Wendell Berry

Jacques Dufresne

Encore peu connu hors des États-Unis, Wendell Berry, paysan, poète et philosophe est le Virgile de son pays. En 2011, le président Obama lui a décerné la National Humanities Medal. Peu de temps après, Wendell Berry occupait les locaux du gouverneur du Kentucky à la tête d’une manifestation contre l’industrie du charbon. S’il fallait nommer un maître de la pensée écologique américaine en ce moment, il serait sans doute le premier choix ayant la faveur des activistes comme Michael Pollan et Bill Mckibben aussi bien que celle des journalistes réputés pour leur sagesse, tel Bill Moyers. Dans le monde francophone c’est à Bernard Charbonneau qu’il ressemble le plus. Daniel Cérézuelle les a comparés l’un à autre dans un article de l’Encyclopédie de l’Agora. Source

CE QUE LA TERRE EXIGE POUR QUE NOUS PUISSIONS CONTINUER À VIVRE SUR ELLE

Au début de l’une des rares interviews qu’il a accordées à la télévision, en mars 2013, il a déclaré : «Nous n’avons pas le droit de nous demander si nous pourrons réussir ou non la seule question que nous pouvons nous poser est de savoir ce que la terre exige de nous pour que nous puissions continuer à vivre sur elle. […] Les gens qui ont fait main basse sur la terre uniquement pour accumuler des profits vont devoir être arrêté : par l’opinion publique, par le pouvoir…par nous.» https://www.youtube.com/watch?v=2ejYAfcjJmY

LA RÉSURRECTION DES MOTS

Voici un poète américain à la fois chantre de la vie... et de la vie intérieure. Pour Berry, nous dit un de ses critiques, Jeffery Triggs, c'est seulement l'acceptation de la mort qui rend possible l'amour humain, la fidélité et la permanence de la communauté humaine sur la terre. Il se trouve par-là dans un courant universel qui traverse les époques, frère des François d'Assise, des Thomas More et des Sénèque.

«Nous attendons la résurrection des mots
Ils s’envolent de nos bouches,
délestés du mal, de la male heure et du mensonge.
Leur fraîche clarté fait scintiller les feuilles
L’air devient cristallin
Et dans le clair-obscur, les syllabes
jaillissent, brillantes comme des étoiles d’eau.»
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DEUX MODÈLES ÉCONOMIQUES, DEUX TYPES D’HOMMES

Pour Wendell Berry, le mouvement d’industrialisation fait obstacle à un besoin profond de l’homme : celui d’établir un rapport de familiarité avec le monde, et de s’enraciner dans un pays (home land). Ce désir d’établir un rapport domestique avec la terre a été l’un des moteurs de la colonisation américaine et de la création de communautés rurales. Mais le mouvement de conquête du continent et d’exploitation industrielle de ses ressources a entraîné la fragmentation et le démantèlement de ces communautés locales ainsi que des embryons de culture domestique qu’elles avaient élaborés. Très tôt, dans le Nouveau Monde, la productivité originelle de la terre et des peuples va être mise au pillage au profit des valeurs abstraites de l’économie industrielle. Deux modèles économiques vont s’opposer : l’un basé sur l’exploitation de la terre, l’autre sur l’entretien (nurture); à ces deux modèles économiques correspondent deux types d’hommes : l’exploitant et le cultivateur (nurturer), chacun étant animé par un rapport au temps spécifique. Source

NOUVEAU CLIVAGE

«La prochaine grande division dans le monde sera entre ceux qui désirent vivre comme des créatures et ceux qui désirent vivre comme des machines.»
«Alors que l’exploitant ne se préoccupe que de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire le plus vite possible, le cultivateur se pose une question bien plus complexe et difficile : quelle est sa capacité de production, c’est-à-dire combien peut-on en recueillir sans la diminuer, que peut-elle produire indéfiniment sans faillir ?» (Unsettling of America, p. 7). Derrière ces deux types de rapports au temps, Wendell Berry diagnostique deux modes de rapport à l’être : la compétence de l’exploitant concerne la construction d’une organisation, celle du cultivateur concerne la réalisation d’un ordre; et Berry précise : un ordre humain, c’est-à-dire un ordre qui sait composer avec un autre ordre (en l’occurrence celui de la nature) et avec le mystère, autrement dit avec la part d’inconnu qui est inhérente à notre rapport au monde et que le progrès scientifique déplace sans pouvoir jamais l’éliminer. Or le triomphe du mode industriel d’exploitation de la nature, s’il a permis une énorme croissance de la productivité, a aussi des coûts. Féru d’agronomie, mais aussi homme de la terre s’appuyant sur une connaissance intime de son terroir, Berry décrit avec éloquence certains des coûts matériels et des déséquilibres écologiques qui résultent de l’industrialisation de l’agriculture. Il ne se borne pas à incriminer la seule recherche bornée du profit immédiat et il rappelle que les ravages du productivisme agricole résultent d’un état d’esprit qui est répandu dans toute la société; en particulier, ces intérêts risquent d’être portés à leur comble par des politiques publiques qui ne voient plus dans l’agriculture que l’outil d’une stratégie de puissance et qui n’hésitent pas à parler de l’arme alimentaire. De fait, animé par un sens aigu de la totalité, il ne se borne pas à une approche professionnelle et spécialisée et cherche à mettre en évidence les dimensions sociales, culturelles voire spirituelles de cette évolution de l’agriculture dont on ne retient trop souvent que les dimensions matérielles et techniques. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à affirmer que les premières victimes de la révolution agro-industrielle furent « le caractère et les communautés »; c’est-à-dire les sociétés locales avec leur culture et leur capacité à transmettre leurs valeurs aux nouvelles générations.
Insistant sur la dimension spirituelle de la crise de l’agriculture, Berry rappelle que cette dernière est à la fois une cause et un effet de la civilisation industrielle et qu’elle a son origine dans une rupture désastreuse (desastrous breach) entre nos corps et nos âmes. Une conception désincarnée de la liberté nous a fait perdre de vue la communion – voire l’union – de la vie intérieure et de la vie active (of the inner with the outer life). Nous avons voulu délivrer l’homme du travail en cherchant la productivité à tout prix. Or, « pour délivrer l’homme du travail nous avons dégradé le travail au point qu’il ne nous reste plus qu’à nous en évader. Nous avons dégradé les produits du travail et nous sommes à notre tour dégradés par eux »

C’est pourquoi, écrivant au moment de la crise de l’énergie des années soixante-dix, Berry affirme vigoureusement que la réponse à cette crise de la société industrielle ne consiste pas à produire plus d’énergie mais à renoncer au productivisme et au consumérisme, « car la raison de la crise de l’énergie ce n’est pas la rareté, c’est l’ignorance morale et la faiblesse de caractère. Nous ne savons pas comment utiliser l’énergie, ni à quoi l’utiliser et nous ne sommes pas capables de nous limiter » (UoA, p. 13). Les réponses sont plutôt à chercher dans notre histoire, qui nous donne l’exemple de la capacité des hommes à s’établir en ménageant la nature, en nouant avec elle un lien domestique. Ce qu’il faut donc chercher, c’est d’abord un style de vie dont chaque personne porte la responsabilité.»Source

SOLUTIONS EN RÉSEAU. (SOLVING FOR PATTERNS)

Les trois sœurs : Vous plantez d'abord le maïs, vous semez ensuite le haricot grimpant qui s'enroulera autour de la tige verte, puis la courge dont les larges feuilles conserveront l'humidité du sol et empêcheront les mauvaises herbes de pousser, ce qui rend le recours aux herbicides inutile. Le haricot de son côté ajoute au sol de l'azote dont le maïs est friand. Les trois sœurs correspondent aussi aux exigences de la pensée complexe, plus précisément à ce que Wendell Berry appelle solving for patterns’’, expression que nous traduirons par « solutions en réseau ». Toujours avoir à l'esprit que tout se tient et que la meilleure solution à un problème précis, comme par exemple ici l'appauvrissement du sol par la culture du maïs, c'est celle qui en résout plusieurs autres en même temps : assèchement du sol, mauvaises herbes, gaspillage d'énergie... La solution en réseau s'impose d'elle-même dès lors que l'on considère les problèmes comme des symptômes d'un échec systémique plutôt que comme des erreurs accidentelles nécessitant des réparations isolées. Source

RÉDUCTIONNISME ET L’ABSTRACTION

«Comme le matérialisme, le réductionnisme appartient légitimement à la science ; en tant qu’acte de foi, il peut être nuisible.» […] Mais le réductionnisme contient aussi une limitation inhérente qui est considérable, et c’est l’abstraction : sa tendance à laisser le particulier être absorbé ou obscurci par le général. C’est un curieux paradoxe de la science que sa connaissance empirique du monde matériel donne naissance à des abstractions telles que les moyennes statistiques qui n’ont aucune matérialité et existent seulement comme idées. Il n’y a, pour parler empiriquement, aucune moyenne et aucun type. Entre les espèces et les spécimens, la créature elle-même, la créature individuelle, est perdue. Après avoir été classifiée, dissectée et expliquée, la créature a disparu dans sa classe, son anatomie et les explications. La tendance est d’assimiler la créature (ou son habitat) avec la connaissance formalisée que l’on en a. M. Wilson est quelque peu conscient de ce problème car il insiste sur l’importance de la ‘synthèse et de l’intégration’. Mais il ne reconnaît pas que synthèse et intégration font seulement partie d’une explication, qui est invariablement et inévitablement moins que la chose expliquée. Le scientifique qui procède à la synthèse et à l’intégration ne fait qu’ordonner et expliquer ce qu’il connaît. Il ne reconstitue pas la totalité qu’il a démembrée, et ne devrait pas chercher crédit pour avoir remis ensemble ce qui constituait un tout au départ.

L’unicité d’une créature individuelle lui est inhérente, non dans ses spécificités physiques ou comportementales, mais dans sa vie. Sa vie n’est pas ‘l’histoire de sa vie’, le cycle typique des membres de son espèce, de la conception à la reproduction et à la mort. Sa vie est plutôt tout ce qui lui arrive. Sa totalité est inhérente à sa vie, pas à sa physiologie ou sa biologie. Cette entièreté des créatures et des lieux n’apparaîtra jamais à une intelligence froidement déterminée à être empirique ou objective. Elle ne se révèle qu’à la sensibilité et à la familiarité.»

Wendell Berry, Life is a miracle, Counterpoint, Washington, 2000, p.39

LA VIE

«La vie ne peut être connue que par l’expérience qu’on en a. En avoir l’expérience, ce n’est pas se la représenter (to figure it out), ce n’est même pas la comprendre, c’est en souffrir et s’en réjouir telle qu’elle est. » Wendell Berry, Life is a miracle, Counterpoint, Washington, 2000, p.39

Traiter les organismes comme des machines, c’est se condamner à les voir se comporter comme telles. Et cette proposition est réversible : si nous concevons les organismes comme des machines, nous ne pouvons éviter de les traiter comme telles. Wendell Berry, Life is a miracle, Counterpoint, Washington, 2000, p.7

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Extrait


Traiter les organismes comme des machines, c’est se condamner à les voir se comporter comme telles. Et cette proposition est réversible : si nous concevons les organismes comme des machines, nous ne pouvons éviter de les traiter comme telles. Wendell Berry, Life is a miracle, Counterpoint, Washington, 2000, p.7

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