Bruegel l'Ancien Pieter
Le caractère populaire de l'oeuvre de Bruegel a longtemps fait hésiter les historiens de la Grande Histoire de l'Art a lui attribuer cette place qu'aujourd'hui pourtant personne ne s'aviserait de lui refuser. L'Italie de la Renaissance l'a laissé relativement indifférent à une époque où ceux qui avaient fait, comme lui, le voyage au-delà des Alpes, revenaient avec un carnet à dessin chargé des figures musclées et maniérées de l'art d'après Raphaël. Bruegel lui, revint à Anvers avec les plus lumineux paysages jamais esquissés, formés d'un trait de plume d'une parfaite assurance. Nul Satire ivre, nulle Judith tranchant le cou d'Holopherne dans son carnet: des baies tranquilles accueillant quelques navires au repos, des montagnes, surtout des montagnes, qui lui manquaient cruellement dans le plat pays qui était le sien. À la différence du tableau italien où l'artiste donne toute la place à l'homme, l'homme n'est souvent qu'un point, un détail dans les vastes et profonds panoramas de Bruegel.
Baudelaire aima les drôleries de celui qu'il surnomma Bruegel le Drôle. Les premières oeuvres, les gravures réalisées dans l'atelier de Jérôme Cock, sont remplies d'une imagination fantastique, habitée par les visions hallucinées de son devancier Jérôme Bosch. L'oeuvre gravée forme une sorte de mémento moral des péchés, des horreurs de la guerre et des troubles qu'elle engendre. Les premiers tableaux (Dulle Griet) sont encore marqués par la couleur et les démons hurlants de l'enfer boschien.
Mais bientôt, les fumées de l'enfer se dissipent et l'attention se porte sur l'homme, sur la figure anonyme de ce peuple qu'on connaît si peu malgré son nombre immense. Il lui donnera, le premier, un visage, une existence propre. Un visage sur lequel se lisent l'espoir, résigné, les travers les plus communs, mais aussi la joie, bruyante et communicative, des jours de liesse pendant lesquels le paysan échappe aux durs travaux de la terre ou à l'obscurité humide des boutiques d'artisans. L'homme est d'abord enfant: le peintre le montre occupé à ses jeux qui sont de toutes les époques. Devenu adulte, il le peint dans la Chute d'Icare le dos courbé sur la charrue, indifférent au sort de celui qui voulut s'élever hors de sa condition, sombrant dans la mer, ses ailes de cire fondues par le soleil d'un idéal hors d'atteinte.
Les Saisons
Le Moyen Âge se prolonge, tout en s'éteignant un peu davantage, avec ce peintre dont le métier sans faute dérive de celui des enlumineurs bourguignons, auquel s'ajoute un don d'observation exceptionnel. «Naet her leven». Plusieurs dizaines de croquis tirés d'après nature portent cette mention. Paysages et paysans, mendiants et estropiés, animaux: le vocabulaire du peintre s'enrichit d'autant d'études qui constituent un témoignage unique sur son époque. Le peintre possède désormais la pleine maîtrise de son art et l'art n'est plus qu'un moyen pour lui permettre de faire voir dans toute sa splendeur le monde tel qu'il le conçoit. C'est l'époque des Saisons.
Le printemps appartient sans doute à Botticelli; l'été et ses moissons, novembre menaçant, l'hiver appartiennent alors à Bruegel. C'est la dernière fois dans l'art occidental, hormis peut-être les saisons de Poussin qui le fait cependant sur un mode allégorique, qu'un artiste entreprend de circonscrire au gré des saisons les travaux et les jours des hommes. En art, rien ne se créé vraiment que ce avec quoi l'artiste a été mis en relation. «Naet het leven» signifie également: je l'ai vu, cela existe. L'art ne consiste pas à s'en remettre à ce que le regard seul peut embrasser; il consiste à assembler ce que l'artiste sait exister, en vue de produire ces images qui apaisent et nourrissent le besoin d'harmonie, de beauté, de sens. Chez Bruegel le réalisme est absorbé au profit de cette synthèse supérieure.
Le Retour de la chasse est peut-être le plus beau tableau de Bruegel: dans une contrée plongée dans l'inertie d'une journée d'hiver qu'on devine à peine froide, des chasseurs reviennent le pas lourd, la tuque enfoncée sur les oreilles, le col courbé comme les chiens qui les suivent; une saine fatigue émane de ces hommes perdus dans leurs songes; quelques oiseaux posés sur les branches forment des taches noires auxquelles répondent les silhouettes des patineurs et des badauds sur les étangs gelés en contrebas. Le tableau est construit avec science; des arbres, dont on peut presque palper l'écorce, fuyant selon une perspective opposée à la grande diagonale tracée par le coteau de neige et prolongée par le toit de l'auberge à l'enseigne de saint Eustache, marquent de leur tronc le rythme horizontal du tableau. Les ocres et les tons terreux des costumes des chasseurs, des chiens et des bâtiments réchauffent les gris bleutés du ciel lourd d'une neige prochaine et les blancs dont l'éclat est adouci par des variations subtiles de jaunes et de beiges.
Quiconque a pu pénétrer dans une salle de musée où l'on trouve des Bruegel, sait à quel point on s'attroupe facilement devant ses oeuvres. Car ils sont d'une richesse de détails éblouissante; dans le Retour de la chasse, on peut voir au second plan des enfants jouant à la toupie, un peu plus loin des hommes jouant à un jeu qui ressemble en tout point au curling; plus loin encore, un pêcheur a tendu ses hameçons, etc.
L'humanisme de Bruegel, car humaniste il fut — en témoigne son amitié avec le grand cartographe Ortellius—, réside dans cette évocation subtile du contraste entre les mouvements lents et profonds, cette horizontalité d'une vie rythmée par les saisons et les travaux, et ces grands désordres, ces massacres, qu'engendrent les mouvements verticaux de l'esprit qui cherche à s'élever par la foi et ne trouve en s'élevant qu'à s'entredéchirer à propos de quelque point de doctrine. Folie et crédulité de l'homme trop peu éduqué, folie et vanité de l'homme trop éduqué.
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Bruegel admiré par Rubens, par Millet
«Tandis que le maître se mettait à peindre, en se souvenant toujours de Jérôme Bosch (notamment dans sa Chute des anges rebelles, 1563, du musée de Bruxelles où je crois démêler aussi des réminiscences du coloris vénitien, comme dans l'Adoration des Mages de la collection Ruth), le Bruegel définitif se révèle dans les gravures qui traduisent ses inventions gnomiques, folkloriques, ses paysanneries, ses proverbes. Dès lors l'artiste s'avère l'interprète d'une race. Aucun souvenir italien ne le hante. On sait qu'il prenait plaisir à aller aux kermesses et aux fêtes villageoises, en compagnie de son ami Hans rrauclcert, un marchand nurembergeois établi à Anvers. Déguisés en paysans, tous deux se mêlaient à la foule, offraient même des cadeaux. "Le bonheur de Bruegel", dit van Mander, "était d'étudier ces mœurs rustiques, ces ripailles, ces danses, ces amours champêtres." Dans un petit livre qui se nourrit forcément des découvertes apportées par MM. van Bastelaer et Hulin, mais qui reste personnel par ses qualités de style et de fine pénétration psychologiques, M. Charles Bernard dit avec raison que durant le cinquecento flamand, Bruegel est le peintre "qui a maintenu le plus fortement le sens national et traditionnel".
Les aspects comiques des paysanneries, proverbes et diableries da maître lui ont valu son nom de « Drôle». Mais Bruegel n'est pas que drôle. Sous des apparences bouffonnes une philosophie, une satire, une pensée se dissimulent. Parfois aussi le maître se laisse gagner par le pédantisme — sans morgue d'ailleurs — des rhétoriciens anversois (les estampes des Vices et des Vertus). Enfin l'artiste va couronner sa carrière par un art singulièrement concentré où son réalisme simplifié et grave s'anime souvent d'un souffle épique. En 1563 Bruegel épouse Marie Cœck, fille de son maître, et s'installe à Bruxelles. C'est la période terminale et suprême qui commence. D'abord à travers des sujets fournis par la Bible et l'Évangile, puis dans des scènes de la vie contemporaine, Bruegel décrit avec lucidité les maux de sou temps et manifeste un génie de peintre de plus en plus épris de simplicité et de style. Une douzaine de chefs-d'œuvre datés se suivent,jusqu'à l'année de sa mort. Le dernier est cette pathétique Parabole des Ateugles du musée de Naples (1568) où la marche "rigide et fatale" des pauvres gens, le calme des belles prairies du fond, le sentiment inéluctable qui règne dans toute la composition, sont d'un maître qui conçoit les actions les plus dramatiques et qui, en étudiant son temps, ouvre la voie au réalisme moderne.
Le 5 septembre l569, Bruegel mourait, à peine âgé de 40 ou 42 ans. Il léguait à sa femme l'un de ses derniers tableaux, La Pie surle gibet (musée de Darmstadt) et laissait inachevée, une suite des Quatre saisons entreprise pour Jérôme Cock. Il fut enterré en l'église de N.-D. de la Chapelle, où ou lit encore aujourd'hui son épitaphe que David Teniers fit graver en lettres d'or. Ses deux fils s'illustrèrent sous les noms de Breughel d'Enfer et Breughel de Velours, — et la famille qu'il avait créée ne devait pas comprendre moins de vingt-six peintres. Mais sa descendance artistique est innombrable et tous les petits maîtres hollandais et flamands du XVIIe siècle lui doivent la vie spirituelle. On sait combien Rubens l'admirait; il peignit pour son tombeau une œuvre qui est aujourd'hui en Amérique, et, parmi les quarante tableaux de maîtres anciens que possédait le peintre de la Descente de Croix, figuraient quatorze Bruegel. "Bruegel", écrit M. van Bastelaer, "avait produit dès le milieu du XVIe siècle des œuvres aussi grandement réalistes que celles de Millet et de Constantin Meunier au XIXe siècle. Et Millet reconnaissait Bruegel comme maître et s'en inspirait : le peintre de Barbizon avait tenu à avoir sous les yeux, aux murs de son atelier, des estampes et des reproductions d'œuvres de son précurseur flamand." Rien en effet ne ressemble plus au paysage de l'Angelus que l'ample solitude champêtre où se profile la haute figure du Misanthrope qui fait, avec la Parabole des Aveugles, la gloire de la pinacothèque napolitaine.»
FIÉRENS-GEVAERT, «Compte-rendu de lecture: Peter Bruegel l'Ancien, son œuvre et son temps, par René van Bastelaer et Georges Il. Loo. de Bruxelles, van Œst, 1907», Gazette des Beaux-arts, Paris, 1910, série IV, tome 3, p.89 et suiv.