De la crise grecque à la question nationale européenne

Mathieu Bock-Côté


L’effondrement éventuel de la Grèce n’ira pas sans entraîner une crise compromettant les autres économies européennes affaiblies par un surendettement dont on voit aujourd’hui le caractère désastreux. On craint pour l’avenir du Portugal, de l’Irlande, peut-être même de la France, de l’Italie et de l’Espagne. En fait, on redoute un effet domino aux conséquences catastrophiques, avec à l’horizon la faillite de quelques États. Tous savent bien, d’ailleurs, que la maîtrise de la crise, pour l’instant, est bien partielle.
La crise grecque révèle en trame de fond celle de l’État social. Ce dernier génère une dynamique d’endettement généralisée pratiquement immaîtrisable. La crise de l’État social arrive à son terme. Au mieux, par des combinaisons financières de plus en plus improbables, il s’achète un sursis, sans jamais vraiment résoudre les problèmes fondamentaux qui l’affligent. Car l’État social s’accompagne aussi d’une paralysie politique causée par la multiplication des corporatismes privés et publics dont l’existence est intimement liée à son déploiement.
Pour plusieurs, toutefois, le bilan à faire est d’abord celui des dérives de la mondialisation financière. Le procès s’ouvre contre le capitalisme spéculatif. Évidemment, la virtualisation de l’économie mondiale est l’objet d’une critique légitime, et même nécessaire. On ne peut certainement pas faire comme si la financiarisation de l’économie n’avait que des vertus. Mais ce capitalisme déterritorialisé et dévoré par le présentisme aurait-il pu attaquer avec autant d’efficacité si chaque État n’était pas victime de surendettement? Retour à la case départ.

Le cadre de la crise


En fait, la question du surendettement pose un problème politique plus fondamental : celui de la légitimité de plus en plus problématique des institutions européennes, qui ne sont jamais parvenues à approfondir leur extension technocratique d’un authentique consentement populaire. Grossièrement dit, la Grèce a trafiqué ses comptes publics pendant plusieurs années pour entretenir à crédit un modèle social qu’elle n’avait pas les moyens de se payer. Elle s’est moquée de ses partenaires de l’Union en pensant passer sous le radar de la rigueur financière. Une fois en faillite, pourquoi les autres nations européennes devraient-elles prendre en charge les conséquences de son irresponsabilité?

La question se pose : la dissolution de la souveraineté nationale dans « l’empire européen » n’a-t-elle pas entraînée une dissolution correspondante de la responsabilité politique et démocratique? De ce point de vue, la révolte populaire grecque contre la thérapie de choc libérale nécessaire au redressement du pays a l’apparence d’une désertion du réel. La révolte populaire vise un fantasme, celui de la rigueur budgétaire excessive, alors qu’elle devrait se canaliser contre une élite qui a trompé le pays sur ses capacités financières véritables. À moins bien sûr de souhaiter remettre l’imagination au pouvoir. Depuis quarante ans, elle a pourtant eu sa chance.

Une chance pour l’Europe ?


Certains voient dans la crise grecque l’occasion d’accélérer la mise en place d’un fédéralisme économique européen, prélude à la fédéralisation politique de l’UE. Selon la formule convenue, il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. La crise grecque serait une chance pour l’Europe dans la mesure où elle élargirait les frontières de l’action publique et créerait les conditions d’une relativisation des souverainetés nationales, qui entraveraient l’efficacité économique et politique des institutions de l’UE. Autrement dit, la crise grecque permettrait de donner le coup fatal aux souverainetés nationales.

La crise grecque aurait la vertu d’être grosse d’un acte fondateur pour le fédéralisme européen servant lui-même de laboratoire pour une éventuelle gouvernance mondialisée. C’est dans une même perspective que Jacques Attali a dit il y a quelques années que les grandes pandémies avaient au moins pour vertu de démontrer la nécessité d’une gouvernance globale du point de vue de la santé publique. La solution est simple : à la crise de l’Europe, il faut toujours plus d’Europe. D’autant plus que cette dernière serait justement le laboratoire de cette gouvernance mondialisée, comme l’a déjà suggéré Jeremy Rifkin, en décrétant le dépassement du «rêve américain» et son remplacement par le « rêve européen », annonce d’une civilisation mondialisée dont il serait en quelque sorte criminel de retarder l’avènement.

La peur panique des défenseurs de cette thèse? Un hypothétique retour à la logique des intérêts nationaux, associée à une forme de repli économique comme identitaire. Autant la nation a mauvaise presse, autant la supranationalité serait un bien en soi, comme l’hybridation des cultures serait la forme la plus évidente du progrès dans une époque faisant de la transgression des frontières le symbole de l’émancipation humaine. Le paradigme de la mondialisation demeure hégémonique, à gauche, chez ceux qui rêvent d’un keynésianisme mondialisé, à droite, chez les néolibéraux qui communient à l’idéal d’un grand marché mondialisé fonctionnant à la marchandisation des différences, et tolérant mal pour cela la résistance de l’État-nation. L’imaginaire du progressisme ne tolère pas l’idée de frontière, à moins de la présenter comme une balise provisoire et mouvante, appelée à une révocation nécessaire et plus ou moins tardive. Le citoyen du monde, sous la forme de l’hybride multiculturel ou du consommateur planétaire, déclasse ainsi le citoyen d’une nation, à l’horizon historique apparemment trop borné.

La question nationale européenne


Fausse évidence. Car certains, qui ne se cantonnent pas exclusivement dans la mouvance populiste, rappellent inversement que la crise grecque révèle plutôt une faille fondamentale dans la construction européenne. Toujours pousser plus loin l’Union européenne pour résoudre les problèmes causés par l’intégration européenne? N’est-ce pas là le travers de tous les progressismes, ou plus généralement, d’une mentalité idéologique qui ne voit dans la résistance du réel qu’un appel à la radicalisation de ses préceptes, tant dans leur formulation que leur application ? N’était-ce pas hier, d’ailleurs, la tendance d’un certain socialisme? Ce n’était jamais parce que le socialisme était poussé trop loin qu’il échouait, mais parce qu’il n’était pas poussé assez loin. Plutôt que de tenir compte du réel, l’idéologie préfère le fuir en basculant d’un coup dans une politique fantasmatique.

C’est la question de la légitimité politique qui est soulevée. Ou pour le dire plus exactement, de l’autorité légitime, de la délimitation des frontières de l’action publique. Pour le dire simplement, l’Europe officielle a davantage l’allure d’un artifice technocratique que les élites mondialisées cherchent à sauver coûte que coûte que d’une authentique communauté de destin. Il y a une population européenne; il n’y a pas encore de peuple européen, encore moins de nation européenne. La conscience transnationale des élites européennes, que Christopher Lasch aurait probablement assimilé à une rébellion des élites contre la démocratie, ne s’est jamais diffusée vers les classes moyennes et populaires qui continuent d’habiter un monde délimité selon des frontières nationales et qui, lorsqu’on leur demande, rappellent qu’elles préféreraient qu’il en soit encore ainsi demain.

Le périmètre de solidarité financière tracé par les responsables politiques européens semble finalement un peu arbitraire. Il y a peut-être là une loi de la mondialisation : lorsque surgit une crise historique, la logique de l’intérêt national est appelée à se réactiver. La souveraineté nationale, dont certains décrétaient la désuétude, est soudainement réhabilitée, même si on n’en fait pas encore une doctrine, le « souverainisme » ayant mauvaise presse dans l’intelligentsia européenne, qui n’hésite plus à en faire, à tort, une marque caractéristique de la droite populiste.

D’ailleurs, les réticences manifestes de l’Allemagne à financer le sauvetage de la Grèce nous montre bien que la logique des intérêts nationaux demeure active. Les nations qui ont joué le jeu de la coopération européenne en croyant pendant un temps y voir un amplificateur de leur puissance économique ou politique envisagent aujourd’hui de reprendre en partie leurs billes quand il devient clair que la fédéralisation de l’UE joue contre elles. Résultat : la crise grecque crée les conditions d’un renouvellement de la question nationale européenne.

Pourtant, si la fédéralisation de l’Europe relève surtout de l’acharnement idéologique, ceux qui en appellent à une restauration pure et simple de la souveraineté nationale en évoquant même le retour aux monnaies nationales ne s’imaginent pas à quel point on ne détricote pas l’intégration économique par simple volontarisme politique. La fin de l’euro ouvrirait non seulement sur une crise économique majeure, mais aussi sur une crise politique dont on ne peut sérieusement anticiper les conséquences. Il n’y a pas de voie de sortie idéale pour la crise, ce qui nous rappelle le tragique qui loge au creux du politique, ce que ne veulent jamais voir ceux qui rêvent à la pure technicisation des décisions publiques.

Il n’en demeure pas moins que la crise grecque montre bien comment le poids de l’histoire ne peut être éradiqué, ou même négligé. D’ailleurs, le faut-il vraiment? La radicalisation hypermoderne du contractualisme ne risque-t-elle pas de mener à la déréalisation de la communauté politique, à son évidement existentiel? Et il n’est pas certain qu’un retour raisonnable et modéré à la logique de l’intérêt national soit aussi catastrophique que certains le suggèrent : en fait, la souveraineté nationale est peut-être même la condition d’une restauration de la démocratie, pour peu que celle-ci ne puisse s’affranchir complètement du vieil idéal de la souveraineté populaire, indissociable d’une communauté de destin historiquement repérable. Elle est peut-être une digue permettant opportunément d’éviter la globalisation des catastrophes. Elle est probablement même essentielle à la réhabilitation de la fonction protectrice du politique après vingt ans de sans-frontiérisme.

Réhabiliter la fonction protectrice du politique : il y a là en effet une tâche pour la philosophie politique, en imaginant une figure neuve de la souveraineté nationale, qui ne fasse pas l’économie des exigences de coopération générées par notre époque, mais qui ne cherche plus à disqualifier l’État-nation comme siège fondamental de l’autorité politique. À cette philosophie politique devra s’accorder tôt ou tard une pratique politique correspondante : il se pourrait bien que la politique des années à venir soit occupée à renouer avec de vieilles banalités, finalement plus fécondes que les idées faussement géniales d’aujourd’hui.

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