Le Monastère buissonnier, par Simon Nadeau
Un livre (Boréal 2022) à la fois improbable, inclassable et incomparable, au premier sens du terme.
Improbable. Il y avait une chance sur huit millions pour que surgisse au Québec un écrivain qui soit familier avec le philosophe allemand Hegel, avec Kabîr, le poète-philosophe-musicien indien du XVIe siècle, source d’inspiration pour Tagore, avec Augustin, un moine bénédictin camerounais du XXème siècle, avec Atsumi, une étudiante japonaise contemporaine qui se débranche pour contempler les cerisiers en fleurs et attendre l’amitié réelle, avec Audrey, une adolescente gaspésienne qui a des audaces d’homme sans cesser d’être femme, avec…la liste serai trop longue.
Inclassable. À qui Simon Nadeau s’adresse-t-il? À des adolescents marginaux, des adultes insatisfaits, des vieux nostalgiques d’une vie intérieure périmée? Son livre est-il un roman, un recueil de contes philosophiques ou de pensées d’un sage en devenir, un traité de pédagogie, un plaidoyer pour l’universel ou pour un féminisme compatible avec l’éternel féminin de Goethe? Une telle variété sera une qualité pour certains lecteurs, un défaut pour d’autres.
Incomparable. Dans la littérature québécoise que je connais, je ne vois, dans le même genre, qu’Hypatie ou la fin des dieux, de Jean Marcel. Et quel autre jeune écrivain contemporain oserait citer Félix-Antoine Savard et faire une allusion bienveillante au Québec missionnaire d’hier, quel autre enfin, quand l’exhibitionnisme est la règle, évoquerait l’amour avec la pudeur de Tagore : « Surabala – qui l’avait néanmoins remercié timidement du bout des yeux – n’avait su que dire durant les premières minutes de ce tête-à-tête. Ses joues, qui avaient la couleur du miel sauvage, avaient rougi. Elle avait baissé la tête, fermé les yeux…» (243)
Le premier homme
Simon Nadeau est un lecteur attentif de Nietzsche. D’où peut-être son aversion pour le dernier homme « celui qui a trouvé le bonheur et qui cligne de l’œil.» et sa prédilection pour le premier homme. Le dernier homme : « L’être humain est en train de perdre son être et, avec lui, l’être du brahman. Bientôt, il sera aussi efficace qu’un robot! Et tout cela dans l’indifférence…» (230) ».Le premier homme : «Nulle demeure pour ma soif. Chéris le désert où tu es seul avec ta soif. Et dis-toi bien que lorsque tu as soif tu vis. » Ce sont les premiers mots du livre. Celui qui a soif, dans les mots de Nietzsche, aspire à «cette joie qui veut la profonde, profonde éternité.» La joie selon Simon Nadeau :« réside dans la simple possibilité de concevoir, de mettre au jour, de dévoiler par la pensée ce qui autrement serait demeuré inconnu et comme incréé. La joie accompagne tout exercice libre de la pensée parce que celle-ci fait surgir dans notre conscience la profusion qui est dans l’Être –l’Ardeur primordiale, comme disaient les Anciens.».(163)
La pédagogie
D’une étincelle naît un feu, d’un gland naît un chêne. L’esprit et la vie. On les sépare souvent, mais séparés ils réduisent l’éducation à l’abstraction dans le premier cas, au pragmatisme dans le second et il y a convergence entre l’un et l’autre. C’est ce qui se passe dans les écoles démocratiques de l’Occident et partout ailleurs où on les prend comme modèles. L’esprit et la vie meurent d’être séparés et ils produisent alors des exécutants plutôt que des créateurs. À cette éducation démocratique, Simon Nadeau préfère une éducation aristocratique assurée par un maître ayant pressenti, chez les enfants qu’il adopte, souvent choisis parmi les plus pauvres, un ardent désir de connaître, pour être d’abord, pour avoir ensuite… « ‘’Le désir a été la semence première de la conscience, ‘’disaient autrefois ceux qui savaient. Sans ardeur, sans désir, tu n’apprendras jamais rien, rien que des mots et des formules. Mais celui qui désire connaître connaîtra les mots et ce qui est au-delà.» (184) Vivre c’est apprendre et apprendre c’est vivre. Le travail n’est qu’un moyen. La vie ne commence pas après les études, elle les prolonge sur le mode actif.
le monastère buissonnier
Nous appellerons ailleurs intérieur le germe esprit-vie qui aspire à se développer en nous. Au cours de son survol de l’histoire des civilisations, Simon Nadeau a acquis la conviction que pour prendre conscience de lui-même, cet ailleurs intérieur a besoin que la personne qui le porte en lui se retire dans un ailleurs extérieur : le monastère. Le monachisme a eu ses hauts et ses bas. Dans le roman, le narrateur le sait et il en dégage l’essentiel. On notera que, dans son enthousiasme pour le monastère comme porte de la liberté, il réduit l’histoire du monde, en particulier le courage, l’honneur et l’amour courtois des chevaliers, à bien peu de choses. Ce narrateur, La-Mèche-Noire, a heureusement l’excuse d’être jeune :
«Néanmoins, pensa-t-il, et c’est là le plus important, un ailleurs existait; cet ailleurs, c’était le monastère. Il y avait quelque part des gens dont l’existence n’était pas que labeur, peine et corvées, comme chez les paysans, et qui pour autant ne passaient pas leur vie à guerroyer ou à chasser – à tuer! –, comme les seigneurs et les chevaliers. Qu’une majorité d’êtres humains ployât sous le joug de la nécessité, du labeur et de la misère, tandis que les plus favorisés employaient tous leurs soins à dominer les plus faibles, à accroître leurs biens et à tuer, voilà l’histoire du monde, l’histoire naturelle appliquée aux peuples et aux civilisations.
Mais l’homme n’est pas qu’un animal, se dit-il encore. Il échappe à la nature par l’esprit, la conscience et la liberté. Il transcende la nature lorsqu’il n’est ni un esclave ni un maître, car l’homme libre se situe ailleurs: c’est un moine, une moniale, un savant ou un troubadour. À l’histoire naturelle cet homme libre oppose une autre histoire: l’histoire de la conscience, l’histoire de sa libération.
Le monastère était l’une des étapes de cette libération. Il témoignait au Moyen Âge de l’insigne dignité humaine dans le chaos généralisés la violence omniprésente, l’oppression et la misère. Des hommes et des femmes se retiraient du monde parce que l’être humain possède en lui l’idée de Dieu. L’idée de Dieu libère du monde, car Dieu n’est pas le monde. C’est un levier pour s’arracher, pour s’élever, pour se libérer. Mais, en tant qu’idée gisant dans le coeur et l’esprit de l’homme, il est de ce monde. Cette idée divinise donc l’homme et, par lui, l’histoire du monde.» (63)
Tout change cependant, partout, en toute chose et de plus en plus vite. La vie est devenue liquide selon l’heureuse métaphore de Zygmunt Bauman et les glissement de terrain emportent les monastères solides, structurés, hiérarchisés. Simon Nadeau imagine dans ce contexte des monastères de transition à mi-chemin entre la souplesse et la spontanéité de la vie et la solidité des institutions. Il les appelle buissonniers comme certaines écoles marginales du passé, groupuscules d’émerveillés liés par l’amitié, oscillant entre la ville et la campagne, petits vols d’outardes dont la capitaine cède souvent sa place à une autre. «Lorsque vous serez deux ou trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous.» Ce souvenir de l’Évangile est bien présent au cœur de ce cénacle comme le sont les Upanisad (sic).
N’est-ce là qu’un rêve? Oubliant que ce livre est un roman, j’y trouve l’ébauche d’un monachisme pour l’avenir, une ébauche déjà inscrite dans la réalité par le petit groupe qui a redonné une âme au Vieux Couvent de NeuvilLe : « ils ont essaimé, par petits groupes de quatre à dix, hommes et femmes, dans diverses régions de France, au Québec et au Chili. Sur le fronton de leurs maisons on peut lire ce mot de Dostoïevski : « Et si la beauté pouvait sauver le monde.» Leur mission n’est pas de convertir à une religion mais d’inviter à la beauté et à la convivialité dans des lieux inspirants qu’ils conservent tout en les rénovant de leurs mains au rythme de leurs modestes moyens… parfois avec l’aide de l’État, d’architectes et d’ouvriers spécialisés.»
Les monastères buissonniers de Simon Nadeau existent sans doute déjà sous diverses autres formes dans le monde. Il est permis d’y voir une réponse réelle au désir d’un ailleurs que tant de jeunes cherchent en vain dans les médias sociaux. Ce pourrait être un pas de plus vers le sens hégélien de l’histoire : la lente ascension de l’esprit par la contradiction assumée et surmontée.
Quelques pensées tirées du livre
Idéologie
Une fiction inféconde qui se fait passer pour la vérité, (204)
Avoir
Quel espoir te restera si ta main se referme sur ce que tu crois être ton bien? (28)
Art
Il aimait l’art qui s’arrache à la lourdeur du monde pour nous affranchir et nous indiquer notre véritable destination. Le réel, selon lui, n’était pas le but de l’art, mais le réel transfiguré, incandescent, transpercé de part en part par l’esprit qui libère et le désir qui rassemble. La beauté, dans les corps, la nature et les oeuvres, était l’anticipation de ce monde transfiguré, affranchi de la laideur et de la pesanteur. (121)
Tapas
Ardeur d’ascèse
Pourquoi des adolescents en santé, pleins de vie comme l’étaient Bipin etBhola, passeraient-ils cinq heures par jour sans bouger, à faire et refaire des exercices de grammaire et à recopier des extraits? N’était-ce pas aller contre la vitalité inhérente à la jeunesse? Ne pas remuer et remplir des cahiers d’une écriture encore hésitante…Pourtant, Ramlochan le savait, c’était aussi cela, la jeunesse, le travail du tapas, l’ardeur d’ascèse sans laquelle il ne saurait y avoir de culture. Toute étude sérieuse est tapas. Toute oeuvre inspirée qui s’élève au-dessus du commun a connu l’ardeur d’ascèse dans son enfance. L’adulte qui, par-delà ses jeunes années, continue à apprendre toute sa vie, comme Ranjan ou Ramlochan, est habité par une force plus grande que lui, plus grande que son intérêt personnel et les plaisirs du jour: le tapas. Les Anciens vénéraient cette ardeur sacrée propre à celui qui désire savoir, qui lie inextricablement désir et connaissance.
Lorsque Ramlochan contemplait les visages tendus par l’attention de Bipin et Bholà, il voyait le vrai visage du tapas, qui n’est pas une ascèse vide, tournée contre la vie, mais le désir concentré, la force dans la force, laquelle écarte – momentanément du moins –tout ce qui n’est pas l’objet principal de son Désir. Si elles le pouvaient, les religions et les philosophies qui courtisent le néant éradiqueraient le monde et la cause du monde. Le tapas inspiré, lui, voudrait nous les faire connaître autant que possible. En rejetant l’accessoire et les distractions, l’ardeur d’ascèse cherche à nous faire pénétrer dans le royaume secret, là où bat le coeur du coeur, où l’être de l’être se laisse enfin approcher.» (197)