Essentiel
Se prononcer sur le sens c’est toujours porter un jugement de valeur en situant un être relativement à la bipolarité du bon et du mauvais, ou du Bien ou du Mal.
Si un journaliste écrit « Le discours du Président n’a pas réussi à éteindre le mouvement de contestation », il juge négativement le sens historique de cet acte politique qu’a été le discours.
Les Stoïciens avaient créé un mot spécifique et parlant pour exprimer ce domaine, mouvant, impalpable, mais pourtant omniprésent, du sens : ils parlaient d’incorporels.
Les Stoïciens étaient rigoureusement matérialistes. La raison en chacun est un feu intérieur, et l’esprit est le souffle, s’exprimant donc aussi par la respiration, provenant de ce feu. Les sensations sont le mélange des émanations des corps extérieurs avec notre corps, et les représentations, les traces de ces mélanges.
Si donc ils parlaient d’incorporels à propos du sens des réalités, c’est qu’il ne pouvaient pas le réduire à un réalité matérielle.
Tel est le domaine du sens – ce qui, même en pensée, est irréductible à la matière – ce qui est absolument irréductible à la matière. C’est pourquoi les Stoïciens ne pouvaient que le nommer de manière négative ; et ils se contentaient de dire qu’il ne fait pas partie du monde et est seulement relatif aux humains dans leur relation avec les corps.
Enjeux
L'exigence de sens
En philosophie, la notion de sens est fondamentale en ce qu’elle se manifeste par la position du problème central du sens de la vie ou du problème du sens de l’histoire.
Ce que fait apparaître la réflexion philosophique, c’est une exigence de sens chevillée à la conscience de soi de l’individu humain.
Qu’est-ce qui est visé par cette exigence ? C’est toujours une orientation de son existence par rapport à des valeurs absolues. C’est ainsi que les hommes ont pu se situer par rapport au salut, à la liberté, à la sagesse, au bonheur, à la patrie, à l’avènement d’une société communiste, etc.
Cette exigence de sens est clairement reconnue par Kant dans son essai Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786). Il affirme que cette exigence de sens – qu’il appelle « besoin de raison » – est le guide ultime de notre activité de pensée.
Il la nomme « besoin de raison » parce qu’il entend la raison comme la faculté qui prend en charge les principes et les fins dernières de la connaissance et de la vie humaine. Autrement dit, l’exigence de sens se révèle d’emblée comme tâche de la raison. On retrouve ici un écho à une idée de Descartes que la raison est bon sens, c’est-à-dire aptitude, présente en tout humain, de distinguer le vrai du faux de façon à faire le choix qui aille dans le "bon sens".
De plus Kant montre que cette exigence de sens comme boussole ultime de notre activité spirituelle a un répondant dans l’expérience sensible : « Pour m’orienter dans l’obscurité en une pièce que je connais, il me suffit d’être en mesure de saisir un seul objet dont j’ai la place en mémoire », ceci en vertu de ma discrimination droite/gauche qui ne repose alors sur aucune sensation (il faut percevoir au moins 2 objets pour expérimenter un sens spatial).
Cette exigence de sens révèle qu’il n’y a de conscience de soi qu’autant que les valeurs qui orientent les choix humains ne vont pas de soi.
L’animal va là où lui commande d’aller la biosphère en lui ayant dédié un biotope spécifique permettant une avancée supplémentaire de la vie. L’animal n’a pas la conscience du sens, tout simplement parce qu’il n’a pas à se poser la question des valeurs qui orientent son comportement. La logique de la biosphère a déjà décidé pour lui ce que devaient être les buts de sa vie : sa latitude réside uniquement dans le choix des moyens. Ce n’est pas le cas de l’homme. L’homme peut envisager de renoncer à l’accouplement pour des valeurs qu’il juge supérieures à l’amour charnel et à la procréation. L’animal ne le peut pas.
En situant l’animal par rapport à la biosphère, nous avons donné un sens à l’apparition de nouvelles espèces (expression d’un dynamisme de la vie). Mais nous l’avons fait, parce que c’est nous humains qui avons une exigence de sens. L’animal, lui, n’en a cure. Car pour les humains, il est essentiel de trouver le sens des phénomènes qui interpellent son existence ; le fait de l’animalité – à la fois si proche et si étrangère – en est un. Cela signifie que l’exigence de sens emporte toutes les réalités qui importent pour l’homme et qui constituent ce qu’il appelle « le monde ». Chacune de ces réalités intéresse parce qu’elle a comme son aura de sens qui recouvre ce qu’elle peut valoir pour apporter du sens à la vie de l’individu humain qui peut entrer en rapport avec elle. Car le sens d’une réalité est à la fois une contribution au sens global de son existence – en tant qu’événement – et elle en dépend – en tant que chose.
Le sens et les sens
Peut-on rendre compte de l'usage du même mot pour désigner « le sens de l'existence » et « le sens du toucher » ? Le premier désigne la pointe la plus intime de la vie intérieure, alors que le second désigne une interface avec l’extériorité.
Pourtant le sensible n’est pas l’insensé. Au contraire ! Le sensible est ce qui – de l’extérieur pour les sensations, de l’intérieur pour les sentiments – nous touche parce que cela a une valeur pour nous. Et cela a une valeur pour nous parce que nous lui donnons un sens.
On peut même dire que la sensation – tout particulièrement le toucher – est dépositaire du premier sens – du sens fondateur de l’individu humain. « Tout homme fut enveloppé d'abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n'a point d'expérience qui précède cette expérience de l'humain ; tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d'où sa frêle existence dépend » écrit Alain (Études, Gallimard – 1968). La parturition fait en effet passer de l’omniprésence du contact avec le tissu humain, à sa quasi absence – c’est la déréliction spatiale du nouveau-né qui se retrouve dans le vide, battant désespérément de ses petits membres pour retrouver un contact enveloppant. Il le retrouve bien vite dans les bras de la mère. N’est-ce pas là, en cette sensation de toucher enveloppant, le premier signe lui venant du monde en lequel il débarque ? Et ce signe n’est-il pas saturé d’un sens positif : le monde lui est accueillant ? Et n’est-ce pas sur ce premier sens que le petit humain va désormais s’appuyer pour avoir la confiance pour se construire, et faire sa place dans le monde ?
Cette équivoque du mot « sens » apparaît ainsi tout-à-fait justifiée. Les sens en tant qu’ils sont les premières entrées par lesquelles le monde nous affecte, sont les premiers donateurs de sens.
Sens et signification
Les réalités ne font sens collectivement que dans l’exacte mesure où elles sont nommables. C’est pourquoi la langue est le véhicule privilégié de l’apparition et de la circulation du sens dans une collectivité.
Ce pendant, il ne faut pas confondre le sens d’une réalité avec sa représentation rationnelle. La neige est certes une agglomération de petits cristaux d’eau gelée, mais elle a un sens bien différent pour le paysan de Barcelonnette et pour un africain ; comme elle a un sens bien différent pour un habitant de Moshi (Tanzanie), s’il la voit au loin blanchissant le sommet du Kilimandjaro, ou s’il la voit tombant sur lui.
Il ne faut pas pour autant assimiler le sens à la signification. La signification établit d’une certaine manière la réalité désignée par la proposition : ce n’est pas de même signification de parler de « Napoléon Bonaparte », du « vainqueur d’Austerlitz », ou du « vaincu de Waterloo », bien que l’on désigne la même personne. Pourtant cette proposition « le vaincu de Waterloo », écrite par un journaliste français sous Louis XVIII, et écrite, comme ci-dessus, aux fins d’une réflexion sur le langage, prend à chaque fois un sens bien différent.
Sens et absurdité
L’antonyme du sens est l’absurdité. La XXème siècle a apporté des philosophies de l’absurde. Ce sont des pensées qui critiquent les sens jusque-là admis de l’existence humaine et de l’histoire pour affirmer que nous sommes dans un monde absurde en lequel l’existence humaine n’a pas de sens. Ainsi en va-t-il de l’existentialisme de Sartre ou de la pensée de Camus.
Mais n’est-il pas remarquable que ces penseurs ne peuvent s’en tenir à ce diagnostic d’absurdité du monde ? Sartre en tire un humanisme d’une liberté magnifiée et de la responsabilité corrélative ; Camus en tire un humanisme de la révolte de l’homme par rapport à son destin, qui aboutit à l’affirmation de sa liberté et de sa fraternité.
Se révèle ainsi le paradoxe du philosophe de l’absurde. Le philosophe ne démolit les sens admis, ne parle d’absurdité, que pour faire advenir un nouveau sens. Car, en effet, pourquoi écrire si cela n’a pas de sens ?
Si bien que les philosophies de l’absurde, finalement confirment, « par l’absurde » la dimension essentielle de l’exigence de sens par l’homme.