Tzvetan Todorov

1939
L'identité de l'Europe
Conférence prononcée au lycée Henri IV (Paris) le mardi 9 mai 2006, à l'occasion de la Journée de l'Europe. Tzvetan Todorov a été invité par Martine Méheut et Jean-Paul Doguet (association AEDE).

Aujourd'hui, c'est la Journée de l'Europe. La Tour Eiffel sera illuminée en bleu ! Son scintillement évoquera le drapeau européen. On court aussi le Prix de la Journée de l'Europe à l'hippodrome de Vincennes, un tiercé-quinté retransmis à la télévision. Et puis, on donne une conférence au lycée Henri IV… Est-ce beaucoup, est-ce assez pour l'Europe ?

Je commencerai par parler de l'identité culturelle de l'Europe. L'abaissement des tarifs douaniers n'est pas essentiel, car personne ne risquera sa vie pour l'abaissement des tarifs douaniers. Les hommes sont prêts à s'engager pour des enjeux culturels, religieux ou spirituels.

Paul Valéry s'était demandé quels étaient les ingrédients de l'identité européenne. Selon lui, il faut se tourner vers le passé, pour observer trois sources, auxquelles il donne d'abord le nom d'une ville, dont l'une ne se trouve pas en Europe au sens géographique du terme : Rome, Jérusalem et Athènes. La loi, la conscience, le concept. Le droit, la religion, la philosophie. La règle, la vérité, la discussion.
Denis de Rougemont a beaucoup écrit sur la construction européenne. L'apport du christianisme a été celui de la temporalité linéaire et du sens de l'histoire. L'Europe ne conçoit pas le temps de manière cyclique. De même, la science a pu se développer parce que les Grecs ont philosophé, mais aussi parce que les Chrétiens ont admis l'Incarnation. Le monde physique n'est pas en opposition avec l'esprit. Du Concile de Nicée en 325 à la bombe atomique, Denis de Rougemont voit une continuité. Il est souhaitable de connaître la matière, voilà aussi ce que l'on doit en partie au christianisme. La laïcité est aussi une invention chrétienne. « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».
L'identité européenne date aussi de moins longtemps. L'humanisme a pensé la finalité ultime de nos actions comme étant l'homme lui-même, et non plus Dieu. Cette mutation est visible chez Montaigne. « Il n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment ». Le XVIII° siècle a inventé l'idée d'autonomie. On décide par soi-même de sa conduite, on décide de la loi à laquelle on se soumettra.
Ce qu'il faut maintenant souligner, c'est que la liste de ce qui a fait l'Europe reste ouverte. L'exploration du passé reste insuffisante. Une question différente qu'il faut poser, c'est :
« comment construire l'Europe ? »

L'histoire européenne se caractérise par une multitude d'héritages. Ce que l'on évoque comme héritage, c'est ce qui nous plaît à nous , Européens d'aujourd'hui. Notre vision de l'Europe est complaisante : on sélectionne les éléments que l'on juge positifs, en fonction de notre système de valeurs… La construction de l'Europe est alors tautologique : ne trouve-t-on pas de tout dans l'histoire de l'Europe ? On garde la tolérance et l'égalité, mais on trouverait aussi l'esclavage et l'impérialisme. L'Europe a eu une histoire si riche, que pour chaque caractéristique retenue, on trouvera la caractéristique opposée… L'Europe ressemble à ce que l'humanisme appelait « l'homme bigarré », à couleurs et à vêtements multiples si l'on veut. La commedia dell'arte verrait sans doute bien Arlequin dans ce rôle. On a la tolérance, certes, mais aussi le prosélytisme aussi… l'égalitarisme et la hiérarchie.
Il y a trop de caractéristiques de l'Europe. Une deuxième réserve formulée par Denis de Rougemont, c'est qu'il y a différents apports « étrangers » à l'Europe, comme l'apport arabe. Dans L'histoire de l'amour en Occident, il montre que la conception européenne de l'amour est tributaire de conceptions andalousiennes, formées au confluent des cultures arabes, juives et chrétiennes. On a le manichéisme, qui vient d'Iran, et dont on voit bien le rôle fondamental dans l'élaboration de la pensée de celui qui deviendra Saint Augustin, Père de l'Eglise. Le fait même de définir l'identité européenne par un passé commun exclut ceux dont ce n'est pas le passé. Or, les migrations sont un phénomène caractéristique de l'Europe. Nous ne pouvons pas seulement nous référer à l'histoire ou à nos racines. Nous devons penser l'identité de l'Europe comme autre chose qu'un héritage.
Cette identité ne doit-elle pas se fonder moins sur le passé, et plus sur le présent ? L'Europe a une obsession pour son passé, pour les « questions de mémoire ». La Journée de l'Europe est ainsi coincée entre deux autres journées, le 8 mai pour la fin de la première guerre mondiale, et le 10 mai pour la fin de l'esclavage. Restera-t-il suffisamment de jours dans le calendrier pour les nouvelles commémorations ? On commémore plus que l'on agit. Faut-il faire toujours « devoir de mémoire » ? Tout souvenir est-il bon ? Ce n'est pas l'avis de Nietzsche par exemple, dans les Considérations inactuelles. Et l'on pourrait rajouter que les guerres aussi sont nourries par le devoir de mémoire… Le devoir peut-il être autre chose que le devoir de justice ?

L'énumération des ingrédients culturels de l'Europe reste une méthodologie insatisfaisante, même si l'intellectuel y trouve une fonction privilégiée. Chacun de nous est porteur d'identités multiples. Nous appartenons à des groupes très nombreux. Chacun de nous est soit homme, soit femme. Nous sommes Français, européens, nous avons aussi un pays d'origine : mon pays d'origine est la Bulgarie, ce qui ne m'empêche pas de me sentir aussi français. Nous avons un métier, une profession… Et tout cela ne nous pose aucun problème. Personne ne se trouve paralysé ou fatigué par ces identités multiples ! C'est fascinant. La multitude des appartenances identitaires fait de l'homme un jongleur. Quel sens donner au mot identité ?
Il faut distinguer plusieurs niveaux d'identités. Le niveau le plus proche, appelons-le culturel, en un sens restreint, est plus proche de nous que l'Europe. Nous sommes là à un niveau infra-européen. La langue que nous parlons est la langue française. La langue française est porteuse d'une culture, d'une manière de percevoir le monde et les hommes… Or, la langue ne coïncide pas non plus avec la nation, car les Luxembourgeois parlent aussi le français, en majorité. Il y a aussi tout ce qui fait partie de notre enfance personnelle, la musique écoutée et les paysages vus, tout cela forme une identité. Nous reconnaissons cette identité comme étant la nôtre.
En second lieu, vient le niveau de la mise en commun de plusieurs identités culturelles, également infra-européennes. L'entité plus grande est par exemple la nation. La nation a parfois voulu assimilé les peuples et les régions : la France jacobine a tenté d'éliminer les langues régionales. Mais l'Europe doit présenter ses éléments constitutifs dans la réunion et la reconnaissance des différences. On ne demande pas aux Européens de renoncer à leurs identités multiples. L'Europe est donc, de ce point de vue, un projet qui rajoute une identité à celles qui existent déjà. C'est même une caractéristique de l'Europe : ajouter une couche à ce qui existe déjà ! Il ne s'agit pas de privilégier tel ou tel aspect, mais reconnaître le fait qu'il y en a plusieurs. En matière de religion, on ne dira pas « l'Europe est chrétienne », car l'Europe a greffé le christianisme sur des religions antérieures, ce qui a donné le « Nouveau Testament » par exemple. L'Europe a passé son temps à traduire une langue qui n'était pas la sienne, comme l'a montré Rémy Brague dans Europe, la voie romaine. On réinterprète une culture dans une autre : les cultures européennes, à a Renaissance, s'immergent à nouveau dans le grec et dans le latin… Et cela n'a pas commencé à la Renaissance ! Thomas d'Aquin s'imprègne d'Aristote, Saint Augustin de Plotin, etc. Les Européens ont une capacité étonnante à convertir les notions, à se les approprier.
L'arme supérieure qu'ont utilisée les Européens pour conquérir le monde, c'était moins la poudre ou le fusil (on met une demie-heure à recharger un fusil au XVI° siècle…) que la souplesse d'esprit, la capacité de s'improviser dans la peau d'autrui, pour mieux le conquérir et le soumettre. On théorise dès le XIV° siècle sur les avantages et les inconvénients de la pluralité. Au XVIII° siècle, Voltaire, en séjour à Londres, admire la tolérance qui règne entre les différentes paroisses. Il écrit dans les Lettres philosophiques : « Si vous n'avez une seule religion, c'est la tyrannie, si vous en avez deux c'est la guerre civile , si vous en avez trente, c'est le meilleur des mondes. » La pluralité enseigne la tolérance. Les Européens doivent continuer à se nourrir de récits de voyages et à se guérir du fanatisme. David Hume s'est posé cette question : comment s'expliquer les progrès de la science en Europe ? Pourquoi cela ne s'est pas trop fait ailleurs ? Hume compare l'Europe et la Chine, qui a produit de très nombreuses inventions technologiques. Même s'il admire la Chine pour sa religion (sans prêtres, sans Dieu) Hume y voit une société stagnante. Pourquoi la Chine n'est-elle pas entrée sur la voie du progrès ? L'Europe est morcelée. La force paradoxale de la Grèce ancienne, c'est l'isolement des Cités au départ, des montagnes et des côtes qui rendaient impossibles l'unification. La rivalité des Cités favorise l'esprit critique. Cet esprit d'émulation est manifeste aussi à l'intérieur d'une Cité comme Athènes, où les individus s'affrontent devant les tribunaux et développent des techniques oratoires pour l'emporter. Kant voit lui aussi dans la rivalité le moteur du progrès humain : il oppose le calme et la vie bucolique des bergers d'Arcadie, au désir de l'emporter sur autrui - qu'il s'agisse de conquêtes amoureuses ou de futures conquêtes industrielles ! L'Europe est une Grèce en plus grand, issue du principe de la diversité. Les rivalités nationales ont été le moteur de l'Europe.

Il n'y a pas de parole d'Evangile en Europe. Même l'Evangile n'est pas parole d'Evangile. On découvre qu'autrui peut penser aussi bien que soi. Cette découverte constitue un pas de géant vers l'universel, car elle nous permet de penser et de parler dans un horizon universel. L'émulation et l'esprit critique se trouvent inscrits dans le projet européen. Même Rousseau a théorisé cet avantage avec la « volonté générale ». Ce n'est ni une volonté absolue, ni une addition de toutes les volontés. Rousseau insiste sur la « somme des petites différences ». On découvre un point de vue auquel nous accédons en nous détachant de nous-mêmes : Rousseau englobe mon point de vue et celui de l'autre dans la volonté du groupe. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant appelle « sens commun » la capacité de l'individu à penser à la place d'un autre. C'est un usage original du terme, révélateur d'une exigence qui n'est pas seulement philosophique.
L'Europe est le mode de coexistence de ses différents ingrédients. On se distingue ainsi des ensembles chinois, américain, russe, etc. tout en gardant la capacité d'intégrer certains de leurs éléments. Il y quarante nations sur le sol européen.

Au-delà de ce niveau européen, celui du savoir-vivre dans la différence, on a le savoir-vivre les différences. L'idéal de l'Europe n'est donc pas de créer une nation européenne, mais une coexistence de nations qui appartiennent à l'Europe.
Un autre niveau est le niveau supra-européen : non plus celui de l'espace du débat, mais plutôt celui des grands principes politiques et moraux, que nous nous donnons comme des règles de vie. Ce sont les droits de l'homme, l'état de droit, l'égalité des individus devant la loi, la liberté de l'individu et l'indépendance de la recherche de la vérité contre les contraintes idéologiques. Ces choses ont une vocation universelle et nous ne pouvons éliminer personne du projet européen. Car tous sont appelés, selon les Européens, à partager ces principes et ces valeurs. Le principe de coexistence des différences, c'est le principe de l'Europe.


Quelques conclusion pratiques, car c'est par là qu'il faut terminer ! Les jeunes de vingt ans doivent porter des convictions... sinon qui les portera ?
Quelle chose plus utile à l'Europe que d'apprendre les langues étrangères ? Dans les classes préparatoires littéraires, on laisse tomber la deuxième langue vivante. Il faudrait signer une pétition pour exiger le maintien de la deuxième langue en année de khâgne. L'Europe appelle ses membres à parler plusieurs langues. L'anglais n'est plus une langue étrangère, mais une langue internationale auxiliaire. Tout le monde doit savoir se servir de l'anglais, pas seulement les Européens : la maîtrise de l'anglais n'a rien de spécialement européen. L'allemand, l'espagnol ou le polonais sont plus nécessaires.
Les bourses Erasmus viennent d'être réduites dans le budget européen… Combien d'étudiants concernent-elles ? Un petit trois pour cent…
La télévision transnationale, comme Arte, est une réalisation trop rare en Europe. Du côté espagnol, on a mis les moyens pour la création d'une chaîne franco-espagnole, mais du côté français on s'en désintéresse.
Le manuel d'histoire commune franco-allemand est une bonne initiative. Il n'est pas besoin de chercher le consensus, on peut exposer le désaccord. S'il y a des différends, nous apprendrons des choses. À quand un manuel d'histoires franco-algérien ? Pas tout de suite, j'en ai bien peur.
Conférence retranscrite par Marc Foglia




T. Todorov, Devoirs et délices. Une vie de passeur. Entretiens avec C. Portevin. Extrait de la Quatrième de couverture (source : Fabula)

«Au fur et à mesure que nous avançions dans nos entretiens, je me suis aperçu que j'avais mené une vie de passeur de plus d'une façon: après avoir traversé moi-même les frontières, j'essayais d'en faciliter le passage à d'autres. Frontières d'abord entre pays, langues et cultures; ensuite entre domaines d'étude dans le champ des sciences humaines. Mais frontières aussi entre le banal et l'essentiel, le quotidien et le sublime, la vie matérielle et la vie de l'esprit. Dans les débats, j'aspire au rôle de médiateur. Le manichéisme et les rideaux de fer sont ce que j'aime le moins.»



Bibliographie
Théorie de la Littérature. Textes des Formalistes russes, 1966
Littérature et Signification, Larousse, 1967
Grammaire du Décaméron, Mouton, La Haye, 1968
Introducion à la Littérature fantastique, 1970
Poétique de la Prose, 1971
Dictionnaire encyclopédique des Sciences du Language, (avec O. Ducrot) 1972
Poétique. Qu'est-ce que le Structuralisme ? Paris, Seuil, 1973
Théories du Symbole, 1977
Les Genres du Discours, 1978
Symbolisme et Interprétation, 1978
Mikhail Bakhtine, le Principe dialogique, 1981
La Conquete de l'Amerique : La Question de l'Autre, 1982
Récits aztèques de la Conquete (avec G. Baudot), 1983
Critique de la Critique. Un Roman d'Apprentissage, 1984
Frêle Bonheur, Essai sur Rousseau, 1985
Nous et les Autres. La Réflexion francaise sur la Diversité humaine, 1989
Face à l'Extreme, 1991
Les Morales de l'Histoire, 1991,
Au Nom du Peuple. Témoignages sur les Camps communistes, Ed. de l'Aube, 1992
Eloge du Quotidien. Essai sur la Peinture hollandaise du XVIIe siècle, Adam Biro, 1993
Une tragédie francaise, 1994
La Vie commune. Essai d'anthropologie générale, Paris, Seuil, 1995
Les Abus de la Mémoire, 1995
Guerre et Paix sous l'Occupation (avec Annick Jacquet), Arléa, 1996
L'Homme dépaysé, 1996
Benjamin Constant. La Passion démocratique, Hachette, 1997
Le Jardin imparfait. La Pensée humaniste en France, Grasset & Fasquelle, 1998
Mémoire du mal et tentation du bien, Laffont, 2000
L'esprit des Lumières, Laffont, 2006.

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