Autorité


D'une personne qui a de l'autorité, on dit qu'elle pèse lourd ou qu'elle a du poids. Le verbe latin augere, d'où viennent les mots auctoritas et autorité, signifie augmenter. La qualité qui, augmentant une personne, constitue son autorité, peut venir de ses ancêtres, de ses vertus publiques ou de ses succès, à la guerre ou aux élections. L'augmentation peut être ajoutée de l'extérieur par un poste dans une hiérarchie, elle peut aussi être organique. Dans ce cas, elle est parfois telle que la personne qui en est l'objet n'a qu'à paraître pour inspirer le respect et l'obéissance. «Le monde en le voyant eut reconnu son maître» (Racine à propos de Louis XIV).

Hannah Arendt

Hannah Arendt, pour qui l'autorité c'est la capacité d'obtenir l'obéissance «sans recourir à la contrainte par la force ou à la persuasion par arguments,» met l'accent sur l'augmentation apportée par le passé. Dans un passage sur les origines romaines du concept d'autorité, elle écrit: «Les actions du peuple sont, comme celles des enfants, exposées à l'erreur et demandent donc une augmentation et une confirmation de la part du conseil des anciens (Montesquieu). Le caractère autoritaire de l'augmentation des anciens se trouve dans le fait qu'elle n'est qu'un simple avis, qui n'a besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d'un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure. Aussi, les précédents, les actions des ancêtres et les coutumes qu'elles engendraient, étaient toujours liants. »

Hannah Arendt rappelle ensuite qu'en abandonnant à César ce qui était à César l'Église romaine a conservé pour elle l'autorité tout en reconnaissant à l'État le droit d'exercer le pouvoir. Elle rappelle aussi que, dans l'hypothèse, devenue celle de Platon après la mort de Socrate, où ni les anciens ni la religion n'ont suffisamment d'autorité et où la persuasion ne peut les remplacer, il reste un recours, la vérité: un ensemble d'idées et de règles que l'on propose au peuple avec l'espoir qu'il recevra son assentiment. «Il est apparu à Platon que la vérité est plus forte que la persuasion et l'argumentation. Le substitut de la persuasion proposée par Platon est l'introduction aux lois, dans laquelle leur intention et leurs buts doivent être expliqués aux citoyens.
Soit le savoir du spécialiste inspire confiance, de sorte que ni la force, ni la persuasion ne sont nécessaires pour obtenir l'acquiescement, ou bien celui qui commande et celui qui obéit appartiennent à deux catégories d'êtres complètements différents, dont l'un est déjà implicitement assujetti à l'autre.»
Les chartes de droits s'inscrivent dans cette perspective. Dans la mesure toutefois où elles se limitent aux droits, elles ne disent qu'une infime partie de la vérité que Platon avait à l'esprit quand ilécrivait la République.

HANNAH ARENDT, Folio Culture, 1994 (1972), pp. 121à 252.

Saint Thomas soutient que c'est la nature et par suite Dieu qui confère l'autorité. Diderot pense que l'autorité appartient soit à ceux qui ont usé de la violence pour s'emparer du pouvoir, soit à ceux à qui le pouvoir a été confié par contrat, avec le consentement des citoyens.

À ces trois fondements de l'autorité il faut désormais en ajouter un quatrième: la mécanique. Une recherche sur le mot autorité au moyen de l'engin de recherche Google fait apparaître le présent dossier en 8e position sur plus de 800 000. Notre document étant précédé par des sites comme celui des autorités aéroportuaires, on peut considérer qu'il est le premier document normatif recommandé sur Internet, ce qui lui confère une certaine autorité.

Dans la mesure où l'engin de recherche tient compte des liens vers notre dossier dans d'autres sites, on peut considérer que l'autorité dont il jouit est fondée sur un consensus, mais même dans ce cas la mécanique est au coeur du processus.

Ce gouvernement des esprits par le moyen d'une machine à calculer les références a commencé dans le monde universitaire. Trois commentateurs en engendrent trente, qui en engendrent trois cents et cela suffit pour que la thèse initiale, vraie ou fausse, fasse autorité. Lors d'un séminaire de L'Agora sur l'éducation, un universitaire a défendu sa thèse, selon laquelle l'éducation est une science et non un art, en révélant qu'il possédait des données prouvant que plus de sept cents de ses collègues dans le monde étaient de son avis.

L'argument d'autorité sous la forme qu'il a prise jusqu'à la Renaissance a disparu. Aristote a été détrôné. L'autorité intellectuelle résulte désormais du jeu des références qui est pour une large part un phénomène mécanique et quantitatif. Chassez l'autorité personnelle et celle du passé et elles reviendront bien vite sous la forme de la tyrannie du nombre.

Est-il nécessaire d'ajouter que ce qui est vrai de l'autorité intellectuelle l'est aussi, et peut-être davantage, de l'autorité politique?

Thomas d'Aquin

«De même que le village apparaît avec la génération, de même, la cité commence toujours sous la direction d’un roi. La lignée peut, elle aussi, connaître une royauté, et certaines cités auront alors plus d’un souverain. Car cités et lignées se constituent autour de l’émergence d’une monarchie. Le domaine, en effet, est soumis à l’autorité du patriarche, comme les fils à leur père, et tout le village constitué par les liens du sang est dirigé, au nom de la parenté, par l’aïeul du clan, comme la cité l’est par un roi. Homère l’a écrit : chacun donne sa loi à sa femme et à ses enfants comme un roi à sa cité. C’est pourquoi ce régime se transmet du domaine à la commune, puis à la société civile. Car plusieurs villages sont comme autant de villes dispersées dans l’espace puisque autrefois les hommes habitaient des bourgs et ne se regroupaient pas encore en une cité unique. A l’évidence, la royauté sur la ville ou sur la lignée est née du patriarcat domestique et villageois. C’est si naturel que toutes les nations ont imaginé leurs dieux eux-mêmes soumis à un roi comme Jupiter. Aujourd’hui encore en effet, beaucoup d’hommes vivent sous une monarchie, et quasiment tous ont connu dans le passé ce régime qui fut le premier. Or, concevant la divinité à leur ressemblance, ils lui ont donné figure humaine et ont calqué sur les leurs, le mode de vie des dieux et leurs relations. Aristote, à la façon des platoniciens, veut parler ici des substances séparées de la matière, créées par un Dieu suprême unique, à qui les païens attribuèrent faussement les mœurs et l’aspect des hommes.»

THOMAS D'AQUIN, Le grand portail philosophie, traduction de huit introductions philosophiques essentielles.

Diderot

«Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes, et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé, ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l’autorité.

La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation, et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts et qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité, la défait alors : c’est la loi du plus fort.

Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l’était arrogée, devenant alors prince, cesse d’être tyran.

La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du Créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d’idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n’est qu’une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l’esprit ne se soucie guère, et qu’il abandonne à l’institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d’un culte civil et politique, ou d’un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l’esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n’a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu’on a voulu qu’il signifiât ; mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature, en faire l’unique et le dernier motif de ses actions, c’est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu’un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l’esprit d’irréligion pourrait se jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince.

La vraie et légitime puissance a donc nécessairement des bornes. Aussi l’Écriture nous dit-elle : « Que votre soumission soit raisonnable », sit rationabile obsequium vestrum. « Toute puissance qui vient de Dieu est une puissance réglée », omnis potestas a Deo ordinata est. Car c’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles, conformément à la droite raison et au sens littéral, et non conformément à l’interprétation de la bassesse et de la flatterie, qui prétendent que toute puissance, quelle qu’elle soit, vient de Dieu. Quoi donc, n’y a-t-il point de puissances injustes ? n’y a-t-il pas des autorités qui, loin de venir de Dieu, s’établissent contre ses ordres et contre sa volonté ? les usurpateurs ont-ils Dieu pour eux ? faut-il obéir en tout aux persécuteurs de la vraie religion ? et pour fermer la bouche à l’imbécillité, la puissance de l’Antéchrist sera-t-elle légitime ? Ce sera pourtant une grande puissance. Énoch et Élie qui lui résisteront, seront-ils des rebelles et des séditieux qui auront oublié que toute puissance vient de Dieu, ou des hommes raisonnables, fermes et pieux, qui sauront que toute puissance cesse de l’être dès qu’elle sort des bornes que la raison lui a prescrites, et qu’elle s’écarte des règles que le souverain des princes et des sujets a établies ; des hommes enfin qui penseront; comme saint Paul, que toute puissance n’est de Dieu qu’autant qu’elle est juste et réglée ?

Le prince tient de ses sujets mêmes l’autorité qu’il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l’État.»

René Rémond

«La notion d’autorité est très ancienne. L’étymologie l’atteste: le mot qui nous vient du latin, auctoritas, témoigne que le concept existait déjà dans l’Antiquité. L’idée et le mot nous ont été légués par Rome avec la notion d’État. Mais, si le concept a pris dans la tradition juridique romaine un sens précis et un contenu spécifique, la chose et l’idée ne sont pas propres à Rome. Avant d’être une notion, l’autorité a été une réalité, un fait social dans toutes les sociétés. C’est une donnée apparemment universelle.

Elle répond à la conviction – fondée ou non, c’est une question et on y reviendra – qu’aucun groupement humain, si petit qu’il soit, de la famille à la société la plus vaste et la plus complexe, ne peut se passer d’autorité: elle est indispensable pour maintenir la cohésion du groupe, pour imposer aux volontés individuelles le respect d’un intérêt présumé supérieur ; autrement ce serait la dissolution du groupe, la perte de la liberté collective, dès lors assujettie à une domination extérieure. L’admission de l’autorité comme une nécessité, un impératif catégorique, s’accompagne – est-ce inévitable? C’est une deuxième question – d’un autre postulat: l’autorité, ne pouvant être le fait de tous, implique un partage et une séparation tranchée entre un petit nombre appelé à détenir l’autorité et à l’exercer et tous les autres, voués à l’obéissance, sauf à être rejetés par le groupe. Aussi la notion d’autorité est-elle ordinairement associée à celle de hiérarchie et d’inégalité: il en est pour commander et d’autres dont le lot est d’obéir. Dans ces conditions, comment s’étonner que la notion d’autorité ne fasse pas naturellement bon ménage avec les valeurs proclamées et instaurées par la démocratie et qu’elle inspire aux démocrates moins de sympathie que de répugnance et d’inquiétude?

L’idée même d’autorité, avec pour conséquence qu’une minorité doive l’exercer dans l’intérêt du groupe et subsidiairement aussi de celui des individus qui le composent, n’est pourtant pas nécessairement en contradiction avec la conception et la pratique de la démocratie. Les détenteurs de l’autorité peuvent ne pas être toujours les mêmes: s’ils se renouvellent à des rythmes rapprochés, surtout s’ils tiennent leur pouvoir du choix par tous, si donc ils l’exercent par délégation, l’autorité trouve son fondement et son principe dans la référence à la démocratie.»

René Rémond, La société française et l'autorité, no 112, Figures de l'autorité, mars 1998, VEI Enjeux -Migrants formation

 

 

 

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