent. L'homme n'est pas oublié. Panurge fait du commerce. Il marchande avec Dindenault un mouton choisi. Le marchandage est grossi et comique. Mais Panurge attend pour rire. Marché fait, il charge son mouton sur son dos et le jette à la mer. Tout le monde connaît la suite; les moutons se jettent à l'eau, et Dindenault, qui veut les retenir, se noie aussi. En toutes ces aventures, on ne cesse de manger et boire, car il faut tenir l'ivresse à la hauteur du conte. Mais par une suite naturelle, on tombe dans une île qui est peuplée d'andouilles. Ce peuple rampe comme dans les rêves; il faut une armée de cuisiniers pour l'exterminer. Cela n'empêche point Panurge de chercher l'Oracle de la Dive Bouteille, et premièrement de consulter les uns et les autres pour savoir s'il se doit marier ou non. Pantagruel, au départ, est le plus sérieux des oracles; il cherche à deviner les espoirs et les craintes du consultant; et d'après cela «Mariez-vous donc... Ne vous mariez donc point.» Évitez ainsi le risque d'être cocu, et battu et dépouillé. Panurge se console en redoublant d'ivresse. Mais il ne peut éviter une terrible tempête, pendant laquelle il a grand-peur. On le lui reproche et il dit: «Quand voulez-vous que j'aie peur, sinon quand le danger est évident!»
On comprend qu'il n'y ait pas de fin à ces aventures, si l'on ne revient au pays de Chinon; et l'ouvrage finit, comme tout chapitre, par une rafale de synonymes. Toute la langue a roulé sur nous, et nous évitons le plus grand malheur, qui est de manquer de mots, soit pour gémir, soit pour injurier. Rien n'est oublié dans la peinture des Gripperninaud, des Chats-fourrés, de ce qui peut expliquer le pouvoir qu'a l'homme de troubler l'homme. Or ça! Or ça! dit-il. C'est émouvant comme une colère.
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Mais, comme il n'est point de tempête qui ne revienne au calme, ainsi tout finit et François Rabelais se montre, tout échauffé de la comédie, mais ravi d'avoir tant de monde. Cet art ne peut être comparé à rien, car les scènes de Molière les plus bouffonnes n'en sont que de petits morceaux. On est délivré du remords et saisi de nouveau par le désir de ce crime joyeux si aisément pardonné.
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En toute matière, l'obscénité est le départ d'une fusée. Comme s'il se moquait de ceux qui rougissent de cette langue effrontée. Mais il y a autre chose. Il rougit de rougir. C'est qu'il découvre, lui médecin, quelque nécessité que l'on voudrait cacher. Cette nécessité naturelle est son Dieu. Il croit l'offenser, puisqu'elle lui fait honte. Et ce n'est pas exceptionnel. Chacun a de naissance cette nature grossière dont il croit devoir rougir. Il ne faut pas rougir; il faut accepter toute la nature humaine. Sans quoi rien n'est qu'hypocrisie; et, bien sûr, il faut redoubler, faire sortir l'animal humain. C'est une sorte de devoir de franchise. Plus je suis choqué, mieux je comprends. Je le sens naturiste ou réaliste. Il veut essayer de vivre toute sa vie. Ici je retrouve l'ivresse du vocabulaire. Il est strictement vrai que l'impudicité enivre. Faut-il craindre de boire? Faut-il craindre le plaisir? Une nouvelle philosophie se montre, qui est la cynique. Il n'a point honte de Dieu qui nous a faits tels. De là ces séries fameuses, mais que l'on cache, torche-cul et chier et manger. Ici paraît donc une grandeur humaine qu'il ne faut pas méconnaître. Jusque dans l'église, Panurge ose tenir aux femmes des propos offensants et humiliants. À la face du Seigneur il poursuit son plaisir. Il faut faire bien attention. Car ceux qui traitent les choses de l'esprit comme choses du corps ne savent pas ce que c'est que plaisir. Le moindre plaisir est de tout l'homme, comme a dit Condillac: «je suis odeur de rose.» Or cette odeur n'est agréable que parce qu'elle envahit tout notre être comme une douleur. Aussi n'est-ce point dans le nez que je sens l'odeur de rose, mais je la sens comme je perçois l'univers. Le plaisir de boire est de même; ce qui plaît dans le boire c'est la plénitude, c'est l'abondance, c'est une sorte d'emphase dans le boire. Aussi faut-il beaucoup boire et pour cela manger salé. Il ne voit pas un verre plein sans le vider. Faire raison dit le buveur. Et en effet, si on ne le vide pas jusqu'au fond, que faire de cette petite goutte? Un plaisir sans plaisir, sans abondance. Un plaisir d'avare qui mange aux frais d'autrui. Cela manque de courage; ainsi on est amené à la guerre par tous ces excès. Tout naturellement nous apprenons que Frère Jean tue comme il boit, à grands coups du bâton de la croix. Qu'importe le flacon?
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C'est un art propre à Rabelais qu'il présente d'abord les masses et en fait sortir les individus. Oui, ses premières énumérations font comme des paysages. Ou plutôt c'est une foire; s'il parle des jeux, il en cite une centaine, comme si l'on passait au milieu des marchands. S'il va à la chasse, il en rapporte des quantités de gibier, mais aussi une variété dont on ne voit pas la fin. Cette surabondance est en lui et c'est même une partie de sa sagesse. De même que bien boire, c'est beaucoup boire, de même bien nommer, c'est beaucoup nommer. Un écrivain n'existe que par la présence et, mieux, l'afflux des paroles. Il se donne tout le choix possible. Et, quand on y regarde, on découvre une propriété des termes qui leur est inhérente. L'étymologie se présente d'elle-même. C'est pourquoi on peut lire Rabelais sans dictionnaire. Mais plutôt il est lui-même un dictionnaire; les mots sont pleins de force, et encore appuyés par leurs voisins. Je suis assuré que l'imitation de Rabelais donnerait aux écoliers une idée du bon style et leur mettrait pour toujours dans les oreilles une rumeur de beau langage. Et comme le passage est naturel du mot à l'idée, les voilà partis à bien raisonner, c'est-à-dire que les voilà rivaux de Pantagruel, et tout à fait dignes de l'admiration du père et du grand-père. Rien n'est plus beau que le discours de Janotus: «Rendez-nous les cloches!» On y sent une abondance qui ne fait que croître, et arrive à un joyeux délire (cloches, clochando!). Cet enivrement d'écrire est en tout écrivain, et, bien loin d'ajouter, il ne fait que retrancher comme on taille une haie vive. Il y a sans aucun doute un peu de folie dans l'inspiration, comme il est plus sensible dans la poésie, où c'est la sonorité qui rassemble les mots. Toutefois la prose dépend des mêmes conditions. En ce sens Rabelais ne cesse d'effleurer la poésie et nage dans la prose. Ce n'est certes pas par hasard qu'il se croit Tourangeau; car s'il est un pays où la belle langue est par tous adorée, c'est bien celui-là. Cette vertu agit sur tous, mais beaucoup n'y font pas attention; ils ne peuvent pourtant pas confondre Rabelais avec un bavard.
À ce sujet, je pense qu'un étranger qui voudrait apprendre le français, ferait bien d'apprendre la prose de Rabelais; car, après un exercice suffisant, il éprouverait la transparence de la langue, et serait capable d'improviser en français sans le moindre effort, en se fiant à ces honnêtes mots de Touraine. Mais, sous ce rapport, on n'enseigne nullement la langue. On n'y fait pas ces précieux exercices d'assouplissement qui nous conduisent à la variété des mots et qui nous façonnent le bec selon le français. Concevez-vous l'état d'un homme qui se méfie du français? Lisez Eugénie Grandet, vous découvrirez peut-être que c'est un marché d'affections, de respects, de prudence en vrai français. Cela ne peut se traduire en langage académique. Cela est de Saumur comme le vin. Je crois assez que les romanciers anglais se livrent aussi à l'ivresse de parler anglais comme dans le comté, et de là cette abondance si naturelle qu'ils font voir.
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Je reviens où j'en étais, au passage du discours surabondant à la guerre, à laquelle il faut bien s'attendre; car la guerre est un excès; c'est même en cela que la guerre est bonne; il faut faire la guerre comme on boit, et aussitôt l'on discerne deux guerres; l'une qui va aux faits et c'est la guerre de Picrochole, l'autre qui est naturelle comme le boire et le manger, qui est celle de Gargantua et Pantagruel. Rien n'est plus naturel que Frère Jean, il défend les vignes à coups de bâton. Toute la suite des batailles est de la même source; ils ne peuvent faire autrement. L'ennemi est corrompu par l'esprit de conquête, ce qui se voit aux vanteries de Picrochole. «Mais nous n'y bûmes point frais.» «Les cinquante putains, cela c'est pour moi.» Tout ici est imaginaire; et, en un sens, la guerre est fille d'imagination; car l'ivresse est la même pour tous. Mais où est donc l'esprit? Il consiste dans l'attitude d'un homme qui entend de folles déclamations et qui, les reconnaissant en lui-même, s'en sépare et les met devant lui au rang des choses, et ainsi s'en délivre. Dès lors, il n'y a plus à raconter que des exploits de géants; car l'homme est géant par cela même qu'il surmonte ses colères et ses espérances. Pantagruel arrache un arbre, et de cet arbre il abat les ennemis.
Aussitôt, sur ce fond de batailles, se dessinent le gymnaste, le coureur, redoutables par le naturel, et qui traitent l'ennemi comme des poux, des para-sites, et tout ce qu'à grand regret il faut écraser d'abord. L'homme qui se maintient hors de sa propre fureur est un héros; son discours est fin et précis comme un coup de bâton. Telle est la sagesse de toute cette armée; ils se battent comme ils boivent, et ne s'admirent point; ils ont dissipé toute cruauté. Simplement ils existent. Ils se font place. Voilà en quel sens les méchants fouaciers destructeurs des ceps sont punis comme il faut; et jamais on n'en tue plus qu'il n'est nécessaire. Tels sont les faits d'armes de nos bons géants; remarquons qu'ils n'occupent guère de place. Leur coup de bâton est comme un trait du style. Il est écrit dans le trait de style qu'on n'y reviendra pas. Ainsi la paix est partout dans la guerre. Tel est le triomphe de l'esprit. J'aperçois ici les merveilles de Descartes; j'y trouve les esprits animaux, qui changent soudainement en choses les sauvages passions, et qui permettent de jouer avec ces choses, même avec la douceur, sans y croire; c'est que ces hommes n'ont point de doutes quant à eux-mêmes, ils savent bien que leurs extravagances sont autant à eux que leur corps. En effet, on voit naître une autre humanité, par un bon usage de l'esprit tout près des actions, qui sait éviter la tristesse, la haine, comme les propres ennemis du sage, qui n'interrompt ni son festin ni sa beuverie, qui semble étirer le temps en longueur comme il paraît dans ces combats qui n'en finissent pas.
Cette marche du style, si retenue, est la marque même de ce style; il vient à l'épique, mais le laisse dès qu'il l'aperçoit; car l'épique tout cru est ridicule. L'esprit de Descartes mène cette guerre, soutient les esprits animaux par la nourriture, et leur confie le soin de colère et vengeance. Car il n'est pas raisonnable de traîner Hector autour d'Ilion, ni d'immoler dix jeunes Troyens sur la tombe de Patrocle. Il faudrait faire ces choses-là, mais sans y croire; sans emportement.
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Cette comparaison de l'Iliade à Rabelais vient tout naturellement; et cela me fait penser comme Dieu est loin de ces aventures de géants. Il y est, mais en sa place, et sans le visage de la nécessité, comme il convient. Ce n'est pas lui qui enverrait les dieux dans la mêlée. La mêlée éclaircit les yeux de nos combattants. À chaque instant, au lieu de croire qu'on voit un dieu, on croit bien mieux; on croit qu'on voit un homme. On reconnaît le chant d'oiseau de l'homme. On respire librement; on sait que le fuyard reviendra et se punira lui-même; on jouit déjà de la paix. On traite avec les hommes légitimes, comme voulait Talleyrand. Un tel style vaut dix Grotius. On voit l'homme de génie prendre possession du bonheur. Une ère nouvelle commence. On renaît de nouveau. On se prépare à de nouvelles épreuves. Le jeune fou s'en ira à la guerre pour essayer ses passions et sa volonté devant la nécessité de Dieu. Mais l'âge mûr sera tout à la réflexion sur ces folies mêmes, et sur ce genre d'agitation qui fait qu'un dieu nous emmène, comme dit Ajax, en remuant nos mains et nos jambes. On est toujours ramené au jugement du médecin. Le langage du médecin s'emploie à analyser les choses morales; l'abondance alors, l'inspiration, cette poésie de la prose, se changent en pénétration et en sagesse gouvernante. On devine que le métier de roi fera un bon roi.
On ne craint plus l'homme; on applique la belle formule, homo homini deus. Le cynisme est la seule chose humaine qui donne espoir. La majesté se dessine et le grand homme se montre dans son effrayante simplicité. Voilà jusqu'où peut aller la culture, ce culte du langage maternel. Il n'y a que le langage pour habiller l'homme; et, comme disait Proudhon, celui qui écrit mal pense nécessairement mal. Les manières sont tout, a dit l'autre; et c'est beaucoup dire.
Quand on entre dans cette suite de guerres, il ne se peut pas que l'on ne trouve quelque confusion. Est-ce Gargantua? Est-ce Pantagruel? L'un recommence l'autre. Panurge aussi fait souvent intrusion dans la chronique gargantuesque. Or Panurge appartient à l'âge de Pantagruel. Quel est le changement? C'est que le guerrier du premier âge est de sang royal; au lieu que Panurge est du peuple, comme son nom l'indique. C'est un élève de Frère jean. Seulement le moyen est peut-être bien de bonne noblesse; il ne travaille qu'à tuer et assommer. Panurge est le soldat citoyen. L'héroïsme se présente à ses yeux sous la forme d'un tour à jouer. Le moine est sérieux en diable. Panurge n'est jamais sérieux. Le courage lui semble trop sérieux. Les aventures où est mêlé Panurge, sont d'abord aventures plutôt qu'exploits. Panurge ne reconnaît en lui qu'une supériorité, c'est la subtilité d'esprit. Toute cette génération pantagruéline aime les surprises et les assauts soudains, l'imprévu. C'est Gargantua qui, en voyant pisser sa jument et battre de sa queue les hommes comme mouches, a dit ce grand mot: «je trouve Beau ce.» On reconnaîtra en ce mot une nuance de sérieux étymologique et géographique. Il y a donc dans la seconde guerre plus d'insouciance que dans la première, et déjà un peu coloniale. C'est ainsi que l'âme se développe, et le courage, alors, est de ne s'étonner de rien. Cette seconde guerre est un luxe, et non sans esprit.
Mais encore mieux, cette guerre ne peut être. Dès que l'homme a reconnu l'homme, les deux ennemis courent ensemble. Ce sont voyages en d'admirables îles, qui ont d'étranges rois ou reines (Quaresme Prenant ou Quinte Essence, qu'on nomme Entéléchie). Ici la fantaisie revient et la gaîté et les principes se mêlent aux folles apparences. Voici l'île d'Ode, où les chemins marchent; car on demande: «Où va ce chemin? À Paris ou à Orléans?» Donc les chemins marchent; donc les chemins sont vivants.
Quant à Quinte Essence ou Entéléchie, elle est un peu abstraite pour les buveurs. On la perd de vue dans les espaces; et c'est bien ainsi qu'elle est; on ne peut se passer de la suivre et de la perdre. On trouve en chemin l'île Sonnante, dont les cloches ne cessent de chanter; et tous les oiseaux de même y chantent. L'homme n'est pas oublié. Panurge fait du commerce. Il marchande avec Dindenault un mouton choisi. Le marchandage est grossi et comique. Mais Panurge attend pour rire. Marché fait, il charge son mouton sur son dos et le jette à la mer. Tout le monde connaît la suite; les moutons se jettent à l'eau, et Dindenault, qui veut les retenir, se noie aussi. En toutes ces aventures, on ne cesse de manger et boire, car il faut tenir l'ivresse à la hauteur du conte. Mais par une suite naturelle, on tombe dans une île qui est peuplée d'andouilles. Ce peuple rampe comme dans les rêves; il faut une armée de cuisiniers pour l'exterminer. Cela n'empêche point Panurge de chercher l'Oracle de la Dive Bouteille, et premièrement de consulter les uns et les autres pour savoir s'il se doit marier ou non. Pantagruel, au départ, est le plus sérieux des oracles; il cherche à deviner les espoirs et les craintes du consultant; et d'après cela «Mariez-vous donc... Ne vous mariez donc point.» Évitez ainsi le risque d'être cocu, et battu et dépouillé. Panurge se console en redoublant d'ivresse. Mais il ne peut éviter une terrible tempête, pendant laquelle il a grand-peur. On le lui reproche et il dit: «Quand voulez-vous que j'aie peur, sinon quand le danger est évident!»
On comprend qu'il n'y ait pas de fin à ces aventures, si l'on ne revient au pays de Chinon; et l'ouvrage finit, comme tout chapitre, par une rafale de synonymes. Toute la langue a roulé sur nous, et nous évitons le plus grand malheur, qui est de manquer de mots, soit pour gémir, soit pour injurier. Rien n'est oublié dans la peinture des Gripperninaud, des Chats-fourrés, de ce qui peut expliquer le pouvoir qu'a l'homme de troubler l'homme. Or ça! Or ça! dit-il. C'est émouvant comme une colère.
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Mais, comme il n'est point de tempête qui ne revienne au calme, ainsi tout finit et François Rabelais se montre, tout échauffé de la comédie, mais ravi d'avoir tant de monde. Cet art ne peut être comparé à rien, car les scènes de Molière les plus bouffonnes n'en sont que de petits morceaux. On est délivré du remords et saisi de nouveau par le désir de ce crime joyeux si aisément pardonné.