Innu
Les Innus, d'hier à aujourd'hui
L'anthropologue Rémi Savard est l'auteur de ce texte tiré de La Forêt vive, récits fondateurs du peuple Innu, ouvrage paru en 2004 aux Éditions du Boréal et désormais disponible en format numérique sur le site Les Classiques des sciences sociales. Nous avons rassemblé ici les passages portant sur les Innus aussi connus sous le nom de Montagnais.
Ils sont environ 15 000 dans une douzaine de villages, dont dix sont situés dans le Nord-Est québécois et deux sur la côte du Labrador terre-neuvien (figure 1). La sédentarisation débuta au milieu du XIXe siècle à Mashteuiatsh, au Lac-Saint-Jean, et se termina à Utshimassit, sur la côte atlantique, au cours des années 1960. C'est ainsi que la plupart des Innus se retrouvèrent un jour dans ce qu'on a appelé des « réserves 1 ». Ces sites furent choisis par les autorités canadiennes à diverses époques depuis 1853 (Savard, 2002). Les gens de Sheshatshit et d'Utshimassit, sur la côte du Labrador, n'ont été soumis à cette tutelle que depuis 1949, quand la colonie de Terre-Neuve se joignit au Canada. Comme ce fut le cas dans d'autres parties du pays, les Innus ont été probablement plus nombreux qu'on le pense à échapper à l'opération de mise en réserve. Plusieurs cherchèrent à se faire oublier. Dans l'attente de jours meilleurs, certains s'accrochèrent à leur campement principal, généralement situé à l'embouchure d'une rivière importante. Par la suite, ils se mêlèrent aux colons ou aux travailleurs forestiers venus s'installer chez eux. Les autorités gouvernementales de l'époque ne s'en inquiétèrent pas outre mesure, estimant sans doute qu'elles n'auraient rien à débourser pour l'assimilation des descendants innus. Moins visibles que ceux qui habitent les réserves, certains commencent néanmoins à s'afficher pour ce qu'ils sont. Et ce, au moment où de nombreux Innus « inscrits »sortent de leur réserve, pour ainsi dire. En effet, depuis quelques années et pour diverses raisons, près de quarante pour cent d'entre eux passent le plus clair de leur temps dans des centres urbains du Québec, de Terre-Neuve ou d'ailleurs. L'avenir dira si ces diverses catégories d'Innus sauront se retrouver : ceux qui habitent encore les réserves, ceux dont les parents ou les grands-parents avaient déjà quitté celles-ci et ceux dont les ancêtres n'y sont jamais allés.
Pour revenir à la douzaine de villages mentionnés, ils résultent pour la plupart de la fusion de quelques groupes familiaux, dont les territoires se trouvaient généralement dans les bassins de rivières plus ou moins éloignées les unes des autres. On compte de quelques centaines à quelques milliers de personnes par village, dont plusieurs tirent encore une partie de leur subsistance de la chasse, de la pêche et de la cueillette ; ces activités y sont pratiquées, il va sans dire, avec des moyens techniques qui étaient inconnus de leurs ancêtres, comme c'est le cas pour nos cultivateurs, nos pêcheurs et nos bûcherons. D'autres, surtout (mais pas uniquement) dans le sud-ouest du territoire, pratiquent la médecine ou le droit, possèdent un diplôme en soins infirmiers, enseignent, font du travail social, mènent une carrière artistique (poésie, chant, théâtre, peinture, musique, etc.) ou dirigent divers types d'entreprises privées ou publiques (construction, commerce, loisirs, transport, fonction publique, etc.). Plusieurs participent de diverses façons à la restauration de tissus sociaux passablement abîmés par les traumatismes coloniaux : agressions virales du début, suivies de la série noire des mesures d'assujettissement amorcées au milieu du XIXe siècle, dont certaines n'ont jamais cessé depuis (ibid.).
Antérieurement à ce regroupement en bandes régionales, selon José Mailhot, « l'organisation sociale chez les Innus était basée sur des unités plus petites et mieux articulées qu'on appelle bandes locales. Elles étaient constituées de moins d'une centaine d'individus étroitement reliés entre eux, et chacune occupait un bassin de rivière différent, dont elle tirait en général son nom (Rogers 1969 ; Leacock 1969). Durant la plus grande partie de l'année, elles étaient subdivisées en groupes de chasse » (Mailhot, 1993, p. 53). Ces derniers se réunissaient au printemps pour descendre à l'embouchure de leur rivière, ou encore sur les rives d'un grand lac alimenté par plusieurs cours d'eau. Après quelques semaines, ils remontaient ensemble la même rivière jusqu'au lieu de la rencontre printanière, à partir duquel, l'hiver venu, ils se répartissaient pour tirer leur subsistance de territoires situés dans le même grand bassin. L'ensemble de ces bandes locales occupaient ainsi plusieurs rivières du Nord-Est québécois et du Labrador terre-neuvien. La péninsule du Québec-Labrador ayant plus ou moins la forme d'un cône dont le sommet aurait été tronqué, ces grands cours d'eau coulent en s'éloignant les uns des autres, un peu à la manière des grandes avenues s'étirant depuis la place de l'Étoile, à Paris. En hiver, les contacts entre les groupes de chasse de différentes bandes locales étaient recherchés, car le régime matrimonial innu prévoyait que les jeunes rejoignent ceux de leurs futurs conjoints (ou conjointes), qu'ils devaient choisir en dehors de la bande au sein de laquelle ils avaient vu le jour. Partis de Tadoussac en août, ils pouvaient ainsi se retrouver, l'été suivant, à l'embouchure d'une rivière coulant sur la Basse-Côte-Nord ou dans l'Atlantique Nord. Quelques années plus tard, leurs enfants en faisaient autant. Deux facteurs favorisaient la fréquence de tels échanges de personnes entre bandes locales : d'une part, l'espérance de vie, assez faible à l'époque, et le mode de production domestique donnaient lieu à de multiples remariages ; d'autre part, l'étonnante extensibilité du système de parenté permettait aux Innus d'être accueillis par des parents dans la plupart des bandes locales (ibid., p. 109-136). Le territoire exploité par l'ensemble de ces bandes était plus ou moins délimité par la ligne de hauteur des grands versants, dont les eaux s'écoulent dans le golfe du Saint-Laurent et l'Atlantique Nord. Il s'agit là d'un vaste territoire, à propos duquel, où qu'i1s aient été aux diverses périodes de leur vie, les Innus étaient nombreux à disposer d'une somme d'informations régulièrement mises à jour sur l'état des cheptels et des forêts, ainsi que sur les possibilités de mariage tant pour eux que pour leurs enfants. Le nomadisme ne ressemble en rien à ce que s'imaginent généralement les gens qui ne l'ont jamais pratiqué. C'est ainsi que l'horizon territorial d'un Innu allait bien au-delà du bassin de la rivière près de laquelle il avait grandi, et même, dans certains cas, du vaste espace représenté par la somme des bassins exploités par l'ensemble des bandes locales innues. En effet, un jeune homme ou une jeune fille pouvait être le bienvenu dans le bassin d'une rivière s'écoulant dans la baie James ou dans la partie supérieure du Saint-Laurent, si une famille crie, attikamek ou autre en quête d'un conjoint ou d'une conjointe y trouvait son compte. De la même façon, des groupes innus accueillirent plusieurs jeunes hommes venus de peuples autochtones voisins ou éloignés, même de la France ou d'ailleurs. Les descendants de telles unions mixtes, comme on le verra bientôt, adoptèrent généralement le mode de vie, la langue et l'imaginaire des Innus.
Quant aux frontières d'une telle entité politique, elles n'avaient pas la rigidité à laquelle nous associons généralement cette notion de géopolitique. Pour les observateurs étrangers, les limites d'un tel territoire national ont souvent semblé floues. C'est un fait qu'elles pouvaient bouger d'une génération à l'autre, en fonction d'arrangements matrimoniaux conclus avec des groupes de chasse œuvrant ailleurs que dans des bassins de l'Atlantique Nord et du golfe du Saint-Laurent. Une telle fluidité convenait parfaitement aux régimes politiques et fonciers de ce type de société. Pour ce qui est de la fixité légendaire de nos propres frontières, faut-il rappeler qu'elles se sont étendues de façon accélérée depuis 1870 ? On me permettra de signaler que le Canada de mon grand-père paternel était environ dix fois moins grand que celui d'aujourd'hui, que son Bas-Canada était près de deux fois plus petit que mon Québec et enfin que j'étais déjà âgé de quatorze ans quand la colonie anglaise de Terre-Neuve rejoignit la Confédération canadienne, ce qui a ainsi réduit la superficie du Québec.
En ce qui a trait à la gouvernance, elle était on ne peut plus décentralisée. Des conflits, même violents, pouvaient se développer entre gens de différentes rivières, voire entre groupes familiaux à l'intérieur du même bassin, ce qui a conduit les premiers visiteurs européens à croire qu'ils étaient en présence d'un ensemble de petites nations. Il est vrai que chaque groupe de chasse (15 à 20 personnes) était entièrement responsable de sa subsistance et du règlement de ses conflits internes. Au sein de ces groupes de chasse, la gouvernance était exercée par une personne d'expérience. À l'occasion des rencontres printanières réunissant pour quelques semaines tous les membres de la bande, ces guides en profitaient pour faire ensemble le tour des dossiers de l'heure : état des cheptels, incendies de forêt, besoins en matière de conjoints et de conjointes, conflits survenus entre petits groupes de chasse durant l'hiver, présence étrangère sur le territoire, etc. Pour ce qui était de l'ensemble formé par toutes les « bandes locales », le régime matrimonial exogame 2 incitait celles-ci à compter les unes sur les autres pour maximiser la reproduction biologique et sociale (transmission de la langue et des divers types de savoir : social, technique, biologique, médicinal, rituel, etc.). Cela contribuait du même coup au développement d'une conscience collective, d'un savoir commun et d'une culture générale pour l'ensemble des Innus. Le caractère hautement décentralisé de ce type de gouvernance et l'absence d'institutions spécialisées (politiques, économiques, religieuses) faisaient de cette société une entité dont le maintien reposait sur la souplesse et la solidité des liens familiaux unissant l'ensemble des « bandes locales » réparties sur le territoire national. C'est en pensant à de telles sociétés qu'on a pu écrire : « Ici, nulle "économie", nul "gouvernement" socialement distinct ; mais seulement des groupes et des rapports sociaux aux multiples fonctions, que nous distinguons selon leur action : "économique », "politique", et ainsi de suite » (Sahlins, 1976, p. 238, n. 1). On peut résumer le dossier de la gouvernance en disant que cette fonction s'exerçait collectivement grâce à un réseau de petites unités reliées les unes aux autres par des alliances matrimoniales. Réparties dans différents bassins de rivière, ces bandes locales étaient entièrement responsables d'en tirer leur subsistance, tout en entretenant ces territoires au profit des générations futures.
Ce mode de vie, esquissé à gros traits et de façon forcément schématique, est déjà en grande partie chose du passé. Il résultait d'ailleurs lui-même de multiples adaptations à des conditions nouvelles, apparues depuis le milieu du XVIe siècle : traite des fourrures, épidémies dévastatrices, tutelle gouvernementale, présence de gardes-pêche et de gardes-chasse, etc. Les Innus ont réussi à composer avec ces nouvelles données dans leur environnement, tout comme ils avaient sans doute eu l'occasion de le faire plusieurs fois avant l'arrivée des Européens. Le défi qu'ils doivent relever aujourd'hui n'est pas moins exigeant. C'est aussi de cela que nous parlent, à leur façon, leurs récits fondateurs.
Ci-contre, François Bellefleur, l'un des conteurs dont on trouve le récit dans l'ouvrage cité. Photo: Serge Jauvin
Les Montagnais de Samuel de Champlain
François du Pont Gravé, ancien capitaine de marine devenu commerçant, avait déjà fait des affaires « jusqu'à Trois-Rivières avant 1599 » (Trudel, 1963, p. 238 ; 1966, p. 355-356). En 1600, il s'était rendu à Tadoussac, pour la fourrure, en compagnie du marchand huguenot Pierre Chauvin. C'est sans doute au retour de ce voyage, et dans des circonstances non documentées, qu'ils ramenèrent deux Innus à la cour de France. « Nous retrouvons Gravé du Pont, en 1603, au service d'Aymar de Chaste, le nouveau titulaire du monopole [de la fourrure] : il dirige l'expédition à laquelle Champlain s'est joint en observateur et il ramène deux sauvages qu'il avait conduits en France lors d'un voyage précédent » (Trudel, 1966, p. 356). Chauvin était également de cette traversée en 1603. Au cours des deux années précédentes, après un séjour qu'il aurait fait dans les colonies espagnoles d'Amérique, on avait souvent vu Champlain à la cour de France. Intéressé sans doute par les informations qu’il espérait tirer de ce dernier, Henri IV ne semble pas lui avoir ménagé ses faveurs. Depuis la toute récente fin des guerres de religion et la mort de Philippe II, la France s'était remise à rêver elle aussi d'un morceau d'Amérique. Et, qui sait, de bâtiments français chargés d'or voguant vers la Bretagne. Il serait donc bien étonnant que ce pensionné du roi n'ait pas eu l'occasion de rencontrer les visiteurs innus, comme Montaigne qui s'était entretenu quelques années auparavant avec des gens originaires du Brésil. Du moins les a-t-il croisés au port d'Honfleur le 15 mars 1603, au départ de l'expédition de Pont Gravé. Selon l'historien Trudel, « Champlain monte à bord de la Bonne-Renommée comme simple passager. Il n'exerce aucune fonction précise ; il n'est pas encore capitaine de la marine. Lorsqu'il publie sa relation, à son retour, aucun titre ne suit son nom. [...] Il s'embarqua en simple observateur en 1603 et sa présence en ce voyage serait passée inaperçue s'il n'avait publié sa relation ; il est d'ailleurs le seul à nous raconter ce voyage » (ibid., p. 193). Rien n'interdit de croire qu'à ait eu l'occasion, durant la traversée de 1603, de s'entretenir avec les Innus retournant chez eux après un séjour en France qui a duré près de trois ans. Il mit les pieds chez eux pour la première fois le 27 mai 1603. Et s'à y fut si bien reçu par le chef Anadabijou et ses alliés malécites et algonquins, alors réunis à l'embouchure du Saguenay pour célébrer leur récente victoire contre les Iroquois, c'est que les deux Innus venus de France avec lui étaient porteurs d'une offre d'alliance de la part d'Henri IV.
Ce n'était probablement pas la première fois que des Innus voyaient des Européens passer et même, dans certains cas, s'arrêter chez eux. Entre le début du deuxième millénaire et la fin du XVe siècle, des voyageurs se rendirent au Labrador et à Terre-Neuve. Certains y firent des séjours prolongés. « l'archéologie a confirmé l'existence, pendant deux ou trois siècles, d'un établissement viking à Terre-Neuve » (Trudel, 2001, p. 12 ; je souligne). On pense que Gaspar Corte Real, explorateur au service du Portugal, se serait rendu à Terre-Neuve dès 1500. De retour l'année suivante avec son frère Miguel, il aurait alors eu des contacts avec des Amérindiens. Gaspar décida même d'y passer l'hiver. Son frère retourna au Portugal, puis revint au printemps. « On ne les reverra plus ni l'un ni l'autre : quelles explorations ont-ils faites ? Où sont-ils morts ? On croit qu'ils ont remonté le Saint-Laurent et s'y sont perdus » (ibid., p. 14). Même si les Corte Real sont surtout connus pour leurs contacts avec les habitants de Terre-Neuve, il n'est pas impossible qu'i1s aient rencontré des Innus. Dès le début du XVIe siècle, des pêcheurs de morue normands, bretons et basques affluèrent chaque été dans le golfe du Saint-Laurent (Brasseur de Bourbourg, 1852, p. 4-5). Le 5 août 1534, alors qu'il explorait le passage entre l'île d'Anticosti et la côte nord du Saint-Laurent, Cartier rencontra à la pointe de Natashquan une douzaine d'hommes accompagnant un capitaine basque nommé Thiénnot, dont les vaisseaux « tous chargés de poisson » étaient ancrés plus bas. Ces gens, note Cartier, « vindrent ausi franchement à bord de noz navires que s'ilz eussent esté francoys ». Ce qui fait dire aux historiens qu'il devait s'agir d'Innus (Bideaux, 1986, p. 120, n. 332). La remarque de Cartier laisse penser que ces gens avaient l'habitude des étrangers. Pour en revenir à Cartier, qui les connaissait déjà, ses voyages subséquents (1535 et 1541) et celui de son rival Roberval (1542) n'ont sans doute pas échappé aux Innus. Quelques décennies plus tard, ce sera au tour du neveu de Cartier de sillonner le Saint-Laurent pour poursuivre les explorations de son oncle (Trudel, 1966, p. 176), tandis que la pêche européenne s'intensifiait sur les côtes de Terre-Neuve. « En une seule année (1578) cent cinquante bateaux pêcheurs français s'y étaient rencontrés, et un de nos marins, avant 1609, avait fait plus de quarante fois le voyage de l'Amérique »(Brasseur de Bourbourg, 1852, p. 11).
Pour en revenir à la rencontre de 1603, elle eut lieu plus précisément à environ quatre kilomètres à l'ouest de l'embouchure du Saguenay, en un endroit plus tard connu sous le nom de Pointe de Saint-Mathieu. Dans sa relation publiée la même année, Champlain désignait les gens d'Anadabijou par le terme « Montaignez » ; on y trouve aussi les formes « Montagné » et « Montagnez » (Giguère, 1973, p. 65-127). Compte tenu du nombre d'Européens qui ont circulé dans les parages au cours du siècle ayant précédé l'arrivée de Champlain en 1603, il est bien probable que « Montagnais » ait été en usage depuis longtemps chez les voyageurs européens. C'est sans doute ce terme que Pont Gravé utilisa lors de conversations antérieures tenues avec Champlain à la cour de France ou durant la traversée.