Falla Manuel de

1876-1946
«Manuel de Falla est né à Cadix en 1876. Dès le plus jeune âge, au dire de son biographe Roland Manuel, il anime, sur un petit théâtre de marionnettes, les aventures de Don Quichotte. Et puis il construit et gouverne une ville imaginaire qu'il appelle « Colomb », où se trouvent réunis tous les plaisirs et toutes les activités d'une grande ville, théâtre, musique, etc., dont il est le seul et unique pourvoyeur.

Entre temps, des maîtres lui enseignent les rudiments de l'harmonie, jusqu'au jour où, à l'âge de dix-sept ans, sa vocation musicale lui est impérieusement révélée à la suite du premier grand concert d'orchestre qu'il entend à Cadix. Il étudie ensuite le piano à Madrid, où il tente fortune en composant de petites « zarzuelas » (petites saynètes musicales) qui, malheureusement, tombent à plat. Faute d'argent, il doit donc abandonner son rêve d'aller étudier à Paris. Mais de rester à Madrid lui permet de découvrir le fameux musicien Felipe Pedrell, dont il devient l'un des plus fervents disciples.

Après trois années d'études chez Pedrell, il s'installe à Barcelone, où divers concours retiennent son attention. Il commence et termine rapidement, dans le but de concourir, un ouvrage lyrique, La Vie Brève, et il tente le prix Ortiz pour le piano. D'un côté comme de l'autre, les premiers prix lui échoient. Prix d'honneur, hélas! seulement. Si flatteuses qu'elles soient, ces récompenses sont loin de lui fournir l'occasion tant désirée de s'évader hors des frontières espagnoles, de «s'européaniser » et de « prendre un bain de peuple», selon la saisissante formule de Unamuno, que cite Roland Manuel.

Quelques années plus tard (toujours d'après le même biographe), en 1907, « nanti d'un billet d'aller et retour qui devait le mener aux eaux de Vichy, il poussa jusqu'à Paris dans l'intention d'y séjourner une semaine: il y resta sept ans entiers ».

A Paris, il fait la connaissance de son illustre compatriote Albeniz et du pianiste Ricardo Vinès, qui le met en relations avec Ravel, Schmitt, et de nombreux autres musiciens français. Il devient l'ami de Debussy et de Paul Dukas, et, une fois acclimaté, il entreprend la composition des oeuvres qui vont répandre son nom dans tous les pays du monde. A des oeuvres comme La Vie brève, comme les Pièces espagnoles pour piano, composées en Espagne avant le séjour en France et révélées au public parisien par le pianiste Ricardo Vinès, s'ajoutent les troublantes Nuits dans les Jardins d'Espagne pour piano et orchestre, les fameuses Chansons populaires espagnoles, L'Amour sorcier, Le Retable, Le Tricorne et le Concerto, autant de chefs-d’œuvre.

C'est de Paris qu'il semble le mieux évoquer l'Espagne, mais il ne manque pas, entre temps, d'élire domicile dans une ville d'Espagne célèbre entre toutes pour la beauté de ses paysages: la belle, chaude et somptueuse Grenade. C'est là qu'il habite désormais, dans une retraite qui convient à son tempérament et à l'élaboration des nouvelles oeuvres qu'il médite.

***


La musique de Falla n'est pas une personne facile. Elle ne divulgue pas volontiers son secret aux profanes. Non pas qu'elle soit hermétique ou trop orgueilleuse, et qu'elle dédaigne le charme ordinaire qui facilite les conquêtes. Mais le style, la langue, l'aspect et la matière de cette musique sont d'un choix tel qu'on peut bien n'y rien voir d'abord.

Il faut vivre dans son intimité pour pénétrer le secret de son économie. Il faut la fréquenter assidûment. Dès lors, on comprend les lois rigoureuses de cet art puissant, riche, somptueux, qui ne déteste rien tant que la facilité des prodigues qui ne savent pas choisir.

Mais il faut prendre garde que cet art mesuré, qui dit tout juste ce qu'il veut dire, sans surcharge ni complication, n'est pas un art sec, encore moins stérile. Qu'il s'interdise l'extase sentimentale et qu'il répugne aux chairs périssables n'implique pas qu'il soit froidement ascétique. Le choix qu'il s'impose participe de la plus noble discipline. Il n'y a pas de grand art sans cela.

Roland Manuel écrivait un jour que le «style musical baroque et la complication inutile sont incompatibles avec le caractère robuste, sobre et expressif qui marque les oeuvres les plus illustres des classiques espagnols. Ils ont certes manqué parfois à cette règle de conduite; et, dans la plupart des cas, on constate que la puissance émotive diminue à mesure que la musique se complique avec des procédés conventionnels de forme et d'écriture». C'est comme un exposé de principe et la définition de l'art actuel de Falla, tout au moins d'une oeuvre comme Le Retable, petit opéra de chambre bâti sur un épisode de Don Quichotte de Cervantès.

Avant d'en arriver à un tel dépouillement, à cette mesure sévère, à ce style châtié, Manuel de Falla, le plus naturellement du monde, a commis des oeuvres plus près de la chair, où palpite une âme romantique. C'est ainsi qu'il faut considérer sa première oeuvre importante, La Vie brève. Ce drame lyrique en un acte, imprégné de passion romantique, ardente et tumultueuse, sacrifie en effet aux goûts d'une époque qui aimait les grandes et riches draperies sonores.

Le poème symphonique pour piano et orchestre, Nuits dans les jardins d'Espagne, ne marque pas de rupture complète avec l'esthétique somptueuse de La Vie brève.

On y relève maints éléments extérieurs de séduction, des parfums troublants, une nonchalance et une luxuriance qui n'annoncent en aucune manière le style prochain. Le titre pourrait faire croire à une musique impressionnante, mais ce n'est pas au sens commode et ordinaire du mot. Ces Nuits mieux qu'une impression d'Espagne, en sont une saisissante évocation... romantique. Mais prenons garde, le mot romantique se met ici en place d'un autre qui voudrait inclure à la fois tout ce que contient de pathétique, de nostalgique, de séduisant et de riche l'évocation d'un pays aimé. Le piano n'y joue pas le rôle de la grande star qui veut s'imposer et parler haut. On ne pourrait pas le supprimer de l'ensemble et quelle que soit l'insistance avec laquelle il brosse ses motifs et ses arabesques onduleuses, il ne cesse jamais de participer à l'orchestration. On aimerait croire que Falla a écrit ces Nuits pour se délivrer d'une hantise nostalgique qui l'empêchait de goûter pleinement les plaisirs et les joies que lui offrait le pays de France, où il prit conscience de sa force, de sa grandeur et de son universalité. L'auteur habitait alors Paris, mais c'est peu de temps après les Nuits qu'il repartit pour l'Espagne et s'installa à Grenade, où il vit toujours.

Avec le ballet L'Amour sorcier, musique sans ombres, aux couleurs vives et âpres, on s'éloigne définitivement de la séduction charnelle. Entre temps, après les célèbres et vivantes Chansons populaires espagnoles, un autre ballet, Le Tricorne, montre l'aisance avec laquelle l'auteur sait se divertir sans jamais cesser d'être le plus raffiné et le plus civilisé des musiciens.

Après ces jeux, voici Le Retable, dont la musique est, en effet, d'aspect décharné et rude. Musique austère, virile et sans déchets, où les mélodies, rapides, de caractère soit liturgique, soit peuple ou de cœur, sont revêtues d'une harmonie ramassée, un peu avare, mais toujours vigoureuse.

Mais voici surtout le Concerto pour clavecin et quelques instruments d'orchestre. Aucune saveur charnelle ne vient ici troubler les sens au détriment de l'esprit. Ce pur enchantement sonore ne veut toucher la sensibilité et l'imagination que par des moyens honnêtes, c'est-à-dire purement musicaux. André Coeuroy parle de ce Concerto en des termes pénétrants: « L’œuvre abstraite brûle en dedans, dit-il, elle enclôt l'ardeur de l'Espagne religieuse sans la révéler aux yeux, elle exprime avec une gravité presque ascétique les traits profonds de l'âme espagnole; aucun élément n'est emprunté à la musique populaire, et jamais Falla n'a été plus purement espagnol, ni plus proche à la fois de Cervantès et de Sainte-Thérèse. »

L'évolution, l'épuration de Falla fait penser à celle de Strawinsky. Mais si ces deux musiciens, qui n'ont aucune ressemblance de style et d'esthétique, se rencontrent dans une courbe identique, s'ils sont partis des mêmes volumes pour arriver à une matière condensée et réduite à l'essentiel, si un mysticisme assez comparable les sollicite, nous savons que c'est par nécessité de conscience, pour obéir aux injonctions de leur clair génie. Contrairement à Strawinsky, Falla ne s'est en aucune manière détourné de sa voie naturelle pour aboutir au mysticisme religieux qui anime ses dernières oeuvres. Toute sa vie il fut pénétré d'ardeur religieuse. « La musique, dit-il lui-même, est le moyen que Dieu m'a donné de me rendre utile à mes semblables... »

Après cela, ainsi que le dit Roland Manuel, on peut donc attendre de Falla une messe sublime...»

Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946

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Le Tricorne enchanté

Jean Marnold
Le célèbre Tricorne, par un témoin de la création de l'oeuvre.



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