Jobs Steve

1955-2011

Quelques jours après sa mort, Steve Jobs est à ce point porté aux nues que j'éprouve le besoin de le ramener sur terre pour lui rendre justice. J'ai toujours à l'esprit ce mot de Chateaubriand : «ce qui est exagéré est insignifiant» et je résistais mal, comme on le verra plus loin, à la tentation de répliquer en exagérant dans l'autre sens. Le discours de Stanford m'a rapproché du vrai Steve Jobs.

Le style même de ce discours, accessible sur cette page, trahit l'homme d'action : de deux mots, il choisit toujours le moindre et chacune de ses phrases est une flèche qui atteint sa cible. Quant à ses propos sur la mort à la fin, ils m'ont rappelé un autre penseur homme d'action : Marc-Aurèle. Cela dit, je ne prendrais pas le risque de pousser plus loin la comparaison avec Marc-Aurèle.

Je me limiterai à commenter un point du discours qui d'une part me semble donner la juste mesure de l'originalité de Steve Jobs et d'autre part fournir l'explication de sa réussite en affaires aussi bien que de son succès d'estime. En 1998, à la fin d'une recherche sur les inforoutes, j'avais recommandé au gouvernement du Québec de rétablir dans les écoles le seul art qui est à la portée de tous : la calligraphie. Par rapport à la simple écriture manuscrite taper sur un clavier me semblait être une régression vers le singe. À ce moment, au Japon, on vendait autant de nécessaires à calligraphie que d'ordinateurs. Cela me semblait être un bon exemple à suivre. Aurait-on accordé plus d'importance à ma recommandation si j'avais cité Steve Jobs en exemple?

J'ignorais que l'un des seuls cours qui l'a passionné pendant ses années buissonnières de collège a été un cours de calligraphie. Écoutons Steve Jobs :«Le Reed College dispensait alors probablement le meilleur enseignement de la typographie de tout le pays. Dans le campus, chaque affiche, chaque étiquette sur chaque tiroir était parfaitement calligraphiée. Parce que je n'avais pas à suivre de cours obligatoires, je décidai de m'inscrire en classe de calligraphie. C'est ainsi que j'appris tout ce qui concernait l'empattement des caractères, les espaces entre les différents groupes de lettres, les détails qui font la beauté d'une typographie. C'était un art ancré dans le passé, une subtile esthétique qui échappait à la science. J'étais fasciné. Rien de tout cela n'était censé avoir le moindre effet pratique dans ma vie. Pourtant, dix ans plus tard, alors que nous concevions le premier Macintosh, cet acquis me revint. Et nous l'incorporâmes dans le Mac. Ce fut le premier ordinateur doté d'une typographie élégante. »

L'écriture manuscrite et à plus forte raison la calligraphie est une expression de la vie, «une subtile esthétique qui échappe à la science» selon les mots de Steve Jobs lui-même. C'est cette vie qu'il a introduite dans la machine, c'est avec «cet art ancré dans le passé» qu'il a préparé l'avenir. Si l'on peut dire de lui sans exagérer qu'il fut un grand innovateur, c'est pour cette raison. Est-on par là autorisé à dire qu'il fut un grand créateur? Ne soyons pas mesquins, accordons ce point à ses adorateurs. Même s'il convient d'hésiter à le mettre au niveau de Vinci en tant qu'artiste, que créateur, il faut reconnaître qu'il a touché des fibres sensibles comme peu d'artistes l'ont fait et cela précisément parce qu'il a introduit la vie dans la machine et le passé dans l'avenir.

Fut-il aussi un grand savant? La réponse de Thomas Monnerais dans le Monde du 7 octobre me paraît aussi juste que spontanée : «Michael Bloomberg, ou des centaines d'utilisateurs de Twitter n'hésitent pas à comparer Steve Jobs aux plus grands scientifiques, comme Einstein ou Léonard de Vinci. «Du délire !» s'insurge Michel Dubois, sociologue des sciences au CNRS, pour qui Steve Jobs n'est qu'«un industriel» parmi d'autres. Selon lui, Steve Jobs n'a rien d'un homme de science. Parce qu'il ne s'est pas attaqué à la recherche fondamentale, celle qui est la plus prestigieuse. Mais surtout parce que sa logique industrielle est contraire à l'esprit scientifique. Apple s'est construite sur une logique de propriété avec des verrouillages de tous les côtés. Steve Jobs n'a jamais joué le jeu académique de la diffusion des idées», rappelle l'universitaire. Un exemple de verrouillage. Si vous achetez un appareil Samsung, vous pourrez l'ouvrir à volonté pour remplacer la pile ou une autre pièce. Vous ne pouvez pas en faire autant avec un produit Apple. Si après un an ou deux la pile est morte, vous devrez soit jeter votre objet culte soit l'envoyer à la compagnie Apple qui y insérera une pile pour la somme de 80 $. Voilà pour les écolos une bonne raison de faire preuve de modération dans leurs éloges de Steve Jobs.

Steve Jobs fut-il un bienfaiteur de l'humanité? Il fut incontestablement un bienfaiteur des actionnaires de sa compagnie, ce que confirme la valeur en bourse de Apple ; bienfaiteur ensuite de son pays, les États-Unis, ce qui est apparu clairement au moment où l'on se demandait si l'Oncle Sam était solvable, le cousin Steve a pu alors rassurer le monde en précisant qu'il avait dans sa caisse plus de milliards que l'État central américain dans ses coffre-fort. Mais cet homme était aussi le malfaiteur des ouvriers chinois qui fabriquaient ses gadgets sans pouvoir sortir de leur usine-enclos-dortoir-Foxconn autrement qu'en se jetant par la fenêtre du 5e étage : Suicides-a-la-chaine-chez-le-geant-foxconn sous-traitant de Apple, titraient récemment les journaux.

Quelle a été l'étendue de sa générosité personnelle? Quand tous les faits de sa vie privée seront connus, nous verrons s'il a été un petit ou un grand bienfaiteur de l'humanité.

On fait brûler des bougies devant ses magasins, élevant ainsi jusqu'à la divinité ce compétiteur féroce, ce patron implacable que fut Steve Jobs. Il est vrai qu'en matière de divinités on a l'embarras du choix. Il y a de tout dans l'Olympe. Pour respecter les proportions et les similitudes, il faudrait situer Steve Jobs dans la descendance d'Héphaïstos, le dieu forgeron, qui fabriqua les premiers automates : des femmes enrobées d'or.

Admiration oblige! J'invite les admirateurs de Steve Jobs à bien réfléchir sur la signification de son intérêt pour la calligraphie. Ils en arriveront sans doute à la conclusion qu'il faut rétablir cet art, parce qu'il a une grande valeur en lui-même, mais aussi parce que s'ils cessent complètement de le pratiquer, les hommes risquent fort de ne plus être en mesure d'apprécier ce qu'il y a de plus original dans les innovations du co-fondateur de Apple.

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