Récit
Les réflexions sur le récit que nous vous proposons ici, oeuvres de l'anthropologue Rémi Savard servent d'introduction à un ouvrage où sont présentés quatre récits innus, amérindiens de la Côte Nord du Québec aussi connus sous le nom de Montagnais. L'ouvrage, La Forêt vive, récits fondateurs du peuple Innu, paru en 2004 aux Éditions du Boréal, est disponible en format numérique sur le site Les Classiques des sciences sociales. Nous avons rassemblé ici les passages portant sur le récit comme tel. On pourra lire le premier de ces récits dans un document associé au présent dossier.
Rémi Savard est anthropologue. Il a fait paraître de nombreux livres sur les sociétés autochtones d'Amérique du Nord. Il s'intéresse particulièrement à leurs récits, dont il a publié plusieurs recueils.
«Les quatre récits examinés dans le présent ouvrage furent enregistrés en langue innue par l'auteur au cours de l'été 1970, à Unaman-shipit (La Romaine), sur la Basse-Côte-Nord du golfe du Saint-Laurent. Mis en présence de tels récits, plusieurs auront encore tendance à parler de légendes indiennes, à les écouter d'une oreille distraite ou attendrie et à les qualifier rapidement de naïfs, légers, bucoliques, idylliques ou enfantins. Nous nous proposons de montrer qu'il s'agit là d'une profonde méprise, car ces œuvres orales renvoient à de grandes genèses analogues à celles qu'on reconnaît pour l'ensemble du continent eurasiatique. Ce rapprochement pourra paraître saugrenu à plus d'un lecteur, que diverses raisons empêchent encore de prendre la véritable mesure des civilisations américaines précolombiennes. Force est cependant de constater que ces dernières s'enracinent dans le même type de terreau imaginaire que celui de nos propres traditions artistiques, philosophiques et juridiques. La diversité culturelle n'a de sens que dans la mesure où toutes les civilisations ont beaucoup en commun. On ne peut concevoir la différence entre des entités sans leur avoir au préalable reconnu un commun dénominateur ; « deux choses qui ne possèdent aucune base de comparaison, c'est-à-dire aucune particularité commune (par ex. un encrier et le libre arbitre) ne forment pas une opposition », croyait le fondateur de la phonologie (Troubetskoï, 1957, p. 69).
[...]
Le narrateur qualifiait ces récits d'atanukan, dont on dit qu'ils furent transmis aux gens par des personnes autres qu'humaines, dans le cadre d'un rituel dont il sera question à propos du second récit. On retrouve ce terme dans plusieurs langues algonquiennes (Hewson, 1993) : il s'agit d'un genre classique, dont nous ne connaissons souvent que les anciennes productions sur lesquelles nos cultures se sont érigées (l'épopée de Gilgamesh, l'Ancien Testament de la Bible, etc.). Ces récits ont pour objectif de faire coïncider l'apparition de deux ordres de réalité : d'une part, l'ensemble des règles permettant la reproduction de la société dont les destinataires de cet acte de communication sont membres ; d'autre part, rien de moins que la totalité du cosmos (alternance du jour et de la nuit, cycle saisonnier, vie et mort, variété des espèces animales et végétales dont la nôtre, etc.). On comprendra qu'on est ici en présence d'une pédagogie avant tout locale, destinée à donner un sens à ce qui au départ en est totalement dépourvu, soit la condition humaine. Toutes les civilisations (mésopotamienne, hébraïque, grecque, chinoise, japonaise, arabe, hindoue, inuite, toungouze, etc.) ont créé de telles œuvres. Mais, en raison de contingences historiques bien connues (expansion coloniale au XVIe siècle), la tradition de pensée européenne a réservé un traitement particulier aux versions américaines. Comme d'autres provenant de « barbaries » diverses (Afrique, Orient proche ou moyen, etc.), ces œuvres ont été confiées aux bons soins de savants cliniciens (historiens des religions, anthropologues ou ethnologues), pour aboutir finalement au rayon des curiosités. Pour des raisons évidentes, ce phénomène s'est accentué de ce côté-ci de l'Atlantique, au fur et à mesure que les héritiers américains des entreprises coloniales européennes coupaient les ponts avec leurs métropoles.
Pour les Innus, les récits transcrits dans le présent ouvrage n'ont jamais eu d'existence autre que celle de performances narratives sonores. En cela, ils ne diffèrent pas des grandes genèses du monde. Pour avoir accédé à ces dernières par le livre, on a fini par oublier l'importance du substrat oral qui les a d'abord portées. Paul Zumthor avait attiré l'attention sur le rôle de la voix humaine dans la poésie orale : « [...]. la voix est vouloir-dire et volonté d'existence » (Zumthor, 1983, p. 11). Nous aurions donc eu tort, selon lui, de la réduire à un substrat de fortune pour une humanité en attente d'écriture. Il croyait au contraire qu'elle contribuait « de sa pleine matérialité à la signifiance du texte » (id., 1987, p. 20). « [...] une voix sans langage (le cri, la vocalise), écrivait-il, n'est pas assez différenciée pour "faire passer" la complexité des forces désidérales qui l'animent ; et la même impuissance affecte, d'une autre manière, le langage sans voix qu'est l'écriture. Nos voix ainsi exigent à la fois le langage et jouissent à son égard d'une liberté d'usage presque parfaite, puisqu'elle culmine dans le chant » (Zumthor, 1983, p. 10). De la même façon, les éléments de l'histoire racontée (images, petits tableaux, etc.) sont à la fois objets du récit et matériaux entrant dans la production d'énoncés philosophiques distincts de l'intrigue, mais renvoyant eux aussi, comme le fait déjà la voix qui raconte, au « vouloir-dire » et à la « volonté d'existence » des gens auxquels s'adresse le conteur. Il y a là quelque chose rappelant le constat déjà ancien de Claude Lévi-Strauss au sujet de ce genre de performance, à savoir qu'elle faisait appel à « un langage qui travaille à un niveau très élevé, et où le sens parvient, si l'on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler » (Levi-Strauss, 1958, p. 232). Soulignons que, au « niveau très élevé » dont parlait Lévi-Strauss, la dimension jeu est aussi omniprésente que dans la poésie orale médiévale 1. Ce très vieil art de raconter est fait essentiellement de pirouettes sémantiques, de tours de prestidigitation verbale, de contrepèteries portant non pas sur des syllabes mais sur des genres d'icône dont ces récits sont finement tissés. Un peu comme on fait parler un kaléidoscope en le tournant, entraînant ainsi dans une chorégraphie imprévisible les multiples fragments de verre multicolores qu'il contient, le conteur jongle avec les images prises entre les mailles de son récit pour construire d'éphémères tableaux sonores, dont les débris lui servent à en monter d'autres tout aussi inattendus qu'éphémères. Bref, un feu roulant d'images produisant des énoncés aussi abstraits que ceux de philosophes patentés, sans pour autant avoir jamais quitté le terrain du concret. N'est-il pas significatif que, dès leur arrivée dans la vallée du Saint-Laurent, les missionnaires aient qualifié de « jongleurs » ceux qu'ils voyaient comme leurs rivaux au sein des populations exposées à leur prosélytisme ? Surtout que l'histoire de ce mot renvoie tout autant à la poésie orale médiévale que, d'une certaine façon, à celle des conteurs d'atanukan :
Au Moyen-Âge, le jongleur était un ménestrel ambulant qui récitait ou chantait des vers en s'accompagnant d'instruments dans les cours seigneuriales et les villes. C'était même un artiste universel, puisqu'il montrait aussi des animaux savants, faisait des tours d'escamoteurs et d'acrobates, et vendait à l'occasion des onguents et des herbes médicinales. Il est probable que, par la suite, les tours d'adresse aient pris une part plus importante : au XVIe siècle le mot désigne une personne qui fait des tours (1549) et est presque synonyme de bateleur. Il prend au XVIe siècle (v. 1572) son sens moderne de « personne qui lance adroitement des objets en l'air ». Dès le XIIIe siècle, il est parfois employé au sens figuré de « personne habile à manipuler les choses, les êtres, les mots », issu du sens large de l'ancien français [...]. Au XIIIe siècle, le mot était également répertorié avec le sens spécial, aujourd'hui hors d'usage, de « devin qui guérit ou prédit l'avenir », « sorcier, chez les Amérindiens », par analogie du sens médiéval (Rey, 1998).
C'est cette dimension du phénomène qui avait frappé Claude Lévi-Strauss dès les années 1950. Il avait cru utile de l'illustrer au moyen d'une relation quaternaire du genre : A est à B comme C est à D, dans laquelle le dernier des quatre termes, soit D, présentait des caractéristiques pour le moins inattendues (Lévi-Strauss, 1958, p. 252-253). Mais les milieux universitaires de l'époque n'étaient pas prêts à accueillir une telle proposition. On y vit un parti pris de formalisme incapable de rendre compte de la spécificité du phénomène, qu'on cherchait plutôt dans une psychologie des émotions ou encore dans un aveuglement idéologique de type opium du peuple. Plus récemment, certains chercheurs, férus de formalisme et de logique mathématique, prirent la formule à la lettre et tentèrent d'en explorer les possibilités bien au-delà sans doute de ce que Lévi-Strauss avait pu imaginer. Ce dernier a parfois paru étonné qu'on accorde tant d'importance à ce qui n'était qu'un raccourci, pour illustrer ce qu'il croyait par ailleurs être une dimension fondamentale du phénomène. Nous aurons l'occasion de vérifier toute la justesse de cette intuition. Jusqu'à ce jour, elle est demeurée, à notre avis, celle qui a le mieux cerné la spécificité de cette très ancienne forme d'art.»
1- Le médiéviste disait que la poésie orale constituait un jeu « dans le sens le plus grave, le plus sacral de ce terme » (Zumthor, 1983, p. 269). « Du jeu poétique, expliquait-il, l'instrument (en l'absence d'écriture) est la voix. Mais celle-ci, d'une autre manière, en est aussi l'objet » (ibid.).