Mann Thomas
Thomas Mann doit sa notoriété notamment à la Montagne Magique. Voici un jugement éclairé sur cette oeuvre.
«Dans un ouvrage fort documenté publié en 1986, M. Pierre Guillaume écrivait : « Thomas Mann est pour beaucoup dans la naissance du mythe du sanatorium » (Du désespoir au salut : les tuberculeux aux XIXe et XXe siècles. Aubier, p. 302). Gomme ses nombreuses allusions à La Montagne magique montrent clairement qu'il n'en a pas compris l'intention générale et que ses interprétations sont le plus souvent erronées, il faut bien admettre que nous sommes en présence d'un poncif que propagent même ceux qui n'ont pas lu le roman ou qui l'ont mal lu.
Il est vrai que, à l'exception de Silué de Paul Gadenne, La Montagne magique est le seid roman qui considère la tuberculose comme son sujet principal et qui voit dans la maladie autre chose qu'une péripétie parmi d'autres ou un élément dramatique frappant. Gela ne suffit pas à en faire un chef-d'œuvre, mais mérite qu'on s'y intéresse. D'autant plus que la projection récente, sur Arte, d'une adaptation télévisée en trois épisodes, à mes yeux plus que convenable, et la publication des œuvres de Thomas Mann en Poehothèque invitent à relancer le débat. Je me suis donc astreint à relire La Montagne magknie. Hélas ! Elle a perdu son « charme »
Pour être équitable, je dois reconnaître que, si catastrophe il y a, elle est à la hauteur des moyens et des ambitions de l'auteur. C'est un massif alpin qui s'écroule, non une petite colline. Il convient aussi de noter d'incontestables réussites : renfermement dans l'univers clos du sanatorium, la perte de contact avec le monde extérieur qui en découle, le renversement des valeurs et des références, la tournure inévitablement pathologique que prennent les relations humaines, l'exaeerbation de la sensibilité à fleur de peau. Quelques détails concrets et [iris sur le vif, si j'ose dire, demeurent de belles trouvailles : le sifflement des pneumothorax par exemple, ou encore la radiographie laissée en souvenir par les malades guéris.
Malheureusement, sur l'essentiel, on s'aperçoit bien vite que Thomas Mann fait fausse route, impression confirmée de bout en bout. Assuré qu'il écrivait l'un des livres du siècle, sans que le moindre doute l'effleure jamais au cours d'une longue rédaction, il a, comme on dit vulgairement, « mis le paquet », et produit une encyclopédie de son propre savoir. Mais ses connaissances souffraient au moins d'une grave lacune, car il ignorait ce que c'est qu'un roman.
Je n'insisterai pas sur le thème central du livre, où Anne Henry et Alain Besançon verraient l'influence prédominante de Sehopenhauer, ce qui me paraît exact à condition d'ajouter que Sehopenhauer n'a fait que porter à l'incandescence une obsession constante de l'esprit germanique, je veux parler de l'identification souterraine de la sexualité et de la pulsion de mort, la maladie, dont l'étiologie en partie psychique est ainsi établie, jouant le rôle de catalyseur. Dans une fiction, ce n'est pas l'idée qui compte mais la manière dont elle est illustrée, présentée et vécue. Or, ce point n'est pas le plus mal traité.
En revanche, me paraît navrante la carence, dans la majeure partie de ce très long texte, en éléments spécifiquement romanesques, remplacés par d'interminables dissertations abstraites. Thomas Mann est préoccupé par le temps. Mais, au lieu de communiquer l'intuition de la duré intérieure qui traverse les personnages, il nous inflige des considérations oiseuses sur les difficultés insurmontables qu'il rencontrerait s'il tentait de le faire. Pire encore, sous le prétexte de brosser un tableau de la situation intellectuelle en Europe avant 1914, il se lance dans d'inadmissibles tirades, tout droit sorties de mauvais ouvrages de vulgarisation, où le lecteur hébété voit défiler cosmologie, biologie, franc-maçonnerie, et aussi les jésuites, puis le spiritisme, l'ésotérisme, et j'en passe. L'effort pour incarner ces discours pédants en des êtres humains n'aboutit qu'à en renforcer le dogmatisme pompeux et à en dévoiler l'artifice. Les diseussions éperdues entre Settembrini l'humaniste athée, le démocrate fidèle à l'inspiration des Lumières, et Naputa, juif converti entré chez les Jésuites, à la fois intégriste et marxiste, ne sont lisibles qu'à de rares moments, lorsque ces marionnettes échappent à leur montreur en pataugeant dans les confusions et les contradictions. Mais l'auteur a vite fait de les rappeler à l'ordre en signalant l'incorrection de ces tentatives d'autonomie. Car, dans ce monde bloqué, hermétique, sécrété par la culture d'un grand bourgeois allemand luthérien et sanglé dans ses principes comme un officier prussien en uniforme, le moindre soupçon de liberté, la plus faible trace d'ouverture, le plus léger souffle d'humour, la plus mince parcelle de fantaisie constituent une impardonnable incongruité.
Un romancier digne de ce nom sait beaucoup plus qu'il n'en dit sur ses personnages, et il en ignore encore davantage. Thomas Mann, au contraire, sait tout sur tout le monde et dit tout ce qu'il sait. A aucun moment, l'imagination du lecteur n'est suscitée pour suivre l'implicite ou prolonger les suggestions.
Tout ce qui s'est créé de neuf, de vif, d'original dans le roman a été construit autour d'une figure centrale, de don Quichotte à l'arpenteur du Château, de Pantagruel à Bardamu, d'un baron de Balzac à un baron de Proust. Confronté à eux, il y a bien peu à dire du pauvre Hans Castorp, pâte molle et rapport passif des positions que lui fait prendre undémiurge tyrannique et tout puissant. Mme Ghauehat ne parvient pas à s'imposer et parcourt l'espace romanesque comme une somnambule. Mynheer Peeperkorn symbolise lourdement la part très contrôlée de l'incontrôlable, la portion congrue que la rationalité rigide laisse à l'irrationnel. Je me plais cependant à signaler que Behrens, le médecin-chef, contient une part non négligeable d'existence indépendante et authentique, mais il est le seul.
Beaucoup ont fini par le croire. Même un penseur aussi profond et délié que Paul Ricœur s'y est laissé prendre. Au-delà du cas d'espèce, il y va de la hiérarchie en littérature, où elle existe comme partout, même à titre d'hypothèses toujours fragiles et modifiables, et sous bénéfice de vérifications impossibles à la rigueur. Si l'on veut défendre la véritable littérature de fiction, il faut analyser avec lucidité, voire avec une certaine cruauté intellectuelle, celle qui ne l'est pas, surtout lorsqu'elle se présente sous des dehors prestigieux et impressionnants. Thomas Mann possédait un très grand talent et beaucoup de savoir-faire. Trop peut-être pour avoir du génie.»
Source: Thomas Mann et le mythe du sanatorium, par Roger Payot, revue le Bulletin des lettres, Octobre 1995, numéro 549, p. 337-39