René Dubos ou la symbiose entre le paysage intérieur et le paysage extérieur

Jacques Dufresne

Pages tirées de La raison et la vie, (Liber, 2019) livre où je déroule le fil conducteur de l’Encyclopédie de l’Agora.

 

J’ai invité René Dubos au Québec à plusieurs reprises, nous l’avons reçu à la maison. Il nous a dédiés, à Hélène et Jacques Dufresne, son dernier livre, Quest, Chercher.

 Il s’agit d’un dialogue avec Jean-Paul Escande. Comme tous les êtres supérieurs que nous avons connus, Dubos savait qui il était. Notre admiration lui rendait justice et il le sentait. Nous aimions cet homme, il nous aimait et à travers nous, il aimait le Québec, dont le sort lui tenait à cœur. Savez-vous, nous disait-il, qu’une revue comme Critère n’est possible aux États-Unis que dans de grandes universités comme Harvard. Il attribuait la qualité de notre travail au fait que les intellectuels québécois de notre génération avaient tous reçu une formation classique, ce qui était aux États-Unis un privilège réservé à quelques riches. Il me posa un jour cette question qui me trouble encore : « Est-ce que la culture française au Québec survivra à la disparition du cours classique? »

De quoi avons-nous parlé lors de notre dernière rencontre à Paris. Je n’ai pas pris de notes, mais je me souviens que nous sommes allés au fond des choses. Il n’a pas contredit la conviction que j’avais acquise en lisant notamment Les Dieux de l’écologie, traduction de A God within : qu’un lien étroit unit le paysage intérieur et le paysage extérieur…et dans l’effort de redressement du rapport avec la nature, tout doit commencer par la métamorphose du paysage intérieur.

La terre colorée

Vue d'un satellite, la terre ressemble à un fruit multicolore, qui réchauffe le cœur au milieu des planètes mortes et grises. Cette vision contemporaine du monde, la première vision au sens littéral du terme, rappelle celle des pythagoriciens, où un feu central fait écho aux foyers des maisons et des temples.

Grâce aux dernières prouesses techniques, la terre est redevenue poétique, fragile objet d'attachement comme tout ce qui est vivant, comme tout ce qui est menacé.

Dans cette cosmologie embryonnaire, dans ce nouvel ordre du monde, il y a la promesse d'un nouvel ordre humain. Et cette promesse contient même des indications. La terre est vivante. Or la vie, c'est la variété, c'est littéralement la couleur locale. Au cours de la période uniformisante qui s'achève, il faut l'espérer, la terre, était perçue comme une machine, comme un objet inerte à transformer, fausse perception qui avait déteint jusque sur la conception des sociétés et du microcosme humain.

Or voici que la terre renaît, voici que le feu central s'anime de nouveau. Et partout dans le monde des groupes d'hommes veulent recréer des sociétés ayant leurs couleurs propres.

«Toutes les civilisations anciennes ont exprimé, chacune à sa manière, un sentiment d'admiration devant la beauté de la terre. Aristote essaya d'imaginer comment des hommes vivant comblés de richesses, mais dans des cavernes, auraient réagi s'ils avaient eu pour la première fois l'occasion de contempler le ciel, les nuages et les mers. Assurément, écrit-il, “ ces hommes penseraient que des dieux existent, et que toutes les merveilles du monde sont leur œuvre ”. L'un des aspects les plus négatifs de la civilisation technologique est l'oblitération progressive de cet attrait qu'exerce la beauté de la terre. En tant qu'hommes les savants sont aussi portés que quiconque à apprécier les qualités sensibles de notre planète. Mais dans leurs recherches, ils tendent à éprouver moins d'intérêt pour le caractère unique de la terre, du fait qu'elle se meut dans l'espace en fonction des mêmes lois physiques que les autres planètes. Il est possible que cette banalisation de la terre en tant qu’objet céleste ait joué un rôle dans la dévaluation de la nature et de la vie humaine. Or la terre a cessé d'être un simple objet astronomique dû 'jour où, voici plus de trois milliards d'années, elle a commencé à engendrer la vie. La preuve visuelle fournie par l'exploration spatiale donne aujourd'hui sa pleine signification à l'image d'Aristote. Bien que la terre ne soit qu'une île minuscule dans l'indifférence illimitée de l'espace, elle est la seule à se présenter, dans le système solaire, comme un jardin enchanté dont les fleurs — les myriades de créatures différentes ont ouvert la voie aux êtres humains capables de réflexion. » [i]

Et, sans déformer la pensée de René Dubos, nous pouvons ajouter que ces êtres humains capables de réflexion ont besoin d'un milieu humain qui soit un organisme et non une simple organisation.

Hippocrate au XXème siècle

J’ai beau revisiter les histoires de la médecine, de la science de la pensée dans ma bibliothèque, je ne trouve personne qui ait mérité au même degré que René Dubos d’être comparé à Hippocrate. Et pourtant, je le répète,  il a sombré dans l’oubli, chose infiniment regrettable, moins pour lui, qui était détaché, que pour l’humanité qui à défaut de conserver un souvenir vivant d’un tel être et d’autres semblables, ne trouvera jamais l’inspiration requise pour redresser son rapport avec la vie. Était-il trop français pour être adopté par les Américains comme l’un des leurs et trop américain pour entrer au panthéon des Français? Notre époque aime les positions extrêmes, René Dubos pouvait-il lui être cher, lui qui s’efforçait toujours de revenir vers le juste milieu. C’est sous ce titre que je lui ai rendu hommage lors d’une conférence présentée en 2003, à Paris, devant le Cercle René Dubos. En voici les premières lignes :

« J’ai choisi ce titre, René Dubos ou le juste milieu, propre à rebuter les natures excessives, parce qu'il résume parfaitement la vie et l'œuvre de René Dubos, caractérisées avant tout par le juste milieu. Juste milieu entre l'Europe et l'Amérique, entre le passé et le présent, entre la science et la poésie, entre la ville et la campagne, entre la notoriété et la solitude, entre l'éternel et le devenir. L'expression juste milieu évoque aussi la notion de limite, de même que la justice et l'harmonie dans le milieu de vie, dans l'environnement, deux préoccupations majeures pour René Dubos.

Il y a une expression qui revenait constamment dans sa conversation: « Savez-vous pourquoi? » Il la prononçait lentement d'une voix légèrement chantante, dans un français devenu méditatif à force de résister à l'influence de l'anglais. Savez-vous pourquoi j'ai accepté votre invitation avec tant de joie? Parce qu'elle me ramenait à une obligation que je m'étais assignée en relisant Dubos, il y a quelques années: tout mettre en œuvre pour empêcher que le souvenir de cet homme ne s'enfonce davantage dans l'oubli. Nous l'avons rencontré fréquemment ma femme et moi. Nous l'admirions, nous l'aimions. Nous lui devons beaucoup. Au moment où il est mort, les circonstances nous ont empêchés de nous recueillir comme nous aurions aimé le faire. Votre invitation nous permet de renouer le fil rompu en 1982. »[ii]

 


[i] René Dubos, Les dieux de l’écologie, Fayard, Paris 1975,p .13

[ii] http://agora.qc.ca/documents/rene_dubos_ou_le_juste_milieu

 

 

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