Héros
Héros est un mot essentiel, comme sage, saint, génie, bonté, beauté et tous les autres mots qui proposent des objets à notre admiration. Le sens de notre vie dépend du sens de ces mots. Pour ce qui est du mot héros, il a été l’objet de la plus grande attention à l’origine de toutes les cultures puisque qu’Il était au centre des grands récits mythiques. Et en Occident, qui nous intéresse d’abord ici, dès le début de l’antiquité, les plus grands génies ont veillé sur lui : Homère, Hésiode, Eschyle, Sophocle…Par la suite si, à certains moments, on a pu croire le héros mort, on l'a vite rappelé à la vie, mais était-ce toujours le même héros? Voici quelques étapes de son histoire
Plutarque: Les vies des hommes illustres de l'antiquité
Baltasar Gracian: Le héros paré des vertus chrétiennes
Thomas Carlyle: Le héros romantique
Max Scheler: Le saint, le génie, le héros
Daniel J. Boorstin: Le héros instantané: la célébrité
Jean-Philippe Costes: Luke Skywalker, de Star Wars, est-il un héros authentique?
Plutarque couronnera cette antiquité grecque par ses Vies en parallèle des hommes illustres. La postérité retiendra de cet écrivain du deuxième siècle après Jésus-Christ, qu’il fut davantage un moraliste qu’un historien tant il mettait de soin à souligner les vertus des grands hommes et à condamner leurs vices. De notre point de vue, ce défaut est presqu’une qualité puisque la mission de Plutarque consistait à présenter des exemples d’une grandeur faite de sagesse autant que de puissance.
Plutarque
Dans La vie de Périclès, on trouve cette histoire qui rappelle celle du bon samaritain. À la mort de Périclès, on constata que sa fortune ne s'était pas accrue. Il donna plus à sa cité qu'il ne reçut d'elle. La sollicitude dont il fit toujours preuve pour son meilleur ami, le philosophe Anaxagore, donne la mesure de son humanité. Ayant renoncé à ses terres, Anaxagore avait toujours vécu, bien modestement, de la générosité de Périclès. « On dit, raconte Plutarque, que dans sa vieillesse, se voyant négligé par Périclès, que ses grandes affaires empêchaient de penser à lui, il se coucha et se couvrit la tête de son manteau, résolu de se laisser mourir de faim. Périclès n'en fut pas plus tôt informé qu'accablé de cette nouvelle, il courut chez lui, et employa ses prières les plus pressantes pour le détourner de son dessein : "Ce n'est pas vous que je pleure lui disait-il, c'est moi qui vais perdre un ami dont les conseils me sont si utiles pour le gouvernement de la république." Alors, Anaxagore se découvrant la tête : - "Ceux qui ont besoin d'une lampe ont soin d'y verser de l'huile" »
Suivra une longue époque chrétienne, où le saint remplacera le héros sans cesser de participer à l’idéal d’héroïsme. Plutarque refera surface à la Renaissance et deviendra jusqu’au dix-neuvième siècle, l’éducateur de l’élite occidentale, y compris dans cette Amérique lointaine et égalitariste. Emerson lui rend ainsi hommage au début de son essai sur le héros : «Chacune de ses « vies » est une réfutation des doctrines désespérantes de nos théoriciens religieux et politiques modernes. Un courage sauvage, un stoïcisme naturel brillent dans chaque anecdote qu'il nous conte et justifient l'immense réputation de ce livre.» Shakespeare trouvera dans Plutarque le sujet de plusieurs de ses pièces : Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan.
Baltasar Gracián
De la Renaissance au XIXe siècle donc les héros de Plutarque resteront à l’ordre du jour parallèlement aux auteurs religieux qui continueront à proposer les saints en exemple. Le parallélisme entre les deux sources est porté à son plus haut degré dans Le héros du jésuite espagnol Baltasar (1601-1658) : «Constantin devenu chrétien fut au même temps le premier des empereurs surnommé le Grand : surnom inspiré, ce semble, pour marquer à la postérité que le parfait héroïsme se reconnut point en lui sans le christianisme»
On voit ici comment à cette époque l’idée de grandeur englobe celle d’héroïsme et celle de sainteté. Bossuet fera la même synthèse : «Ouvrez les yeux chrétiens et regardez ce héros dont nous pouvons dire ce que saint Paulin disait du grand Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s’élève au-dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne.»
Un prince qui s’élève au-dessus des hommes! Il sera plus difficile de tenir ce langage après la Révolution. Un ordre social fondé sur l’inégalité se sera effondré. On commencera à penser que ce sont les peuples qui font l’histoire et non les héros et que les grands hommes sont le produit de leur éducation et non de la nature. Merveille de la nature, c’était là jusqu’à la Révolution une caractéristique commune à tous les héros, raison pour laquelle on les associait spontanément aux dieux. L’éducation existait certes dans l’antiquité, mais sa mission était d’achever la nature. Chaque enfant avait ce que Platon appelait son «naturel»: naturel cordonnier, naturel marin, naturel philosophe. D’un gland ne pouvait sortir qu’un chêne.
Cette idée sera progressivement discréditée, ouvrant ainsi la voie au man made man, puis au self made man. Notons ici un paradoxe : à mesure qu’il tiendra son être de ses semblables et de lui-même, l’homme s’en désintéressera pour concentrer son attention sur ses actions.
Un grand n’était pas grand d’abord par ce qu’il avait fait, mais par ce qu’il était; son action d’éclat découlait de sa grandeur naturelle plutôt que d’en être la cause. Le passé était garant de cet état de chose. Le temps faisait la noblesse.
Le grand homme existe toujours, mais l’idée de grandeur rattachée à l’être est tombée en discrédit. On est grand désormais par ce qu’on fait et non par ce qu’on est. La galerie des grands est devenue celle des prix Nobel, des milliardaires, des vedettes du sport et du cinéma.
Carlyle
Juste retour des choses. À force de ne rien faire pour se justifier, la grandeur, à la cour de France au XVIIIe siècle, était devenue une coquille vide. C’est dans ce contexte que Thomas Carlyle a entrepris sa réhabilitation du héros au milieu du XIXe siècle. L’empire anglais, comparable à celui d’Alexandre et de César, se prêtait bien à cet exercice. On peut difficilement imaginer qu’un esprit libre ait jamais eu dans le passé une idée aussi haute du grand homme, lequel s’incarne à ses yeux dans les chefs d’industrie, qui remplacent les faux aristocrates et dans les gens de lettres qui remplacent un clergé devenu incapable d’assurer l’ordre moral.
Aussi Carlyle a-t-il pu soutenir dans On Heroes, que « l'histoire universelle, l'histoire de ce que l'homme a accompli dans le monde, c'est au fond l'histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été les conducteurs des hommes, ces grands hommes; les modeleurs, les patrons, et, en un large sens, les créateurs de tout ce que la masse générale des hommes a pu s'efforcer de faire ou d'atteindre; toutes les choses que nous voyons accomplies dans le monde sont proprement le résultat matériel extérieur, la réalisation pratique et l'incarnation des pensées qui habitèrent dans les grands hommes envoyés dans le monde - l'Âme de l'histoire du monde entier, on peut justement l'admettre, ce serait leur histoire. »
Les héros que Carlyle présente comme modèles, il les cherche dans le passé, comme il se doit. Il en distingue six types :
Le héros comme divinité, le héros scandinave Odin en est le plus bel exemple à ses yeux.
Le héros comme prophète. Mahomet
Le héros comme poète. Dante, Shakespeare
Le héros comme prêtre. Luther : réforme, Knox : puritanisme
Le héros comme homme de lettres. Johnson, Rousseau
Le héros comme roi. Cromwell, Napoléon
Si soucieux que Carlyle ait été de l’ordre social et moral, on note que ces grands hommes ne se reconnaissent pas comme ceux de Gracian et de Bossuet par un mélange d’héroïsme et de vertu chrétienne : ils ne sont que des héros qui créent les valeurs plutôt que d’être définies par elles, des géants que le chaos enfante pour qu’ils y introduisent l’ordre et la puissance, tel Mahomet qui en quelques décennies transforme des bédouins vivant dans l’anarchie en une grande puissance impériale.
Carlyle a été le père de l’idée impériale anglaise. Son héros étant puissant sans nécessairement être vertueux, il ne faut pas s’étonner qu’il ait été lui-même raciste au point de s’opposer à l’abolition de l’esclave et d’approuver la plus cruelle oppression des paysans noirs dans les Antilles anglaises.
Au sommet des peuples, il plaçait les anglo-saxons d’Europe et d’Amérique, les Germains et les Russes. Il n’avait que mépris pour les peuples qui parlent plus qu’ils n’agissent, les Français par exemple. Son admiration pour les Germains l’a incité à écrire une biographie de Frédéric le Grand appelée à devenir le livre préféré de Goebbels, un proche d’Hitler. On dit que Goebbels a lu des passages de ce livre à Hitler juste avant sa mort, ce qui aurait ému le Führer jusqu’aux larmes. On ne sait pas si Carlyle a eu une influence directe sur lui, mais est-il nécessaire de le savoir pour comprendre que le héros amoral de Carlyle est aussi condamnable sur le plan théorique que l’œuvre d’Hitler sur le plan pratique? Propos qu’il faut situer en rappelant que le culte du héros a été à la mode en Europe pendant tout le dix-neuvième siècle. L’édition de 1911 de l’encyclopédie Britannica contient une foule de biographies détaillées de grands hommes et peu d’articles sur l’histoire générale et l’histoire sociale.
Carlyle de même que ses maîtres et ses homologues allemands n’ont pas réhabilité le grand homme, ils l’ont perverti. Hitler et Staline achèveront de discréditer le culte du héros. L’opinion publique penchera désormais en faveur de la thèse défendue par Tolstoï dans Guerre et Paix : ce n’est pas le grand homme qui fait l’histoire, mais les millions de volontés individuelles orientées dans une certaine direction, idée reprise aujourd’hui par les théoriciens de l’auto organisation.
Emerson
Carlyle eut une longue correspondance avec Ralph Waldo Emerson lequel partageait son intérêt pour le héros mais avec des réserves sur certaines de ses prises de position, sur l’esclavage notamment. Chose étonnante dans cette section de l’histoire réservée aux hommes, Emerson aborde la question de l’héroïsme des femmes, lequel consiste à ses yeux à défendre son autonomie :
«Sapho, Mme de Sévigné, Mme de Staël, les âmes religieuses les plus géniales n'ont jamais satisfait pleinement ni notre imagination, ni la sereine Thémis ; une femme ordinaire croira-t-elle pour cela qu'elle-même ne peut réaliser cet idéal ? Pourquoi ne le pourrait-elle pas ? Toute femme a à résoudre un problème nouveau qui, pour elle est peut-être celui de la plus heureuse nature qui se soit jamais épanouie sous le soleil. Laissons la jeune fille à l'âme droite, suivre avec sérénité son chemin, profiter de chaque nouvelle expérience, faire tour à tour l'essai des dons que Dieu lui a départis ; elle apprendra ainsi le pouvoir de ce charme qui, pareil à une nouvelle aurore rayonnant du fond de l'espace, émane de son être renouvelé. La belle jeune fille qui repousse toute intervention en choisissant elle-même les influences qui pourront la diriger, décidée et fière, si indifférente à plaire, si pleine de volonté et de fierté, inspire à chacun de ceux qui la contemplent quelque chose de sa propre noblesse.» Source
En Europe, une seconde réhabilitation du héros et du grand homme s’ébauchera au début du XXe siècle suite à la découverte et à l’étude des cultures archaïques. S’imposera alors, sous l’influence de Rudolf Otto et en réaction contre le matérialisme et le scientisme de la fin du dix-neuvième siècle, l’idée d’une sphère du sacré ou plutôt du numineux précédant toutes les autres formes de connaissance :
« L'analyse anthropologique... nous montre d'une façon péremptoire que le mythe est toujours premier dans tous les sens du terme et que, bien loin d'être le produit d'un refoulement ou d'une quelconque dérivation, c'est le sens figuré qui prime le sens propre. Qu'on le veuille ou non, la mythologie est première par rapport non seulement à toute métaphysique, mais à toute pensée objective, et c'est la métaphysique et la science qui sont produites par le refoulement du lyrisme mythique. » 1
Dans cette réflexion sur le sacré que poursuivront notamment Joseph Campbell et Mircea Eliade, on ne cherche pas les modèles du grand homme qui fait l’histoire, mais des figures archétypales qui donnent sens à la vie et vie au sens. Dans l’histoire d’Antée par exemple, c’est l’importance du contact avec la terre qui est mise en lumière non les caractéristiques d’un grand homme.
1-Jean-Jacques Wunenburger, La fête, le jeu, le sacré,Éditions universitraires, Paris 1977, p.31
Scheler, le saint, le génie, le héros
Ni les excès auxquels a pu donner lieu le culte du grand homme, ni le rationalisme qui a réduit le mythe à un trait infantile de l’humanité, n’ont détruit à jamais dans l’être humain le besoin d’émuler un ou plusieurs modèles au cours de sa vie. Le philosophe allemand Max Scheler (1874-1928) est l’un de ceux qui ont saisi l’importance de ce besoin et ont su éviter les pièges du rationalisme et du culte du grand homme dans leurs réflexions sur les façons de le satisfaire. On a rassemblé ses écrits sur cette question dans un livre publié en 1933 sous le titre I (Le modèle et le chef) et en 1944, à Fribourg , sous le titre Le saint, le génie, le héros.2
La plus grande difficulté en éthique n’est pas de définir des valeurs et de formuler des normes c’est de fournir aux personnes qui désirent s’inspirer de ces valeurs et suivre ces normes, l’énergie spirituelle qui leur permettra de le faire. Cela devient possible lorsque les valeurs s’incarnent dans des personnes, des modèles concrets, des exemples à émuler. L’admiration, l’enthousiasme, l’amour que suscitent les modèles apportent l’énergie spirituelle nécessaire au progrès intérieur. Le recours au verbe émuler, vieilli selon le dictionnaire, s’impose ici parce que l’émulation fondée sur l’admiration est le juste milieu entre la compétition, fondée sur la rivalité, et le mimétisme qui peut conduire au fanatisme. parce qu’il résulte d’un manque d’identité.
Scheler avait été sensible au fait que le souci démocratique de l’égalité, combiné avec le rejet du grand homme qui fait l’histoire, avait pour effet d’inciter les gens à dénigrer les modèles plutôt que de susciter de l’admiration à leur endroit. D’où sa critique du ressentiment, consécutive à celle de Nietzsche.
On ne peut bien comprendre sa conception du héros qu’en la situant par rapport à l’ensemble de sa hiérarchie des valeurs, qu’il ramène lui-même à cinq grandes catégories. Dans l’ordre ascendant, ce sont :
L’agréable et les valeurs de luxe
L’utile ou les valeurs de civilisation
Le noble ou les valeurs vitales
Les valeurs spirituelles (la connaissance vraie, la beauté, le droit) ou les valeurs culturelles
La sainteté
À quoi correspondent cinq modèles-types :
L’artiste en l’art de jouir de la vie
Le pionnier de la civilisation
Le héros
Le génie
Le saint
Il faut rappeler que les catégories de Carlyle avaient une portée universelle. Il en est de même pour la hiérarchie de Scheler. Il soutient qu’on la retrouve dans toutes les cultures et note que la religion, étant partout première, laisse une empreinte profonde sur tous les niveaux inférieurs.
Mais alors que pour Carlyle le saint et le génie étaient des types de héros, le héros est aux yeux de Scheler inférieur au génie et au saint et ne peut s’accomplir pleinement en tant que héros que dans la mesure où il subit l’influence du génie et du saint. Le saint est saint par son être et par le rayonnement de son être, ses actes restent au second plan, le génie se reconnaît à son œuvre et le héros à ses actes. Le saint se fait par l’amour de Dieu, le génie par l’amour du monde, d’où son universalité et le héros par l’amour de son milieu, d’où le fait que son rayonnement est généralement limité à son milieu. «Le génie est au monde, ce que le saint est à Dieu et ce que le héros est à son milieu.» Scheler donne au mot héros un sens précis qui s’enrichit de la comparaison avec le saint et le génie. Une longue citation s’impose ici :
«Qu'est-ce donc que le héros ? Le « héros » est ce type idéal de personne humaine, de personne mi-divine (les héros des Grecs) ou de personne divine (par exemple le dieu de puissance et de volonté des musulmans ou des calvinistes), qui dans le centre de son être se voue au noble et à la réalisation du noble, qui se consacre donc aux valeurs vitales « pures », non aux valeurs vitales techniques, et dont la vertu fondamentale est une noblesse naturelle du corps et de l'esprit, à laquelle correspond une même noblesse de sentiments. Ils ne méritent plus déjà le nom de «héros», les hommes qui — si grande que soit leur importance — ne se consacrent qu'à la recherche du bien-être, de leur bien-être personnel ou de celui des groupes auxquels ils appartiennent. Ceux-là, nous les appellerons « bienfaiteurs », tels, par exemple, les grands médecins, les maîtres de l'économie et de la technique, auxquels s'opposent l'homme d'État, le chef d'armée, le colonisateur.
Comme le génie, le héros doit manifester une activité d'une exubérance dépassant la commune mesure dans quelque fonction spécifiquement spirituelle. Mais, chez lui, cette exubérance n'est pas, comme chez l'homme religieux, la puissance de l'effusion de l'âme ni, comme chez le génie, la surabondance de la pensée et de la contemplation spirituelles, qu'on oppose ici à une simple utilisation pratique en vue des besoins de la vie : elle est une surabondance du «vouloir spiritue », la concentration de ce vouloir, sa constance et son assurance en face de la vie inférieure. Le héros est un homme de volonté, ce qui signifie en même temps un homme d'énergie. Une âme héroïque peut très bien habiter dans un corps débile, mais jamais elle ne peut se concilier avec une faible vitalité. Vigueur, impétuosité, force, plénitude, discipline intérieure, devenue comme automatique, de la vie passionnelle: tout cela est de l'essence même du héros (il en va tout autrement du génie). Mais il n'appartient pas moins au héros de pouvoir, grâce à l'énergie de sa volonté, concentrer cette vie passionnelle, de pouvoir la dominer, la faire servir continuellement à des buts de longue haleine, avec le minimum de dispersion. C'est ce que nous appelons avoir un « grand caractère ». Entre l'appétit inférieur et la volonté spirituelle il peut y avoir harmonie: or, dans cette harmonie, plus la tension des éléments qui la composent est puissante et dense, plus le héros est grand. Si l'harmonie est troublée et que la tension soit très grande, nous avons alors le type dualiste, qui est le héros spécifiquement germain (Siegfried, Luther, Bismarck). Si l'impulsion de l'appétit est trop faible, nous avons le « fanatique » super activiste et agressif (le duc d'Albe). Si la vie passionnelle est trop faible par rapport à la volonté spirituelle, nous avons le type du héros ascétique et tragique pur, qui est spécifiquement slave, le héros qui n'est capable que de souffrir, de se résigner, de supporter, le type du héros uniquement passif et défensif qui ne résiste pas au mal (Koutouzov devant Napoléon).
Parmi les vertus spécifiques du héros figure au premier rang la vertu fondamentale de la « maîtrise de soi ». Seul, en effet, celui qui possède à son maximum la maîtrise de soi peut aussi acquérir la maîtrise sur les autres; seul celui qui se domine lui-même peut dominer les hommes — car l'homme est le principal objet de la domination de l'homme. Nous parlons à dessein ici de domination ou de « puissance » : en effet il s'agit de bien distinguer la puissance de la violence. Dieu est tout-puissant mais il ne connaît aucune violence. En outre, la puissance, opposée à l'impuissance, est quelque chose de bon en soi; elle n'est pas «mauvaise en elle-même », comme le prétendent Tolstoï dans son Journal, Jakob Burckhardt, les Romantiques, Schopenhauer. La peur craintive de la puissance vient du ressentiment. La puissance est une valeur supérieure à l'utile et à l'agréable. Elle est une valeur positive, inférieure cependant aux valeurs spécifiquement spirituelles, qu'elle a pour but de réaliser par un usage légitime. La puissance est subordonnée avant tout au bien. Mais la puissance de faire le mal est également « bonne » en soi; ce n'est que son application au mal, par l'usage de la violence, qui est mauvaise. Le «diable» en tant qu'il est un ange, est plus « noble » que l'homme — mais aussi plus « mauvais »»
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Il est difficile de respecter la puissance sans finir par l’idolâtrer, par la placer au-dessus du bien et du mal comme l’ont fait Carlyle sur le plan théorique et Hitler sur le plan pratique. Le saint, le génie, le héros a paru en Allemagne en 1933, au moment où le Führer accédait au pouvoir. On ne peut pas reprocher à Scheler d’avoir manqué de lucidité à son endroit, ce qui explique pourquoi les Nazis ont mis ses écrits sur la liste noire.
«Toute exaltation de la puissance au-dessus du bien, du juste, des valeurs spirituelles, de la sainteté, soit dans l'idée qu'on se fait de Dieu, soit dans le rapport de l'État et du droit, soit dans le rapport du héros au génie, est la plus grossière des erreurs. Au commencement était, non pas l'Action, mais le Verbe. La théorie de Frédéric Nietzsche disant qu'on peut faire dériver toute chose de la « volonté de puissance », même les formes de la culture, les vertus, la raison, etc., est fausse. L'exagération du caractère dynamique du monde est l'une des caractéristiques de l'esprit germanique (concept de force, volontarisme, culte exagéré des héros, comme par exemple chez Treitschke).»
«Aux yeux du héros le monde apparaît avant tout comme un objet de résistance, c'est-à-dire qu'il lui est donné sous son aspect réel. Le héros est l’homme des réalités ; il est le type qui implante dans la matière concrète du monde les « idées» que le génie se contente uniquement de contempler. Mais le héros doit toujours pour cela, s'il ne veut pas agir en aveugle, avoir une culture spirituelle supérieure et une conscience religieuse qui sont comme l'arrière-fond de son activité. Il est tourné vers ce monde changeant, contingent, accidentel et vers toutes ses dures réalités. Il est un grand réaliste et un grand praticien.» 3
Le héros et la célébrité
En 1928, année de la mort de Scheler, il s’était écoulé un an depuis le grand exploit de Lindbergh, la traversée de l’Atlantique sur le Spirit of St-Louis , et déjà l’on commençait à oublier ce héros emblématique de l’ère des mass medias L’historien et essayiste américain Daniel Boorstin sera notre guide ici. Voici comment dans l’Image paru en 1961, il évoque l’ascension et la déchéance de Lindbergh.
Le lendemain du retour de Lindbergh à New York, le 13 juin 1927, le New York Times consacra presque exclusivement ses seize premières pages à des nouvelles le concernant. Au cours du dîner de cérémonie offert en son honneur à l'Hôtel Commodore (dîner présenté comme le plus grandiose offert à un individu « dans toute l'Histoire moderne ) Charles Evans Hughes, ancien Secrétaire d'Etat qui allait devenir Ministre de la Justice des États-Unis, prononça un éloge extravagant. Avec autant de précision que d'inconscience, il définissait en ces termes ce héros devenu célébrité américaine: « Les héros se mesurent comme les navires, à leur déplacement. Le Colonel Lindbergh a déplacé toute chose. »4
On continua pendant quelques années à accorder quelques colonnes à Lindbergh dans l’Index annuel. À partir de 1941, il n’existe plus. Et voici le comble de l’oubli. «Lorsqu'en 1957 sortit un film « The Spirit of St Louis », joué par James Stewart, il ne connut qu'un succès médiocre; un sondage effectué dans le public des avant-premières révéla que peu de spectateurs de moins de quarante ans connaissaient Lindbergh. Un dessin humoristique du NewYorker mettait le doigt sur la plaie: on y voyait un père et son jeune fils sortir du cinéma où ils venaient de voir « The Spirit of St Louis ». Le fils demande à son père: « Si tout le monde trouve ce qu'il a fait si formidable, comment ça se fait qu'il ne soit jamais devenu célèbre? »5
Que s’était-il passé ? Lindbergh était un héros authentique, il avait affronté seul les éléments. Il n’était certes pas un grand caractère, ni un homme cultivé et en tant que personne, il n’était pas comparable à Churchill. Ce n’est toutefois pas ce qui explique pourquoi aux yeux de Boorstin il est passé dans l’histoire comme une étincelle dans un moteur d’avion. Il avait accepté de jouer le jeu nouveau de la fabrication des célébrités et il en a payé le prix. Une longue citation s’impose encore ici :
«Notre époque a inventé une nouvelle sorte d'excellence, qui caractérise notre culture et notre siècle comme la divinité des dieux grecs caractérisait le sixième siècle avant Jésus-Christ ou comme la chevalerie et l'amour courtois étaient typiques du Moyen Âge. Elle n'a pas tout à fait réussi à éliminer de notre conscience l'héroïsme, la sainteté ni le martyre. Mais à chaque décennie, elle tend à les éclipser davantage.] Toutes les formes précédentes de grandeur ne survivent désormais que dans l'ombre de cette forme d'excellence qui a nom célébrité.
[…]
Dans ce sens moderne bien particulier, la célébrité n'avait pu exister auparavant, ni en Amérique avant la Révolution Graphique. La célébrité est une personne connue pour être bien connue.
Ses qualités — son absence de qualités, devrait-on plutôt dire — illustrent bien quel problème particulier est le nôtre. Cette personne n'est ni bonne ni mauvaise, ni noble ni mesquine: c'est le pseudo-événement humain, qui a été fabriqué tout exprès pour satisfaire nos espoirs chimériques en matière de grandeur humaine. Elle est moralement neutre.
[…]
«Ces « héros » nouvelle manière ne sont plus les sources extérieures où nous puisions nos desseins, mais des réceptacles dans lesquels nous déversons notre absence de dessein. Ils ne sont que nous-mêmes grossis à la loupe. C'est pourquoi la vie des célébrités qui nous distraient ne peut élargir notre horizon, puisque dans cet horizon ne prennent plus place que des gens que nous connaissons déjà. Ou encore, selon l'expression convaincante d'une publicité en faveur du Celebrity Register, les célébrités sont «les noms qui, après avoir été créés par l’actualité, parviennent à créer l’actualité». La célébrité découle d’une simple connaissance suscitée et renforcée par des moyens publics. La célébrité personnifie donc parfaitement la tautologie : le mieux connu, c’est le mieux connu.
«Le héros se distinguait par son exploit; la célébrité se distingue par son image de marque. Le héros se créait lui-même; la célébrité est créée par l'information. Le héros était un grand homme ; la célébrité est un grand nom.
[…]
«Le héros naissait du temps: sa gestation exigeait au moins une génération. Selon la formule, il avait alors « résisté à l'épreuve du temps ». Créateur d'une tradition, il était lui-même créé par la tradition. Il grandissait d'une génération à l'autre, à mesure qu'on lui découvrait de nouvelles vertus et qu'on lui attribuait de nouveaux exploits. En s'éloignant dans les brumes du passé, il voyait son héroïsme croître et non diminuer. Point n'était besoin de donner à son visage ou sa silhouette des contours bien précis, ni de lui attribuer une foule de détails biographiques. Impossible évidemment d'en avoir les photographies, et bien souvent même de voir à quoi il ressemblait. Les hommes du siècle dernier étaient plus héroïques que ceux du nôtre; les hommes de l'Antiquité, plus héroïques encore; et ceux de la préhistoire sont devenus des demi-dieux. Le héros prenait toujours place, on ne sait pourquoi, au milieu des anciens.
«L'homme célèbre au contraire, est toujours un contemporain. Le héros est créé par le folklore, les textes sacrés et les livres d'histoire, tandis que la célébrité est une créature des ragots, de l'opinion publique, des journaux et revues, ainsi que des images fugaces de l'écran de cinéma ou de télévision. Le temps, qui en s'écoulant suscite et confirme le héros, anéantit la célébrité. L'un est fait, l'autre défait par la répétition. La célébrité prend naissance dans les quotidiens et ne perd jamais la marque de son origine éphémère.»6
En octobre 2014, suite à une attaque terroriste au parlement d’Ottawa, le caporal Nathan Cirillo fut proclamé héros et eut droit à plus d’honneurs encore que les médaillés morts au combat. Qu’était-il, qu’avait-il fait pour mériter une telle gloire ? Rien. Planton devant le Monument aux morts, il a été tué par une balle avant même d’avoir pu faire preuve de courage, ce qui peut malheureusement arriver à tout le monde, au plus lâche potentiellement comme au plus courageux. Appliqué dans ce cas, le mot héros n’a plus de sens.
Ce climat narcissiste ne peut qu’exacerber le besoin de modèles authentiques, ce qu’on a bien compris à Hollywood. Le lien entre des films comme la Guerre des étoiles et les grands mythes qui sont au cœur de l’épopée de Gilgamesh et de celle d’Ulysse est clair et l’on en connaît même la genèse. Tout a commencé aux États-Unis, au milieu du XXe siècle par le grand livre de Joseph Campbell, The Hero With a Thousand Faces, lequel devait être mis à la portée du public cultivé au cours de la décennie 1980 par la série d’interviews de Bill Moyer sur PBS : The Power of Myth.
Ayant repéré les idées de Campbell sur la structure unique des grands mythes dans la première série de la Guerre des étoiles, un certain Christopher Vogler décida d’en faire bon usage en tant que consultant auprès de l’industrie du cinéma. Il publia un mémo de sept pages intitulé A Practical Guide to The Hero With a Thousand Faces,[ lequel devait exercer une forte influence sur The Lion King, film lancé par Disney en 1994. Le même guide sera utilisé par la suite dans des films comme The Matrix, Batman et Indiana Jones.
Avant même de prendre en considération la qualité de ces films - je pense d’abord à ceux des deux séries de la Guerre des étoiles - , on doit s’interroger sur ce qu’il subsiste de commun entre des récits comme ceux d’Homère jaillis d’une source mystérieuse et largement inconsciente, mémorisés ensuite et affinés pendant des siècles, et des productions industrielles comme la Guerre des étoiles, entreprises dans le but de séduire les masses au point de leur soutirer plus de 4 milliards de dollars.
Le mythe, le héros peuvent-ils survivre à leur instrumentalisation? Où la tradition, sans cesse renouvelée, s’arrête-t-elle, où l’instrumentalisation commence-t-elle? Léda était la femme du roi de Sparte, Tyndare. Zeus l’ayant séduite en prenant la forme d’un cygne, elle mit au monde Hélène laquelle épousa Ménélas pour succomber ensuite aux charmes de Pâris provoquant ainsi la guerre de Troie. Vinci, le Tintoret, Véronèse, entre autres grands peintres, ont évoqué les amours de l’oiseau divin et de la reine. Ce sont des variantes du mythe, et non des clones exsangues, mais on devine sans peine que la moindre trace de vulgarité, le moindre indice d’instrumentalisation, d’objectivation, provoquerait la mort du mythe. C’est manifestement le cas dans un tableau d’un certain Gabriel Grun. Les grands mythes appellent la beauté et ne sont compatibles qu’avec elle.
Idoles en soldes
Interrogé sur cet aspect précis du cinéma américain, Jean-Philippe Costes, l’auteur du Dictionnaire du cinéma anglo-saxon, nous a répondu par une réflexion intitulée : Idoles en soldes
Le fait que les Héros aient plus de passé que de futur n'est pas en soi une nouveauté. Les "temps héroïques" nous renvoient par définition à l'âge lointain des pionniers. Hercule et ses semblables sont des "archétypes", c'est-à-dire, des modèles primitifs. Ils représentent la Condition humaine depuis que le Monde est Monde. Leur universalité procède de cet ancrage dans l'Immémorial. Nos demi-dieux personnifient les invariants de notre âme, par-delà les vicissitudes de l'Évolution. Les hommes se tournent vers eux pour savoir d'où ils viennent et qui ils sont. Ainsi donc, les mythes sont fondateurs ou ne sont pas. Ils ont pour fonction de rattacher la Société à ses principes originels.
Est-ce à dire que les Héros sont morts à jamais ou plus exactement, qu'ils vivent pour toujours en des temps que les moins de deux mille ans ne peuvent pas connaître? Quiconque lit Rousseau, Shakespeare ou encore, les grands poètes du XIXe siècle, éprouvera immanquablement cette sensation. Nos auteurs classiques ne cessent en effet de se référer aux idoles antiques de la Civilisation Gréco-Romaine. Pourtant, la naissance de nouvelles figures héroïques n'est nullement inconcevable. Les cultures sont vivantes. Elles sont confrontées à de nouveaux enjeux. Elles engendrent même de nouveaux cultes. Pourquoi, dès lors, n'offriraient-elles pas une descendance à nos pères spirituels d'Athènes et de Rome? Pour des raisons que les passions de notre époque n'ignorent malheureusement pas.
Un Héros, soutient la Vox populi du XXIe siècle, mérite son titre aussitôt qu'il accomplit un exploit. Que la Déesse Télévision vous surprenne en plein acte de charité et au gré d'une messe cathodique, elle s'écriera "Santo subito!". Qu'un sportif se distingue et dans la foulée, la céleste Société des Loisirs le sacrera Surhomme. "C'est un peu court, jeune homme", répondrait le divin Cyrano devant pareilles simplifications. Pour entrer dans la Mythologie, il faut plus que sortir de l'ordinaire. Il convient comme on l'a dit de porter le flambeau d'une partie de l'âme humaine. C'est ici que notre Monde affiche son impuissance créatrice. Atteindre l'Universel suppose en effet de s'inscrire dans la durée. Thésée ne devient Thésée qu'au terme d'une longue infusion dans la culture occidentale. Des siècles d'adhésion intellectuelle, esthétique et affective sont nécessaires à l'édification d'un véritable Mythe. La machine libérale et médiatique n'a toutefois que faire de tant de lenteur et de rigueur. Sa temporalité obéit à la loi hystérique du Marché: le Héros doit satisfaire sans attendre la demande du Public. Star Wars est la parfaite illustration de ce phénomène. La célèbre saga compile, non sans talent, des légendes de tous horizons pour toucher immédiatement l'Universalité. Elle atteint partiellement son objectif: Luke Skywalker est vénéré aux quatre coins de notre planète depuis 1977. Cependant, les protagonistes de La guerre des étoiles ont au fond abdiqué toute prétention à la Transcendance. A défaut de s'être authentiquement enracinés dans l'Histoire des hommes, ils ont en effet perdu leur vocation "religieuse». Ils sont incapables de "relier les êtres" autour d'un héritage patiemment agréé par des générations de fidèles.
Le Héros post-moderne n'est plus qu'un produit commercial dépourvu de profondeur? Il en subira les conséquences en disparaissant aussi vite qu'il est apparu à l'écran. Maître Yoda pourra toujours s'accrocher au Box-Office, jamais il n'aura la force de surpasser Achille et Ulysse. N'en déplaise aux dévots de la Société de consommation, de l'Argent Roi et du Médiatiquement Correct, la Mythologie est soluble dans le Commerce. La soumettre à la dictature de l'Offre, de la Demande, de l'Instant ou de l'Émotion audiovisuelle, c'est la réduire à des artifices aussi vains qu'éphémères. C'est la condamner à ne produire que des idoles en soldes.
Notes
2-Max Scheler, Le saint, le génie, le héros, Egloff, Librairie de l'Université, Fribourg 1944
3-Op.cit, p169-175
4- Daniel Boorsstin, L'image, Union générale d’édition, Paris 1971, p.111
5-Op.cit. p 118
6-Op.cit. p.79-124