Enjeux
«Il est remarquable qu’au terme du récit de la passion, l’Evangile dit que le tombeau où avait été déposé le corps du Christ est trouvé vide. La disparition de ce corps a plusieurs conséquences.
Premièrement : elle atteste que Jésus est toujours vivant et qu’il siège désormais près du Père. Alors que dans beaucoup de religions le parfait abandonne à ce monde naturel sa "dépouille mortelle", comme si le corps était un obstacle à sa totale perfection, une chose inessentielle que l’on peut abandonner à ce monde, Jésus ressuscite avec son corps. On ne peut mieux sanctifier le corps !
Deuxièmement les hommes qui vivent sur Terre ne disposent plus d’un corps à momifier et adorer en un lieu spécial, comme celui de Pharaon ou de Lénine, pour entrer en relation avec la transcendance. Il leur est expressément enjoint de "ne plus chercher sur terre celui qui est aux cieux". Il leur est dit plutôt que "là où deux ou trois seront réunis en mon nom, mon esprit sera avec vous". Jésus n’a plus de corps sur Terre. Les hommes n’ont plus pour orienter leur désir de sainteté que l’inspiration de l’Esprit de Dieu.
Troisièmement, et par conséquent, il est conféré aux croyants une responsabilité nouvelle, puisqu’il leur est dit : "Vous êtes le corps du Christ". Sans prétendre épuiser la richesse symbolique de cette formule, on peut comprendre cette affirmation comme une injonction faite aux hommes de donner corps dans ce monde à l’esprit du Christ. C’est à chacun des hommes et à eux tous ensemble de faire en sorte que par leurs actes l’esprit de justice d’amour et de liberté trouve la force de s’inscrire dans le monde et de le changer. Faire que tous les jours le Verbe se fasse chair, donner corps et réalité
dans ce monde, aux exigences de l’esprit, là est la sainteté, là est une nouvelle expérience de la perfection qui doit guider la liberté humaine.
Cette situation réoriente la vie religieuse des hommes non plus seulement vers le haut pour s’y évader mais vers la terre pour y réaliser les exigences de l’esprit en leur donnant un corps. Désormais la perfection ne va plus consister dans l’ascèse qui permet de se désincarner pour échapper au monde ainsi qu’aux puissances de la nature, du corps et de la société qui font obstacle aux exigences de l’esprit ; elle consiste à incarner l’esprit d’amour et de liberté ; incarner, c’est-à-dire le rendre actif, visible et réellement fort dans un monde naturel et social qui, laissé à lui-même, ne connaît que la puissance.
Les deux axes de la croix qui rappellent la mort et la résurrection du Christ rappellent aussi et par conséquent à chaque individu que – comme le Christ – il doit désormais vivre sa liberté à la
croisée de deux exigences. D’un côté une exigence de verticalité, d’être en relation avec une vérité spirituelle qui n’est pas inscrite dans la nature ("mon royaume n’est pas de ce monde") et d’un autre coté une exigence d’horizontalité et de
mise en pratique de la vérité dans ce monde, principalement à travers les rapports que nous entretenons avec notre prochain : là est le Royaume, là est le sens. Donner un corps aux exigences de l’esprit, voici la perfection. Cela, seul un homme, un esprit singulier vivant dans son corps individuel, peut l’accomplir. Et chaque fois qu’il le fait dans l’instant, il le fait aussi pour l’éternité (5). Ainsi l’accent mis par la Bible sur l’incarnation oriente donc la liberté de l’homme dans une nouvelle direction. Nous ne sommes plus invités à dépasser la condition de l’homme mais à la vivre totalement. Nous avons vu que dans la plupart des conceptions non chrétiennes de la perfection, l’expérience de la transcendance de l’esprit nourrissait une recherche de diverses formes de déliaison visant à annuler les liens qui font obstacle aux aspirations de l’esprit. C’est dans cette déliaison que consiste la liberté, et tout ce qui abolit ces obstacles et contribue à la désincarnation de l’homme est vécu comme facteur de libération. Or, dans une perspective qui, inspirée par l’exemple du Christ, reconnaît l’incarnation comme une dimension centrale de l’existence humaine, la sainteté n’est plus dans la déliaison mais plutôt dans l’acte d’incarnation de l’esprit et de ses valeurs. Voilà à quoi est appelée la liberté humaine. Et comme cette exigence d’incarnation ne connaît pas de limites, ce n’est plus seulement au cours de moments spéciaux de leur vie spirituelle que les hommes sont appelés à réaliser cette incarnation : désormais investis de
la liberté des enfants de Dieu, c’est dans toutes les dimensions de leur vie, y compris de leur vie quotidienne qu’ils doivent agir pour donner un contenu concret à leurs valeurs. C’est donc à l’aune de l’expérience de la totalité de la vie quotidienne, telle que chaque individu peut en faire l’expérience, qu’il convient de juger la valeur des entreprises humaines :
c’est à ses fruits que l’on reconnaît l’arbre. »
Source et suite: Daniel Cérézuelle,
La technique et la chair.