Arendt Hannah

14 / 10 / 1906-04 / 12 / 1975

«Si le conservatisme naquit en réaction à la Révolution française, c'est au XXe siècle que les inquiétudes des conservateurs se réalisèrent comme de malheureuses prophéties. Selon Finkielkraut, il est au moins une philosophe qui au cours du siècle a poursuivi la querelle charnière de 1790-91. C'est Hannah Arendt, Allemande d'origine juive qui, poussée à l'exil par le régime nazi, approfondit la condition de l'homme moderne à travers sa propre expérience d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux États-Unis. Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien à voir avec la méfiance viscérale des traditionnalistes à l'égard du changement. C'est une inquiétude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilité du monde, un monde qui devrait se soucier de son héritage.

L'impérialisme pratiqué par l'Europe au XIXe siècle et le totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien révélèrent à Arendt toute l'ampleur de la réduction infligée aux hommes pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes idéologiques: ramené à sa plus simple expression, l'homme n'est rien. Là réside la triste originalité du XXe siècle. Il a créé l'Homme, pur échantillon d'une espèce, élément interchangeable privé de toute attache, qui peut être sacrifié sans limite à une grande cause. Selon Finkielkraut, la formule même du credo totalitaire fut prononcée par les Khmers rouges du Cambodge: perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilité. Le grand sacrifice des hommes à l'Homme, les morts et même les survivants des camps de concentration en furent les victimes immolées, de même que les réfugiés, les apatrides et les déportés que les guerres ont produits en millions d'exemplaires considérés comme une quantité négligeable. Quelle leçon tirer de ces sacrifices perpétrés par des régimes vouant tant d'hommes à l'inutilité? Pour Arendt, la liberté échappe au déraciné, le déshérité ne peut accéder à la vie humaine; il lui faut pour cela un point d'ancrage, une citoyenneté, une appartenance, bref un monde nourricier qui dans l'esprit d'Arendt commence par être une patrie. Dans son essai publié en 1996, L'humanité perdue, Finkielkraut avait déjà prolongé la conclusion d'Arendt en ces termes: «La personne déplacée, a dit Hannah Arendt, est la catégorie la plus représentative du XXe siècle. Or, la leçon que cette personne est amenée, comme malgré elle, à tirer de son expérience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanité par la liquidation du passé qui le précède, la répudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme.»

MARC CHEVRIER, La cité des hommes, avec ou sans Dieu? Hannah Arendt et la question de l'absolu, L'Agora, vol 5 no 3.

Articles


Hannah Arendt et la question de l'absolu

Marc Chevrier
L'idéal du libéralisme politique, largement partagé aujourd'hui, celui de sociétés autosuffisantes garantissant aux individus la liberté de leurs croyances par un État neutre tirant son autorité du seul suffrage populaire, est-il pensable ho

Le renversement des valeurs en politique

Benoît Lemaire
« C'est en conversant avec le regretté professeur Jean Trémolières au Colloque organisé par la revue Critère en 1976 que j'ai appris à connaître cet auteur trop peu connu ici: Hannah Arendt. »



Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?