Ostracisme
Dimanche le 13 septembre 2020
Au sens ancien, ce mot désigne le bannissement, à Athènes ou dans une autre cité grecque, d'un personnage public, sans autre prétexte que sa trop grande influence sur les citoyens.
Pour bien comprendre le sens de ce mot, il faut le situer dans le contexte où il est apparu. Au début de la démocratie athienne, établie sur ses bases définitives par Clisthène à la fin du VIe siècle, on craignait toujours un coup de force de la part d'un personnage influent qui aurait ainsi rétabli la tyrannie. C'est pour prévenir un tel retour au passé que Clisthène introduisit la loi sur l'ostracisme dans la Constitution athénienne.
Ce mot vient de ostrakon, «coquille d'huître» puis «tesson». Quand un citoyen estimait que tel ou tel grand personnage avait, une influence démesurée dans la cité, il pouvait exiger qu'il soit exilé pour dix ans. Il lui suffisait pour obtenir gain de cause, de convoquer une assemblée et de soumettre son accusation au vote, lequel consistait à inscrire le nom de l'accusé sur un tesson.
Cette mesure pouvait frapper un héros comme Thémistocle ou un sage comme Aristide. Rien n'illustre mieux la nature de cette loi que cette anecdote racontée par Plutarque dans la vie d'Aristide. Un paysan illettré, ignorant à qui il s'adressait, tendit son tesson à Aristide en le priant d'y écrire le nom d'Aristide à sa place. «Avez-vous un reproche à faire à cet homme demanda Aristide? - Aucun, répondit le paysan, et je ne connais même pas cet homme ; mais je suis agacé de l'entendre partout appeler le Juste. A ces mots, Aristide ne répondit rien ; il inscrivit son propre nom sur le tesson et le lui rendit».
Au sens moderne, le mot ostracisme désigne l'exclusion d'une personne ou d'un groupe par la collectivité, par exemple Henry Miller aux États-Unis, les gais et les lesbiennes, sans oublier tous les ghettos juifs à travers l'histoire de l'Occident.
Essentiel
La loi athénienne sur l'ostracisme soulève le problème des
chefs naturels, de l'élite politique. La démocratie athénienne réussit à les tenir en respect pendant la plus grande partie du Ve siècle, mais elle eut la sagesse de ne pas se priver de leur apport:
Périclès appartenait à une grande famille aristocratique. Au XXe siècle, dans son grand ouvrage sur le pouvoir, Bertrand de Jouvenelle mettra en relief le problème inverse de celui que l'ostracisme voulait régler. Il montrera comment un chef naturel, s'il est exclu des responsabilités correspondant à ses talents, se transforme en agent de désordre.
«Une vaine métaphysique peut nier leur existence (des chefs naturels) et les traiter comme des citoyens ordinaires: leur pouvoir et leur influence ne sont pas pour cela supprimés, mais seulement déchargés des servitudes honorables qui les approprieraient au bien commun. L'intérêt devient le seul principe de leurs actions, le désordre est propagé par ceux-mêmes qui doivent procurer l'ordre. Le trouble des images de comportement se répand de haut en bas, et les individus perdent dans toutes les situations et dans toutes les fonctions cette conception précise et détaillée de leurs devoirs qui fait d'eux des coopérateurs efficaces.»
Bertrand de Jouvenel,
Du Pouvoir,
Histoire naturelle de sa croissance, Genève, Constant Bourquin, Éditeur, 1947.
Enjeux
L'ostracisme aujourd'hui
En mars 2003, au moment où les États-Unis et leurs adversaires européens sur la question de
la guerre contre l'Irak tentaient de réunir une majorité au Conseil de Sécurité des Nations Unies, les autorités américaines n'ont pas caché qu'elles offriraient de l'argent en échange de leur vote à certains pays. C'est pour éviter des abus de pouvoir de ce genre au niveau des individus que la loi sur l'ostracisme a été instaurée. À défaut de l'ostracisme, difficilement applicable aux nations, à quelles mesures pourrait-on recourir pour limiter l'influence des pays les plus riches aux Nations Unies?
La même qestion continue évidemment de se poser à l'intérieur de chaque pays qui se proclame démocratique. L'équivalent de l'ostracisme serait-il une bonne chose dans les démocraties contemporaines?
Peut-on seulement imaginer qu'au Canada, en France ou aux États-Unis, un simple individu puisse obtenir le bannissement d'une personne qu'il juge trop influente en raison de sa richesse, à la seule condition qu'il réunisse un certain nombre de signatures?
On voit mal comment une telle chose serait possible à notre époque, la richesse étant considérée comme un bien et même, chez les protestants en particulier, comme le signe d'une élection divine. Pour aller aussi loin que les Athéniens, et obtenir le même effet, il faudrait aujourd'hui une sanction plus dure que le bannissement. Dans la Grèce ancienne, la présence physique, le rayonnement immédiat et direct de la personne, la persuasion par la parole vivante avaient une importance qu'ils n'ont plus à l'heure actuelle. Dans le présent contexte, des personnages influents pourraient tout aussi efficacement tirer des ficelles depuis un pays étranger que depuis leur siège social. Pour ramener leur influence à la mesure de celle d'un citoyen qui n'a que ses mérites personnels pour atouts, il faudrait amputer leur fortune et démanteler leurs empires financiers et industriels.
Les lois contre les monopoles sont les seules qui, dans nos démocraties, ressemblent un peu, par leurs effets, à la loi sur l'ostracisme. Elles sont toutefois dictées par les impératifs de la concurrence et non par une exigence d'égalité entre les citoyens sur le plan politique. Il n'y a dans nos pays aucune limite à la richesse, à la condition que cette dernière ne nuise pas à la concurrence dans les divers secteurs de l'économie.
Les démocrates grecs étaient-ils donc, par rapport à ceux d'aujourd'hui, des êtres pleins de ressentiment qui ne pouvaient qu'envier la richesse d'autrui au point de vouloir s'en venger? Rien ne justifie une interprétation aussi négative de l'ostracisme, lequel trouve son explication en premier lieu dans l'horreur que la démesure, à commencer par la démesure dans le pouvoir, la tyrannie, inspirait aux Grecs et, en second lieu, dans l'histoire et la nature de ces petites cités où tout, à commencer par les abus de pouvoir, était transparent.
Source: La démocratie athénienne, miroir de la nôtre.