Dieu

Jacques Dufresne

Première version de cet article: 2003. Mise à jour des liens: septembre 2020


«Du Dieu des armées au Dieu désarmé»

«On va à Dieu par des commencements sans fin», écrit un Père de L’Église. Cette page est notre premier commencement… Une parfaite définition de Dieu par le plus grand des théologiens serait moins à sa place ici que nos balbutiements. Étant les auteurs d’une oeuvre qui comporte déjà mille allusions à Dieu, c’est à nous, cohérence oblige, qu’il appartient d’évoquer le foyer vers lequel convergent ces allusions.

De René Dubos et d'autres pionniersde l’écologie , nous avons appris que la vie, hier encore terrifiante pour l’être humain, est devenue une chose fragile entre ses mains. Nous étions les enfants de la vie. Nous en sommes les parents. Le lion est devenu un agneau qui attend tout de notre sollicitude.

L’événement charnière dans ce renversement des perspectives aura été la première vision de la terre depuis l’espace. Comment ne pas éprouver pour cette sphère colorée, au milieu des astres gris et morts, un sentiment analogue à celui des parents pour leurs enfants ?

À cette transformation dans le rapport avec la vie correspondait une transformation semblable du rapport avec Dieu. Dieu, hier encore tout-puissant, intervenant de façon imprévisible dans sa création, devenait un Dieu  pur et faible d'avoir abandonné sa création à ses propres lois, lois que le progrès de la science et de la technique rendaient de plus en plus manifestes. Nous passions du Dieu de l'humanité enfant  à Celui de l'humanité adulte, comme en a témoigné le poète Frédéric Mistral:

Il chante les peuples sevrés
Que l’on entend crier à l’horizon ;
Il chante l’humanité future
Maîtrisant à son gré le monde naturel
Et, devant l’homme souverain,
Dieu, pas à pas se retirant.

Dans la partie la plus savante de l’humanité, l’Europe, les guerres et les purges les plus cruelles de l’histoire humaine ont marqué cette période. Ce fut une occasion pour les porte-parole de ces générations de réclamer et de proclamer la mort de Dieu. Pour le Dieu des chrétiens tout au moins, ce n’était pas une bien grande nouvelle. Mourir par l’homme et pour l’homme, c’est son métier. «Jésus-Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde.»(Pascal)

Deux grandes orientations dans les rapports de l’homme avec Dieu allaient bientôt se préciser. Le Dieu de l’humanité enfant, que l’on reconnaît à sa toute-puissance, à son pouvoir magique, à ses partis pris, le Dieu des armées en un mot, allait renaître dans le sillage de divers mouvements fondamentalistes :

Certes on peut comprendre que les êtres humains, demeurés faibles en dépit de leur puissance prométhéenne, cherchent encore refuge dans le Dieu de l’humanité enfant ; une telle foi paraît néanmoins dépourvue d'authenticité du moins dans les régions du monde où l’on vit des bienfaits d’une science et d’une technique fondées sur un principe, le principe de causalité, qui interdit de croire que Dieu brise la chaîne des causes naturelles pour intervenir dans les choses de la nature et de l’humanité. On ne peut pas fabriquer des nuages de pluie un jour et le lendemain demander à Dieu de mettre fin à la sécheresse.

D’où la seconde orientation dans le rapport avec Dieu : le passage, selon la formule de Gustave Thibon, du «Dieu des armées au Dieu désarmé,» de l’invocation du Dieu puissant que l’on veut avoir de son côté, à la compassion pour un Dieu faible et pur offrant son amour à tous les camps. l’humanité enfin capable d’assumer sa maturité !

Cette voie nous a été indiquée par deux auteurs, Simone Weil et Gustave Thibon, qui furent liés par une amitié d’autant plus significative que l’un et l’autre appartenaient à des camps politiques différents. Ils ont témoigné de façon convergente d’un Dieu purifié de ces attributs faussement divins que l’humanité enfant projetait en Lui pour se consoler de son impuissance.

Simone Weil et Gustave Thibon occupent une place de choix dans cette encyclopédie. On y trouvera toutes les indications nécessaires pour se familiariser avec leur pensée sur Dieu. Nous en donnons ici un bref aperçu :

Simone Weil
«Celui qu’il faut aimer est absent...» «Il s’est vidé de sa divinité...»

«Dieu ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut (et quand elle descend, c'est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d'être dont l'une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l'autre sa place dans l'ordonnance providentielle du monde, et jamais il n'est permis d'user de l'une comme d'une explication auquel appartient l'autre»(Simone Weil, Intuitions pré-chrétiennes, Éditions du Vieux-Colombier, 1950, p. 22-24). Opus cité, p. 31.)

«L'inflexible nécessité, la misère, la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies ­ tout cela c'est l'amour divin. C'est Dieu qui par amour se retire de nous afin que nous puissions l'aimer. Car si nous étions exposés au rayonnement direct de son amour, sans la protection de l'espace, du temps et de la matière, nous serions évaporés comme l'eau au soleil ; il n'y aurait pas assez de je en nous pour abandonner le je par amour. La nécessité est l'écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C'est à nous de percer l’écran pour cesser d'être » (Opus cité, p. 31).


Gustave Thibon
«Depuis que l’homme est devenu très riche, Dieu s’est fait très pauvre. Dieu est nu maintenant comme les nouveau-nés et comme les morts. Les manteaux de roi et tous les oripeaux de la toute puissance que les croyants avaient jetés sur sa nudité se sont envolés comme des haillons. L’homme a tout volé à Dieu ; il est le seul roi de la création – et Dieu dépossédé s’est réfugié dans l’Incréé. Peux-tu aimer un Dieu nu, une perfection mendiante, une beauté qui n’apparaît que dans les rêves ? [...] Prier pour les hommes enfants, c’était tout demander à Dieu ; pour les hommes dieux, c’est tout refuser pour Dieu. Ah ! le grand cycle s’accomplit... c’était cela le sens de l’histoire : conquérir l’univers pour y renoncer, immoler la certitude au mystère, faire de l’homme l’égal de Dieu pour que sa réponse soit aussi libre aussi pure que l’appel de Dieu» (Vous serez comme des dieux, Fayard, Paris 1959, p. 128 et 173).

***

Mort de Dieu, mort de l'homme (Gaétan Daoust)
«L'idée de la mort de Dieu n'apparaît pas, comme on le laisse souvent entendre, à la fin du XlXe siècle, avec Nietzsche. Un siècle auparavant, Hegel avait écrit que "le sentiment sur lequel repose la religion moderne est le sentiment que Dieu même est mort". Ce qui appartient à Nietzsche c'est de l'avoir vraiment compris, avec cet lucidité qui est bien, selon le mot du poète René Char, "la blessure la plus rapprochée du soleil '' et d'en avoir pressenti les conséquences avec une sensibilité dont on ne retrouvera jamais l'équivalent chez ses nombreux héritiers, même les plus doués. «Dieu est mort, et c'est vous et moi, qui l'avons tué». Il y aura suffi de quelques générations de rationalité autarcique, de sécularisation du contenu et du projet de l'histoire, devenue celle d'un mythique progrès de la raison, puis de la science, et de la technique, et de l'humanité partant à la conquête d'un bonheur universel, fruit de ses seuls efforts.»

GAÉTAN DAOUST, "Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: un homme en quête d'identité", L'Agora, vol 1, no 3, décembre 1993.

S'agissait-il seulement de la mort du Dieu de l'humanité enfant ?
 

La preuve par la beauté du monde, selon Simone Weil

Simone Weil est moderne. Elle adhère à l'idée que les phénomènes sont déterminés par des forces qui elles-mêmes obéissent à des lois. Elle retient l'hypothèse déterministe, quoiqu'elle préfère le mot nécessité pour désigner la même réalité. Mais ce monde soumis à la nécessité est beau. Nous le savons par expérience. Ce mélange de force et de beauté ne peut s'expliquer, nous dit-elle, que par analogie avec l'œuvre d'art.

«Tous les éléments qui constituent un tableau, toutes les notes présentes dans une oeuvre musicale sont soumis aux lois de la nature, à la nécessité. Il n'empêche que l'ensemble nous touche non pas à la façon d'une force d'attraction irrésistible mais à la manière d'un sourire suppliant. Cela, nous dit Simone Weil, ne peut s'expliquer que si l'on pense, comme Platon, « que le Bien règne sur la nécessité par la persuasion ». Ce rapport ineffable entre le Bien et la nécessité constitue à la fois l'essence du monde et l'essence de l'inspiration artistique.

Le démiurge, précise Simone Weil, « ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut (et quand elle descend, c'est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d'être dont l'une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l'autre sa place dans l'ordonnance providentielle du monde, et jamais il n'est permis d'user de l'une comme d'une explication sur le plan auquel appartient l'autre.»1

Ce qui a conduit Simone Weil à la preuve de l'existence de Dieu par la beauté du monde:

«L'analogie entre le monde et une oeuvre d'art a sa vérification expérimentale dans le sentiment même de la beauté du monde, car le beau est la seule source du sentiment de beauté. [...] Dans le monde comme dans l'oeuvre d'art, il y a finalité sans aucune fin représentable. Toutes les fabrications humaines sont des ajustements de moyens en vue de fins déterminées, sauf l'oeuvre d'art où il y a ajustement de moyens, où il y a évidemment finalité, mais où on ne peut concevoir aucune fin. En un sens, la fin n'est pas autre chose que l'ensemble des moyens employés; en un sens la fin est tout à fait transcendante. Il en est exactement de même dans l'univers et le cours de l'univers, dont la fin est éminemment transcendante et non représentable puisque c'est Dieu lui-même. L'art est donc l'unique terme de comparaison légitime.

On se sert d'une montre sans aimer l'horloger, mais on ne peut pas écouter avec attention un chant parfaitement beau sans aimer l'auteur du chant et le chanteur. Réciproquement, l'horloger n'a pas besoin d'aimer pour faire une montre au lieu que la création artistique n'est pas autre chose que de l'amour.» 2

«Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans univers. Il est bon qu'ils soient cachés et sans nom dans l'âme.»

Simone Weil, La pesanteur et la grâce8 Simone Weil,

1-Intuitions préchrétiennes, Éditions de la Colombe, Paris, 1951, p.31.
2- Ibid. p.24.

 

 

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Essentiel

La preuve par la beauté du monde, selon Simone Weil

Simone Weil est moderne. Elle adhère à l'idée que les phénomènes sont déterminés par des forces qui elles-mêmes obéissent à des lois. Elle retient l'hypothèse déterministe, quoiqu'elle préfère le mot nécessité pour désigner la même réalité. Mais ce monde soumis à la nécessité est beau. Nous le savons par expérience. Ce mélange de force et de beauté ne peut s'expliquer, nous dit-elle, que par analogie avec l'œuvre d'art.

«Tous les éléments qui constituent un tableau, toutes les notes présentes dans une oeuvre musicale sont soumis aux lois de la nature, à la nécessité. Il n'empêche que l'ensemble nous touche non pas à la façon d'une force d'attraction irrésistible mais à la manière d'un sourire suppliant. Cela, nous dit Simone Weil, ne peut s'expliquer que si l'on pense, comme Platon, « que le Bien règne sur la nécessité par la persuasion ». Ce rapport ineffable entre le Bien et la nécessité constitue à la fois l'essence du monde et l'essence de l'inspiration artistique.

Le démiurge, précise Simone Weil, « ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut (et quand elle descend, c'est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d'être dont l'une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l'autre sa place dans l'ordonnance providentielle du monde, et jamais il n'est permis d'user de l'une comme d'une explication sur le plan auquel appartient l'autre.»1

Ce qui a conduit Simone Weil à la preuve de l'existence de Dieu par la beauté du monde:

«L'analogie entre le monde et une oeuvre d'art a sa vérification expérimentale dans le sentiment même de la beauté du monde, car le beau est la seule source du sentiment de beauté. [...] Dans le monde comme dans l'oeuvre d'art, il y a finalité sans aucune fin représentable. Toutes les fabrications humaines sont des ajustements de moyens en vue de fins déterminées, sauf l'oeuvre d'art où il y a ajustement de moyens, où il y a évidemment finalité, mais où on ne peut concevoir aucune fin. En un sens, la fin n'est pas autre chose que l'ensemble des moyens employés; en un sens la fin est tout à fait transcendante. Il en est exactement de même dans l'univers et le cours de l'univers, dont la fin est éminemment transcendante et non représentable puisque c'est Dieu lui-même. L'art est donc l'unique terme de comparaison légitime.

On se sert d'une montre sans aimer l'horloger, mais on ne peut pas écouter avec attention un chant parfaitement beau sans aimer l'auteur du chant et le chanteur. Réciproquement, l'horloger n'a pas besoin d'aimer pour faire une montre au lieu que la création artistique n'est pas autre chose que de l'amour.» 2

«Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans univers. Il est bon qu'ils soient cachés et sans nom dans l'âme.»

Simone Weil, La pesanteur et la grâce8 Simone Weil,

1-Intuitions préchrétiennes, Éditions de la Colombe, Paris, 1951, p.31.
2- Ibid. p.24.

 

Enjeux

Mort de Dieu, mort de l'homme (Gaétan Daoust)
«L'idée de la mort de Dieu n'apparaît pas, comme on le laisse souvent entendre, à la fin du XlXe siècle, avec Nietzsche. Un siècle auparavant, Hegel avait écrit que "le sentiment sur lequel repose la religion moderne est le sentiment que Dieu même est mort". Ce qui appartient à Nietzsche c'est de l'avoir vraiment compris, avec cet lucidité qui est bien, selon le mot du poète René Char, "la blessure la plus rapprochée du soleil '' et d'en avoir pressenti les conséquences avec une sensibilité dont on ne retrouvera jamais l'équivalent chez ses nombreux héritiers, même les plus doués. «Dieu est mort, et c'est vous et moi, qui l'avons tué». Il y aura suffi de quelques générations de rationalité autarcique, de sécularisation du contenu et du projet de l'histoire, devenue celle d'un mythique progrès de la raison, puis de la science, et de la technique, et de l'humanité partant à la conquête d'un bonheur universel, fruit de ses seuls efforts.»

S'agissait-il seulement de la mort du Dieu de l'humanité enfant ?

GAÉTAN DAOUST, "Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: un homme en quête d'identité", L'Agora, vol 1, no 3, décembre 1993.

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