Masse

 Le passage qui suit est tiré de l'Ère des masses, chapitre III, La masse et la grégarisaion, un livre de Henri de Man paru en 1951, Une version complète du livre est disponible sur le site Les classiques des sciences sociales.

L notion sociologique de « masse » a depuis un siècle subi d'importantes transformations ; aussi le mot est-il encore dans la langue d'aujourd'hui quelque peu imprécis.

 À l'époque des grands soulèvements sociaux et des luttes politiques, entre 1830 et 1848, il entra dans l'usage pour désigner une couche sociale inférieure privée de tous droits. C'est en ce sens que Thomas Carlyle l'employa quand il lança la formule « les masses contre les classes ». Les classes, ce sont ici les couches de la population dont les membres jouissent dans l'ordre social existant d'une autonomie reconnue. Les masses au contraire se trouvent pour ainsi dire en dehors du corps social, et cela non pas seulement parce qu'elles ne possèdent ni biens, ni instruction, mais encore parce qu'elles sont privées de tout droit politique. Une telle manière de voir correspondait à la réalité d'une équipe où il subsistait dans la nouvelle structure des classes sociales des vestiges des anciens groupes sociaux. Aussi comprend-on que la formule de Carlyle ait joué un grand rôle, notamment dans les campagnes en faveur du droit de vote qui furent organisées par le mouvement chartiste anglais.

 Ces idées eurent également une influence sur les ouvrages de jeunesse de Karl Marx, qui datent du début des années quarante du siècle dernier. Il n'avait pas encore à l'époque découvert le prolétariat en tant que classe et il employait le terme « la masse » (die Masse) - ou parfois « la foule » (die Menge) - pour désigner les gens qui n'ont rien et ne comptent pas. Aux yeux de ce penseur bégélien, la masse se trouve beaucoup plus nettement encore que pour Carlyle en dehors de la société elle est même à proprement parler son antithèse elle est la « non-société ». Si l'on s'en tient à la conception marxiste, d'après laquelle la personne est le produit d'un complexe de rapports sociaux, les individus qui composent la masse ne sont même pas des personnes. Lorsqu'ensuite, en 1843 et 1844, Marx eut rencontré dans les ouvrages des socialistes français l'idée des classes sociales, il en vint peu à peu à remplacer l'abstraction philosophique par un terme sociologique. La synthèse est réalisée à la fin de la Critique de la philosophie hégélienne du droit ; elle est exprimée sous la forme suivante : « Une classe de la société bourgeoise qui n'est pas une classe de la société bourgeoise ; un groupe social qui est la négation de tout groupe social - un milieu social qui consacre en un mot la perte, complète de l'homme, et qui ne peut donc se reconquérir soi-même que par la reconquête complète de l'homme. Cette négation de la structure sociale sous la forme d'un groupe social particulier, c'est le prolétariat. Si le prolétariat annonce la désintégration de l'ordre universel actuel, il ne fait que proclamer le secret de son être propre, car il est la désintégration même de cet ordre universel. »

 On trouve ici la racine de cette ambivalence caractéristique des sentiments qu'éveille le mot masse en langage marxiste : plus le sort des masses est « déshumanisé » et plus leur mission de libératrices de l'humanité et de rénovatrices du monde devient sublime et glorieuse. C'est ce qui explique l'auréole dont le concept de masse se trouve paré depuis un siècle dans la littérature marxiste. Cette auréole a pris un éclat particulier au début de ce siècle, lorsque les marxistes extrémistes, qui passèrent par la suite pour les premiers théoriciens du communisme, pratiquèrent à outrance la glorification des masses.

 Ce phénomène n'était pas sans rapport avec le rôle décisif que jouèrent pendant les premiers temps de la révolution russe les manifestations et les grèves spontanément déclenchées par la masse prolétarienne encore inorganisée. Il en résulta des comparaisons avec cette passivité que les marxistes extrémistes reprochaient déjà à l'époque à la classe ouvrière d'Europe centrale et occidentale organisée en syndicats et en partis sociaux-démocrates. Lorsqu'elles célébraient la « grève des masses », des marxistes comme Rosa Luxembourg et Henriette Roland Holst allaient jusqu'à attribuer à la masse en tant que telle des vertus qui éclipsaient largement celles du prolétariat organisé ; et il vaut la peine d'observer que ce sont précisément des femmes qui se sont le plus attachées à célébrer les masses. Il est également caractéristique de cette époque que l'une des revues communistes les plus répandues ait choisi pour titre The Masses. Les théoriciens trotzkistes et léninistes apportèrent à cette terminologie nouvelle le soutien d'une doctrine sociologique qui élargit considérablement la notion de prolétariat telle qu'on l'avait comprise jusqu'à cette date. En plus de la classe ouvrière proprement dite, constituée par les travailleurs de l'industrie, les masses devaient désormais comprendre également la plus grande partie de la paysannerie, le prolétariat en faux-col, la « cinquième classe » des chômeurs permanents et la classe moyenne prolétarisée.

 Ainsi l'on s'efforçait de ce côté d'imposer un concept plus vaste de la masse considérée comme le produit de la prolétarisation de la grande majorité du peuple ; mais, dans le même temps, les savants « bourgeois » portaient leur attention sur l'aspect psychologique du phénomène « masse ». A partir du début de ce siècle en particulier, on relève dans les études qui se sont accumulées sur ce sujet l'idée que les masses se comportent autrement que les individus qui les composent. Ce point de vu fut notamment défendu par des Italiens (comme Vilfredo Pareto), mais il le fut également par le Français Gustave Le Bon dans son ouvrage La psychologie des foules, très remarqué à l'époque, ainsi que, un peu plus tard, par l'Espagnol Ortega y Gasset dont La Rebellion de las Masas eut aussi un grand retentissement. À l'origine, on voyait souvent dans la masse une foule, c'est-à-dire le rassemblement en un même lieu d'un grand nombre d'hommes, tel qu'il se produit dans les assemblées, lors des attroupements sur la voie publique, des manifestations ou des émeutes. Mais peu à peu se fit jour la notion d'une masse qui ne se définit pas par le rapprochement des individus dans l'espace, mais par la communauté du destin sociologique et l'identité des influences et des réactions psychologiques. C'est peut-être Ortega y Gasset qui est allé le plus loin dans cette voie lorsqu'il a dit que le terme masse ne désignait pas une couche sociale inférieure mais un comportement qui correspondait bien plutôt au concept courant d'individu moyen, opposé à celui d'élite ou d'aristocratie dans le sens le plus large de ce mot.

 Dans le domaine sociologique comme dans le domaine psychologique, on peut donc observer une tendance à revenir dans une certaine mesure à la conception primitive d'une masse située en dehors de la hiérarchie sociale et au sein de laquelle il n'existe aucune différenciation des personnes. Chose curieuse, ces différents éléments conduisent à une vue synthétique qui présente de fortes analogies avec l'emploi du concept de masse en physique et dans les sciences exactes en général. Chose non moins curieuse, une telle interprétation est en parfait accord avec l'étymologie latine du mot. Sans doute le terme « masse » a-t-il aussi en physique, notamment dans la physique électro-magnétique moderne, différentes significations ; mais elles ont toutes en commun l'idée de valeur purement quantitative et non-différenciée, l'absence de mouvement propre, la soumission à des forces extérieures pour lesquelles la masse est « résistance » ou « objet ».

 Du point de vue sociologique également, la masse apparaît comme la somme d'un certain nombre de composantes non différenciées et ne possédant d'autres qualités que celles qui résultent de ses dimensions, de son poids ou d'autres caractères numériquement mesurables. Le signe distinctif essentiel d'une masse sociale ainsi conçue est donc, en termes négatifs, l'absence de différenciation individuelle, d'initiative, d'originalité et de conscience. La masse est quantité sans qualité. Elle n'est pas sujet mais objet, au sens hégélien de ces mots. Même lorsqu'elle croit pousser, c'est encore elle qu'on pousse. Sauf dans les cas peu nombreux où elle intervient en tant que grandeur physique, les sujets vivants qui la composent ne sont que de simples unités statistiques qui se résolvent en chiffres. Elle n'est pas active, mais seulement réceptive ; elle n'agit pas, elle se contente de réagir.

 Tel qu'il vient d'être défini, le concept de masse semble correspondre à ce qu'on aperçoit de durable et de fondamental, en dépit des influences passagères de la mode, dans les différentes conceptions attestées par l'usage de la langue. Il constitue en outre le meilleur moyen de comprendre le phénomène psychologico-social qui est l'un des traits les plus frappants de notre époque : celui que les Allemands ont appelé Vermassung, et qui peut se traduire par grégarisation, ou absorption dans la masse.

 Le mot Vermassung, que la langue allemande est du reste seule à pouvoir dériver de sa racine latine, n'est pas un joli mot -il l'est aussi peu que la réalité qu'il recouvre. Mais il dit bien ce qu'il veut dire : un état de choses dans lequel le cours des événements sociaux ou historiques est déterminé par le comportement des masses.

  Par masse, il faut entendre ici beaucoup plus qu'une foule d'hommes ou une couche sociale déterminée. La masse étant essentiellement caractérisée par un comportement non pas autonome, mais réactif, tout homme appartient à une masse dans la mesure où il subit avec d'autres l'action de forces étrangères qui déterminent son comportement. Les acheteurs qui, dans le choix de la marchandise, cèdent à l'influence de la réclame ou, par conformisme social, suivent la mode ou l'exemple d'une classe sociale plus élevée, forment une masse, quand bien même ils appartiendraient aux classes les plus différentes et ne sauraient rien les uns des autres. Il en est de même des hommes qu'une même propagande travaille par la voie de la presse et de la radio, même si par ailleurs ils ne constituent en aucune manière un groupe social. S'ils adoptent une attitude conformiste sur telle ou telle question, les membres des classes supérieures de la société appartiennent à une masse. Mais on ne peut en dire autant d'un simple ouvrier ou d'un paysan qui, dans le même domaine, garde son indépendance d'esprit. Chacun de nous est « grégarisé » dans la mesure exacte où son attitude sociale, est dans quelque domaine que ce soit, déterminée par l'influence d'une masse. Le savant lui-même qui a dans sa spécialité une pensée originale et féconde n'échappe pas toujours à la grégarisation : c'est le cas lorsqu'il achète un article pour sa marque, cédant en cela, consciemment ou non, à l'action suggestive d'une réclame de masse, ou lorsqu'il écoute à la radio le même compte rendu de l'actualité mondiale que des millions d'autres hommes, ou encore lorsqu'en tant qu'homo politicus, il est victime d'une propagande quelconque, trop étrangère à son domaine d'étude pour qu'il puisse alors s'en remettre au jugement de son esprit critique.

 Il est donc tout indiqué de parler de masses au pluriel quand on considère l'ensemble de la société. Si l'on y regarde de près, à chaque espèce particulière d'influence correspond une masse particulière. Mais les lignes de partage se recoupent tant et si bien qu'il existe un lieu géométrique où l'on rencontre l'homme intégralement grégarisé, c'est-à-dire celui qui est soumis à toutes les formes de la grégarisation. C'est donc en ce lieu géométrique qu'il faut chercher la « masse », au singulier. Il ne s'agit pas ici d'une simple vue de l'esprit. Dans la plupart des pays « évolués », l'immense majorité de la population ne s'écarte de ce type intégral que sur des points de détail insignifiants. Les différences tiennent plus à l'âge et au sexe qu'à la situation sociale ou même au degré de culture. Les femmes par exemple sont en règle générale plus dociles à la mode que les hommes, et l'enthousiasme sportif, qui se manifeste non seulement par la pratique du sport, mais aussi par le supporting et par le pari, est plus répandu dans la jeune génération que chez les aînés. À ces nuances près, il n'existe que dans une minorité de cas des divergences appréciables par rapport au type de l'homme grégarisé, dont le comportement, en tant que consommateur, est déterminé par la mode et la réclame, en tant que citoyen par la propagande, et en tant qu'être social en général par l'imitation de modèles sociaux.

 On voit dès maintenant que grégarisation et prolétarisation sont deux choses absolument différentes en dépit des diverses relations existant entre les deux phénomènes. Nous en avons un exemple concret dans le cas de l'Amérique du Nord, où la grégarisation est encore plus poussée qu'en Europe, mais où la majorité de la population ne saurait toutefois être considérée comme constituant un prolétariat. C'est cependant dans ce pays qu'on voit le plus clairement comment, du point de vue technologique, la masse est le produit de la mécanisation ; du point de vue économique, celui de la standardisation ; du point de vue sociologique, celui de l'entassement et du point de vue politique, celui de la démocratie.

 On aurait tort de ne se représenter les effets de la mécanisation que sous l'angle du rapport entre l'ouvrier et la machine. Ils sont d'une ampleur beaucoup plus considérable. Ce que Marx dans sa jeunesse a appelé la déshumanisation du travail ne peut être mis sur le compte de la seule machine. Il y a même de nombreux cas où la machine a élevé le travail à un degré de qualification supérieur. Sans doute le travail à la chaîne dans une usine d'automobiles est-il monotone et abrutissant, comparé à celui d'un artisan du moyen-âge. Mais on ne doit pas oublier que les ouvriers de la période pré-industrielle n'étaient pas tous, tant s'en faut, de brillants démiurges, et que de nos jours le travail en usine est loin d'être toujours mécanique et déshumanisé.

 Il y a eu à toutes les époques des tâches qui ne se conçoivent que comme des corvées stupides faites de répétition monotone et de surmenage physique. De nombreux travaux de ce genre ont été portés à un degré de qualification supérieur du jour précisément où les machines ont été introduites : le débardeur et le lamineur ne sont pas déshonorés parce que la grue a déchargé leurs épaules des fardeaux les plus lourds, en sorte que l'on demande moins à leurs muscles et davantage à leurs cerveaux. Le travail du paysan qui utilise des machines agricoles est plus varié et demande plus d'intelligence que celui de ses ancêtres. La ménagère ou la couturière qui se servent d'une machine à coudre moderne s'épargnent une masse de travail ennuyeux ; dans sa locomotive, le mécanicien est bien supérieur a son prédécesseur le postillon, aussi bien à titre d'homo faber que d'homo sapiens ; et le machiniste à qui l'on confie une presse rotative au une machine entièrement automatique est plutôt le maître que l'esclave de sa machine, car elle exécute tout le travail pénible sous sa direction et son contrôle.

 Cependant le slogan de la déshumanisation du travail est loin d'être vide de sens à notre époque de machinisme. Bien au contraire, car il ne signifie pas seulement que la machine ravale l'ouvrier qui la fait fonctionner au rang de manoeuvre. Si l'on prend précisément comme terme de comparaison l'artisan du moyen âge, si souvent mis en cause à cet égard, la différence ne tient pas seulement dans l'abandon du travail à la main au profit du travail à la machine. L'artisan fabriquait, seul et par ses propres moyens, un produit fini ; l'ouvrier moderne par contre se borne en général à exécuter un travail fragmentaire, ce qui ôte à son effort l'essentiel de sa valeur créatrice. Ce travail fragmentaire doit en outre dans bien des cas être répété un si grand nombre de fois qu'il engendre l'ennui et l'indifférence. Tous ces phénomènes sont toutefois inhérents au principe même de la division du travail qui est beaucoup plus ancien que le machinisme. Deux siècles se sont écoulés depuis que, dans son analyse demeurée classique de la fabrication des épingles, Adam Smith a décrit cette méthode dont l'introduction sonna le glas du travail artisanal bien avant l'utilisation de la machine à vapeur. Lorsqu'il leur fallait escalader des échelles sans fin, et remonter le charbon dans des paniers en tournant des manivelles, les mineurs souffraient plus de la dureté d'une corvée sans cesse répétée que leurs successeurs n'ont souffert depuis la mise en service des ascenseurs.

 Il était en outre de règle pour l'artisan de posséder son atelier et ses outils, d'acheter les matières premières et de vendre au client le produit de son travail une fois achevé. Tout ceci lui conférait une indépendance économique qui fait totalement défaut à l'ouvrier salarié, lequel n'a aucune part dans la propriété des moyens de production et dans la vente des produits. En outre, l'artisan travaillait d'ordinaire avec un ou deux compagnons ou apprentis qui fréquemment vivaient dans sa famille et pouvaient eux aussi compter devenir maîtres un jour. La plupart des travailleurs salariés au contraire sont leur vie durant soumis à une discipline de masse et se trouvent soins la coupe de puissances anonymes qui leur sont étrangères.

 Autre différence entre l'artisan et l'ouvrier : ce dernier ressent les répercussions directes ou indirectes de la mécanisation jusque dans cette partie de sa vie qui n'est pas consacrée à son activité professionnelle. Ceci ne vaut bien entendu pas seulement pour la classe ouvrière ; celle-ci n'est à cet égard qu'une fraction de la grande masse dont le mode de vie et les besoins, même en ce qui concerne l'utilisation des loisirs, sont déterminés par ce que l'on pourrait appeler la mécanisation des moeurs. Du point de vue économique, il y aurait lieu de distinguer, dans le même ordre d'idées, la mécanisation de la production et la mécanisation de la consommation. Ce point de vue est d'autant plus important qu'il n'existe en ce domaine aucune différence entre les ouvriers et les membres d'autres groupes sociaux, pas plus qu'entre les producteurs qui utilisent des machines et ceux qui n'en utilisent pas.

 De nombreux employés de bureau n'ont jamais pénétré dans une salle des machines ni vu une machine-outil, mais leur vie n'en est pas moins mécanisée à l'extrême. Plutôt que le travailleur de l'industrie, l'employé peut même être considéré comme le prototype de l'homme de masse moderne. Car, du seul fait que l'ouvrier est organisé et qu'il prend à l'occasion part à des grèves ou à d'autres luttes sociales, sa vie n'est pas constituée exclusivement par des actes de caractère purement réactif au même titre que celle de l'employé. Ce dernier est, du point de vue social, plus « atomisé », et cette circonstance a, par parenthèse, largement contribué à en faire la victime toute désignée de la propagande de masse des régimes totalitaires. Il y a d'innombrables employés qui, pendant toute la durée de leur vie laborieuse, ne consomment pas la moindre parcelle d'énergie mécanique, mais dont le travail quotidien est cependant plus monotone, moins intelligent et moins intéressant que celui de la plupart des travailleurs de l'industrie. Même en dehors de ses heures de travail, l'employé moyen n'est pas grand'chose de plus qu'un minuscule rouage dans un immense mécanisme social. Pour reprendre l'expression du Dr Stockmann dans l'Ennemi du Peuple d'Henrik Ibsen : il « pense les pensées de ses supérieurs ». Nécessité et habitude sont les lois de sa conduite. Cela commence le matin lorsqu'il se lève dans sa maison de banlieue et utilise selon un rite immuable chacune des minutes dont il a soigneusement réglé l'emploi jusqu'au départ de son train ou de son tramway quotidien. Et cela se termine le soir lorsqu'il lit le même journal ou écoute la même émission radiophonique que des millions de ses semblables. C'est la machine sociale tout entière qui, telle un rouleau compresseur géant, écrase et uniformise son mode de vie personnel et le standardise lui-même comme s'il était le produit d'une énorme machine invisible. On ne peut même pas dire qu'il faut aller dans les usines pour voir des robots : il suffit de Se représenter un instant le cadre dans lequel se déroule la vie du citadin moderne pour conclure que nous sommes tous des robots à un titre quelconque.

 Il n'y a pas encore si longtemps, chaque famille formait une cellule que les murs de la maison séparaient des autres cellules et isolaient du monde extérieur. L'Anglais, qui était à l'époque le représentant du mode de vie le plus évolué et le plus prisé dans le monde entier, exprimait cette vérité en disant : « My bouse is my castle. » - Ma maison est mon château-fort. Cette époque est révolue. Je n'en eus jamais plus nettement conscience que ce dimanche après-midi où je fis, voici quelques années, une promenade dans les environs d'une grande ville d'Europe. Je traversais une cité de banlieue moderne. Cette cité se composait de pavillons familiaux qui, par leur caractère individuel, tranchaient agréablement sur les immeubles du genre caserne situés aux portes de la ville. La température était d'une douceur printanière et les fenêtres de la plupart des maisons étaient ouvertes. Passant successivement devant tous les jardinets, je pus entendre du début jusqu'à la fin le radio-reportage d'un match international de football. Tous les habitants de ces maisons particulières écoutaient en même temps la même retransmission. Je fus pris de cette angoisse qui vous saisit dans les cauchemars et je pensai alors à cette « -épouvante sociale » décrite par Jean Jaurès - le sentiment de malaise mêlé de peur que l'on éprouve lorsqu'on songe à ces forces spirituelles mystérieuses qui maintiennent en place l'assemblage social en imposant à leur insu à des millions d'hommes les lois de leur comportement.

 Ce serait une grave erreur de croire qu'il ne s'agit ici que d'influences « culturelles », au sens étroit de ce mot ; je veux dire d'influences qui ne s'exercent que dans le domaine de l'esprit ou en ce qui concerne les loisirs. Non moins importante est la manière dont se créent les besoins qui déterminent la conduite des hommes dans l'ordre économique. Au siècle de l'économie familiale et rurale, il se consommait peu de choses que les hommes ne produisissent eux-mêmes ou ne trouvassent dans le voisinage immédiat. Au siècle de l'économie mondiale, il en va tout autrement. Les paysans eux-mêmes doivent acheter toujours plus de choses à prix d'argent. Les citadins, qui représentent, ne l'oublions pas, la majorité de la population en Europe et en Amérique du Nord, doivent pour ainsi dire tout acheter de ce dont ils ont besoin pour vivre : logement, habillement, nourriture, éducation, distractions, etc... La production ayant entre temps tendu à devenir toujours davantage une production massive d'articles standardisés, le mode de vie tout entier se standardise à l'exemple des produits consommés. Le nivellement des besoins, des habitudes, des goûts et des moeurs qui résulte de cette évolution est une caractéristique essentielle de la grégarisation.

 Ce processus est favorisé par des phénomènes qui, tout au moins en ce qui concerne leur ampleur, sont sans précédents dans l'histoire, à savoir : la densité de la population, le développement des grandes villes et la rapidité des moyens de communication.

 L'entassement humain qui en découle est la première chose qui frappe nos sens. Il est de plus en plus difficile de fuir la foule, au sens propre du terme. Les villes avaient à l'origine pour but de permettre le rapprochement de leurs habitants. Aujourd'hui, les plus importantes d'entre elles sont devenues si grandes qu'une visite à des amis ou à des parents habitant dans une autre banlieue exige souvent beaucoup plus de temps qu'une course à cheval n'en exigeait autrefois d'un village à l'autre. Les embarras de la circulation sont d'autre part si fréquents que, dans bien des quartiers commerçants, les autos vont à peine plus vite que les piétons du bon vieux temps. Quand nous nous rendons à notre travail, ou au retour, nous sommes entourés d'une multitude d'hommes que nous retrouvons le soir lorsque nous cherchons à nous distraire ou à passer agréablement le temps. Si, pour fuir le bruit et le tumulte des quartiers centraux, nous allons habiter sur la périphérie de la ville, nous y trouvons bientôt nos concitoyens mus par le même désir et rassemblés ici en nombre tel qu'il en résulte un nouvel entassement humain ; et nous sommes bien avancés, maintenant qu'il nous faut voyager matin et soir en compagnie de cette nouvelle foule. Si nous essayons d'aller camper ou pique-niquer dans la nature, nous devons alors nous attendre à entrer en concurrence avec des essaims d'autres hommes qui poursuivent le même but. Et en admettant même que nous sortions vainqueurs de la compétition, nous pouvons nous estimer heureux si le lieu solitaire que nous avons découvert n'est pas déjà souillé et défiguré par les détritus de toutes sortes que nos prédécesseurs y ont laissés derrière eux. En supposant enfin que l'on puisse être délivré de la vue de la foule - soit dehors, soit à la maison -, on n'en demeure pas moins encore contraint de respirer le même air qu'elle : cet air de la ville empesté par l'industrie et la circulation. Mais c'est sur-tout le bruit qui nous atteint en tous lieux et nous rappelle Fun des aspects les plus cruels de la vie urbaine.

 Il ne s'agit toutefois pas seulement de l'entassement des corps humains. Il existe encore une autre forme de la grégarisation, et non moins sournoise. Un des triomphes de la technique moderne est la fabrication d'une foule ou d'une masse invisible au moyen de la réclame et de la propagande. Le fait que l'influence ainsi exercée échappe en grande partie à la conscience des intéressés la rend particulièrement efficace. Chacun sait que la réclame atteint son but dans la mesure où elle réussit par la suggestion à se frayer un chemin jusqu'à ces régions du subconscient où se forment les associations d'idées d'ordre affectif. Pour par. venir a ses fins, la propagande ne procède pas autrement. Elle s'adresse moins au sens critique qu'aux facultés affectives et à l'automatisme des associations d'idées formées par la répétition et l'habitude. Le temps n'est plus où les articles de fond des journaux donnaient le ton à l'opinion publique. Aujourd'hui ce sont les informations qui jouent ce rôle par la manière dont elles sont choisies et présentées, par la répétition constante des mêmes formules et surtout par la force suggestive concentrée dans les titres et les manchettes. Lorsque nous nous trouvons au milieu d'une foule d'individus, quand nous écoutons par exemple un orateur au cours d'une réunion politique, il nous suffit d'observer nos voisins, pour nous rappeler ce que nous avons souvent lu au sujet de la primitivité de l'âme de la masse. Depuis que Gustave Le Bon a écrit son livre sur la psychologie des foules, d'innombrables psychologues ont emboîté le pas et ont analysé les motifs pour lesquels l'individu se comporte différemment selon qu'il est seul ou en foule. Sa personnalité consciente est alors pour ainsi dire recouverte par une âme collective subconsciente. Le sens critique disparaît du même coup et il se produit un retour à un stade plus primitif de l'évolution intellectuelle. Les caractéristiques les plus apparentes de ce phénomène sont bien connues : identification avec un moi idéal incarné dans la personne d'un chef ; penchant à prendre à son compte les affirmations et les slogans lancés par le chef ; facilité avec laquelle se propagent les vagues d'enthousiasme, de fureur ou de haine, etc. Tous ces phénomènes sont relativement faciles à déceler lorsqu'on observe en spectateur désintéressé la conduite d'autrui ; pour celui qui vit au sein du groupe, il est encore possible, à condition d'être suffisamment doué pour l'autocritique, de se tenir sur ses gardes et de se préserver dans une certaine mesure de la contagion. Mais la chose est impossible quand nous sommes les jouets d'un mécanisme qui échappe à nos regards et dont une infime minorité est seule à connaître tant soit peu la structure et le fonctionnement. Sans doute le terme « masse » a-t-il aussi en physique, notamment dans la physique électro-magnétique moderne, différentes significations ; mais elles ont toutes en commun l'idée de valeur purement quantitative et non-différenciée, l'absence de mouvement propre, la soumission à des forces extérieures pour lesquelles la masse est « résistance » ou « objet ». Du point de vue sociologique également, la masse apparaît comme la somme d'un certain nombre de composantes non différenciées et ne possédant d'autres qualités que celles qui résultent de ses dimensions, de son poids ou d'autres caractères numériquement mesurables. Le signe distinctif essentiel d'une masse sociale ainsi conçue est donc, en termes négatifs, l'absence de différenciation individuelle, d'initiative, d'originalité et de conscience. La masse est quantité sans qualité. Elle n'est pas sujet mais objet, au sens hégélien de ces mots. Même lorsqu'elle croit pousser, c'est encore elle qu'on pousse. Sauf dans les cas peu nombreux où elle intervient en tant que grandeur physique, les sujets vivants qui la composent ne sont que de simples unités statistiques qui se résolvent en chiffres. Elle n'est pas active, mais seulement réceptive ; elle n'agit pas, elle se contente de réagir. Tel qu'il vient d'être défini, le concept de masse semble correspondre à ce qu'on aperçoit de durable et de fondamental, en dépit des influences passagères de la mode, dans les différentes conceptions attestées par l'usage de la langue. Il constitue en outre le meilleur moyen de comprendre le phénomène psychologico-social qui est l'un des traits les plus frappants de notre époque : celui que les Allemands ont appelé Vermassung, et qui peut se traduire par grégarisation, ou absorption dans la masse. Le mot Vermassung, que la langue allemande est du reste seule à pouvoir dériver de sa racine latine, n'est pas un joli mot -il l'est aussi peu que la réalité qu'il recouvre. Mais il dit bien ce qu'il veut dire : un état de choses dans lequel le cours des événements sociaux ou historiques est déterminé par le comportement des masses. Par masse, il faut entendre ici beaucoup plus qu'une foule d'hommes ou une couche sociale déterminée. La masse étant essentiellement caractérisée par un comportement non pas autonome, mais réactif, tout homme appartient à une masse dans la mesure où il subit avec d'autres l'action de forces étrangères qui déterminent son comportement. Les acheteurs qui, dans le choix de la marchandise, cèdent à l'influence de la réclame ou, par conformisme social, suivent la mode ou l'exemple d'une classe sociale plus élevée, forment une masse, quand bien même ils appartiendraient aux classes les plus différentes et ne sauraient rien les uns des autres. Il en est de même des hommes qu'une même propagande travaille par la voie de la presse et de la radio, même si par ailleurs ils ne constituent en aucune manière un groupe social. S'ils adoptent une attitude conformiste sur telle ou telle question, les membres des classes supérieures de la société appartiennent à une masse. Mais on ne peut en dire autant d'un simple ouvrier ou d'un paysan qui, dans le même domaine, garde son indépendance d'esprit. Chacun de nous est « grégarisé » dans la mesure exacte où son attitude sociale, est dans quelque domaine que ce soit, déterminée par l'influence d'une masse. Le savant lui-même qui a dans sa spécialité une pensée originale et féconde n'échappe pas toujours à la grégarisation : c'est le cas lorsqu'il achète un article pour sa marque, cédant en cela, consciemment ou non, à l'action suggestive d'une réclame de masse, ou lorsqu'il écoute à la radio le même compte rendu de l'actualité mondiale que des millions d'autres hommes, ou encore lorsqu'en tant qu'homo politicus, il est victime d'une propagande quelconque, trop étrangère à son domaine d'étude pour qu'il puisse alors s'en remettre au jugement de son esprit critique. Il est donc tout indiqué de parler de masses au pluriel quand on considère l'ensemble de la société. Si l'on y regarde de près, à chaque espèce particulière d'influence correspond une masse particulière. Mais les lignes de partage se recoupent tant et si bien qu'il existe un lieu géométrique où l'on rencontre l'homme intégralement grégarisé, c'est-à-dire celui qui est soumis à toutes les formes de la grégarisation. C'est donc en ce lieu géométrique qu'il faut chercher la « masse », au singulier. Il ne s'agit pas ici d'une simple vue de l'esprit. Dans la plupart des pays « évolués », l'immense majorité de la population ne s'écarte de ce type intégral que sur des points de détail insignifiants. Les différences tiennent plus à l'âge et au sexe qu'à la situation sociale ou même au degré de culture. Les femmes par exemple sont en règle générale plus dociles à la mode que les hommes, et l'enthousiasme sportif, qui se manifeste non seulement par la pratique du sport, mais aussi par le supporting et par le pari, est plus répandu dans la jeune génération que chez les aînés. À ces nuances près, il n'existe que dans une minorité de cas des divergences appréciables par rapport au type de l'homme grégarisé, dont le comportement, en tant que consommateur, est déterminé par la mode et la réclame, en tant que citoyen par la propagande, et en tant qu'être social en général par l'imitation de modèles sociaux. On voit dès maintenant que grégarisation et prolétarisation sont deux choses absolument différentes en dépit des diverses relations existant entre les deux phénomènes. Nous en avons un exemple concret dans le cas de l'Amérique du Nord, où la grégarisation est encore plus poussée qu'en Europe, mais où la majorité de la population ne saurait toutefois être considérée comme constituant un prolétariat. C'est cependant dans ce pays qu'on voit le plus clairement comment, du point de vue technologique, la masse est le produit de la mécanisation ; du point de vue économique, celui de la standardisation ; du point de vue sociologique, celui de l'entassement et du point de vue politique, celui de la démocratie. On aurait tort de ne se représenter les effets de la mécanisation que sous l'angle du rapport entre l'ouvrier et la machine. Ils sont d'une ampleur beaucoup plus considérable. Ce que Marx dans sa jeunesse a appelé la déshumanisation du travail ne peut être mis sur le compte de la seule machine. Il y a même de nombreux cas où la machine a élevé le travail à un degré de qualification supérieur. Sans doute le travail à la chaîne dans une usine d'automobiles est-il monotone et abrutissant, comparé à celui d'un artisan du moyen-âge. Mais on ne doit pas oublier que les ouvriers de la période pré-industrielle n'étaient pas tous, tant s'en faut, de brillants démiurges, et que de nos jours le travail en usine est loin d'être toujours mécanique et déshumanisé. Il y a eu à toutes les époques des tâches qui ne se conçoivent que comme des corvées stupides faites de répétition monotone et de surmenage physique. De nombreux travaux de ce genre ont été portés à un degré de qualification supérieur du jour précisément où les machines ont été introduites : le débardeur et le lamineur ne sont pas déshonorés parce que la grue a déchargé leurs épaules des fardeaux les plus lourds, en sorte que l'on demande moins à leurs muscles et davantage à leurs cerveaux. Le travail du paysan qui utilise des machines agricoles est plus varié et demande plus d'intelligence que celui de ses ancêtres. La ménagère ou la couturière qui se servent d'une machine à coudre moderne s'épargnent une masse de travail ennuyeux ; dans sa locomotive, le mécanicien est bien supérieur a son prédécesseur le postillon, aussi bien à titre d'homo faber que d'homo sapiens ; et le machiniste à qui l'on confie une presse rotative au une machine entièrement automatique est plutôt le maître que l'esclave de sa machine, car elle exécute tout le travail pénible sous sa direction et son contrôle. Cependant le slogan de la déshumanisation du travail est loin d'être vide de sens à notre époque de machinisme. Bien au contraire, car il ne signifie pas seulement que la machine ravale l'ouvrier qui la fait fonctionner au rang de manoeuvre. Si l'on prend précisément comme terme de comparaison l'artisan du moyen âge, si souvent mis en cause à cet égard, la différence ne tient pas seulement dans l'abandon du travail à la main au profit du travail à la machine. L'artisan fabriquait, seul et par ses propres moyens, un produit fini ; l'ouvrier moderne par contre se borne en général à exécuter un travail fragmentaire, ce qui ôte à son effort l'essentiel de sa valeur créatrice. Ce travail fragmentaire doit en outre dans bien des cas être répété un si grand nombre de fois qu'il engendre l'ennui et l'indifférence. Tous ces phénomènes sont toutefois inhérents au principe même de la division du travail qui est beaucoup plus ancien que le machinisme. Deux siècles se sont écoulés depuis que, dans son analyse demeurée classique de la fabrication des épingles, Adam Smith a décrit cette méthode dont l'introduction sonna le glas du travail artisanal bien avant l'utilisation de la machine à vapeur. Lorsqu'il leur fallait escalader des échelles sans fin, et remonter le charbon dans des paniers en tournant des manivelles, les mineurs souffraient plus de la dureté d'une corvée sans cesse répétée que leurs successeurs n'ont souffert depuis la mise en service des ascenseurs. Il était en outre de règle pour l'artisan de posséder son atelier et ses outils, d'acheter les matières premières et de vendre au client le produit de son travail une fois achevé. Tout ceci lui conférait une indépendance économique qui fait totalement défaut à l'ouvrier salarié, lequel n'a aucune part dans la propriété des moyens de production et dans la vente des produits. En outre, l'artisan travaillait d'ordinaire avec un ou deux compagnons ou apprentis qui fréquemment vivaient dans sa famille et pouvaient eux aussi compter devenir maîtres un jour. La plupart des travailleurs salariés au contraire sont leur vie durant soumis à une discipline de masse et se trouvent soins la coupe de puissances anonymes qui leur sont étrangères. Autre différence entre l'artisan et l'ouvrier : ce dernier ressent les répercussions directes ou indirectes de la mécanisation jusque dans cette partie de sa vie qui n'est pas consacrée à son activité professionnelle. Ceci ne vaut bien entendu pas seulement pour la classe ouvrière ; celle-ci n'est à cet égard qu'une fraction de la grande masse dont le mode de vie et les besoins, même en ce qui concerne l'utilisation des loisirs, sont dé

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