Bacon Francis

1561-1626

Biographie de Francis Bacon (Georges Cuvier)
«Bacon, célèbre par ses travaux scientifiques et philosophiques, autant qu'il l'est malheureusement par sa conduite politique et par les tourments qui en furent la conséquence, était le fils d'un homme de loi qui fut garde du grand-sceau et membre du conseil privé, sous Élisabeth, depuis 1558 jusqu'en 1579. Il naquit à Londres en 1561, et montra de bonne heure une grande intelligence. Il fit ses études à Cambridge, et, dès l’âge de seize ans, avait tellement reconnu les vices de la philosophie scolastique qu'il écrivit contre elle une brochure. Après être sorti de l'université, il voyagea, et parcourut la France, comme c'était alors l'usage en Angleterre, dans les familles riches, et comme on le fait encore aujourd'hui. Il écrivit, à dix-neuf ans, un ouvrage politique sur l'État de l'Europe. Sa fortune était peu considérable; il avait besoin d'appui et d'avancement: il eut pour premier protecteur le comte d'Essex, favori de la reine Élisabeth. Georges Burleigh, grand trésorier, et sir Robert Cecil, principal secrétaire d'État, étaient bien ses alliés; mais ils étaient ennemis d'Essex; cette circonstance exerça une fâcheuse influence sur sa fortune. Ses idées philosophiques furent même une objection contre son avancement dans la magistrature, où cependant il montra dès son début une grande élasticité de caractère qui le perdit complètement dans l'opinion. D'Essex avait été son protecteur; il lui avait même donné une terre considérable; Bacon n'en parla pas moins contre lui, lorsque la reine voulut le faire condamner. C'était, il est vrai, une attribution de sa charge; mais il n'était pas forcé de la remplir, et la facilité avec laquelle il s'y laissa entraîner justifia la censure publique. La reine ne fut pas reconnaissante de son ingrate faiblesse, car plusieurs fois elle le laissa arrêter pour dettes. Ce fut Jacques 1er, qui se donnait pour un protecteur des sciences et des lettres, qui le retira de la pauvreté lors de son avènement au trône. Il le nomma d'abord chevalier, et l'éleva successivement à la place de solliciteur général, de garde des sceaux, et enfin de chancelier, en 1619; il fut fait lord et pair l'année suivante, avec le titre de baron de Vérulam, qu'il échangea en 1621 contre celui de vicomte de Saint-Alban. Mais il avait alors, outre les anciens partisans d'Essex, de très grands ennemis, comme on en a toujours quand on suit la carrière politique, dans un pays gouverné comme l'était alors l'Angleterre; un des principaux était un célèbre jurisconsulte, nommé Edward Coke. Bacon fut obligé de rechercher la protection du duc de Buckingham, favori de Jacques 1er, et il paraît que dans cette position pénible il fut forcé d'avoir beaucoup de faiblesses pour son protecteur. On rapporte même que, dans l'intérieur de sa maison, lui et ses gens ne furent pas toujours à l'abri de la corruption; que ses domestiques reçurent de l'argent, soit pour faire accélérer ses décisions, soit pour obtenir des actes purement gracieux, qui dépendaient de son autorité de chancelier. Cependant on ne l'a jamais accusé d'avoir été injuste dans ses jugements: bien loin de là, ses décisions servent encore de modèles, et sont considérées comme les actes d'un jurisconsulte savant et d'un homme plein de justice. Mais la corruption de ses gens, qu'il avait souffert, ayant été dévoilée, il fut mis en jugement, condamné à une amende de 40,000 livres sterlings et à garder la prison aussi longtemps que le roi l'ordonnerait. A la vérité, ce prince lui fit grâce quelque temps après, mais il n'en passa pas moins sa vieillesse dans l'opprobre et dans la pauvreté, jusqu'en 1626, où il mourut âgé de soixante six ans, c'est-à-dire une année après le roi Jacques 1er. Son zèle pour les sciences hâta sa mort; car ce fut en travaillant à des expériences qu'il fut atteint de la fluxion de poitrine dont il ne guérit pas.

Dans sa retraite, il avait mis la dernière main à ses ouvrages philosophiques, et légué sa mémoire à la postérité, et même, dit-il dans son testament, quelque temps après, à mes compatriotes. Il comprenait bien qu'au moment de sa mort cette mémoire ne serait pas honorée comme elle devait l'être un jour pour la marche entièrement nouvelle qu'il avait imprimée aux sciences.

Ses deux ouvrages principaux, qui, à proprement parler, n'en font qu'un sous le titre d'Instauratio magna, sont: 1° son traité De dignitate et augmentis scientiarum, qui parut en Angleterre en 1606, et fut traduit en latin par lui-même en 1623; 2º son Novum organum scientiarum, qui parut en 1620. Le premier est un exposé de tout ce que les sciences embrassent, des rapports de chacune d'elles, de la manière dont les sciences particulières dépendent des sciences générales; en un mot, c'est le détail de ce qu'on a appelé depuis l'arbre généalogique des sciences et des lettres, et dont on a donné une traduction, dans le préambule de la grande Encyclopédie française.

Le Novum organum scientiarum, qui a pour second titre: Sive indicia vera de interpretatione naturœ, est un traité sur la méthode par laquelle on doit arriver à la connaissance de la vérité dans les sciences. Bacon y établit, comme moyen unique, l'induction par opposition au syllogisme et à l'autorité. En parlant d'un célèbre physicien du même nom, Roger Bacon, qui appartient au moyen âge, nous avons vu que presque tous ses ouvrages étaient déjà dirigés contre l'autorité d'Aristote, et, en général, contre toute autorité perpétuelle d'après laquelle on aurait dû se guider. François Bacon établit les mêmes principes, mais d'une manière plus philosophique, plus détaillée et plus claire. Il montra que, dans les sciences positives, telles que les sciences naturelles, ce n'était que des faits qu'on pouvait partir: que toutes les vérités générales n'y devaient être que le résultat de la comparaison des faits particuliers; et, bien loin de renverser ainsi la philosophie d'Aristote, il rétablissait au contraire la véritable philosophie physique telle que ce grand homme l’avait produite; il ne détruisait que l'abus qu'on avait fait de sa dialectique dans les ouvrages de philosophie scolastique: aussi bientôt cette méthode fut-elle adoptée universellement.

Mais si Bacon sut bien l'établir, il fut moins heureux dans son application. Il procéda encore par voie de compilation, et ne s'appuya pas toujours sur l'expérience. Ainsi, dans son histoire des vents, il pose convenablement toutes les questions relatives à ce sujet, mais il les résout d'après des opinions recueillies dans toutes sortes d'auteurs. Il agit de même dans son traité intitulé: De historia vitæ et mortis; les faits qui se rapportent à la longévité de l'homme et des autres êtres, animaux ou plantes, y sont rassemblés de toutes parts; il y en a peu qui lui soient propres; encore une grande partie de ceux-ci est-elle gâtée et altérée par l'incertitude qui règne sur les témoignages dont il s'est servi.

Son livre général donne une série de questions telles qu'on pouvait les faire pour chaque branche des sciences naturelles; et, s'il les a médiocrement remplies par rapport aux vents, à la vie et à la mort, qui sont les objets principaux sur lesquels il a essayé sa méthode, la nature de ses questions, la manière dont il les a présentées, sont du moins fort importantes. Par exemple, il conseille, avant de donner une théorie de la chaleur, de l'examiner sous tous ses rapports, dans toutes les circonstances qui la font naître, qui la font cesser ou qui l'accompagnent. Il veut qu'on l'examine dans les rayons du soleil, lorsqu'ils sont et plus nombreux et plus intenses, c'est-à-dire en été et à midi; dans les rayons concentrés par un mur ou par un miroir; dans les météores ignés, dans la foudre, dans les volcans, dans toutes les espèces de flammes; ensuite dans les solides échauffés, dans les eaux chaudes naturelles, dans les liquides bouillants, dans les vapeurs, dans les corps qui, sans être chauds par eux-mêmes, retiennent la chaleur, comme la laine, les fourrures; dans les corps que l'on a approchés du feu, dans ceux qu'on a frottés; dans les étincelles produites par les chocs, par exemple, par les briquets; dans la fermentation des herbes humides accumulées; dans les dissolutions, par exemple, dans celle du verre par l'acide vitriolique; dans les animaux; dans l'effet de l'esprit de vin; dans les aromates et dans les sensations qu'ils produisent, comme, par exemple, celle du poivre, lorsqu'on le place sur la langue. Enfin, il n'est pas même jusqu'au froid, qui, lorsqu'il est excessif, produit une chaleur brûlante, où il ne veuille qu'on étudie cette propriété des corps. Ce ne sera, dit Bacon, qu'après avoir ainsi formé un tableau de toutes les circonstances dans lesquelles la chaleur se manifeste ou se modifie, de toutes les causes qui la produisent, de tous les effets qu'elle amène, qu'il sera possible d'en connaître la nature et les lois, ou du moins, d'en avoir des idées distinctes et incontestables.

Que si, au contraire, l'on part d'un principe unique, pour en déduire des conséquences d'une manière syllogistique, jamais on n'obtiendra de son raisonnement que ce que renfermera le principe; et si le principe est erroné, toutes les conséquences le seront également.

Bacon a donné un grand nombre d'autres exemples de sa méthode; mais je vous ai cité celui de la chaleur, parce qu'il est un des plus propres à faire comprendre quelle influence elle a eue sur les hommes qui sont venus étudier les sciences après lui.

Outre les écrits dont je viens de vous entretenir, Bacon a laissé quelques autres ouvrages relatifs aux sciences naturelles, parmi lesquels est un livre intitulé: Sylva. sylvarum sive historia naturalis; il fut imprimé immédiatement après sa mort, en 1627, par les soins de son chapelain. C'est un recueil d'observations et d'expériences nombreuses sur toutes sortes de sujets, tirées, soit des ouvrages existants, soit des témoignages des voyageurs ou des hommes d'arts et de métiers avec lesquels il avait conversé, soit enfin de son propre fonds. Il paraît qu'il s'était proposé de coordonner cette multitude de faits, et d'en former des ouvrages analogues à son histoire des vents et à celle de la vie et de la mort.

Plusieurs des observations qu'il rapporte sont curieuses; il y en a même quelques-unes qui mériteraient d'être vérifiées, car toutes ne l'ont pas encore été; on pourrait en tirer quelques conséquences nouvelles en faveur de certaines théories.

A la fin du Sylva sylvarum est un petit écrit intitulé: Nova atlantis, ou modèle d'un collège pour l'interprétation de la nature et la recherche de productions utiles. Il avait nommé cet ouvrage, Maison de Salomon. C'est en général le défaut de Bacon d'employer un style figuré qui n'est pas de très bon goût. Il se servait aussi de la nomenclature des philosophes scolastiques; on en voit quelques traces dans ce dernier écrit, dont au reste, le titre seul peut paraître bizarre, car le corps de l'ouvrage renferme de grandes vues, qui ont été suivies pour l'établissement de la société royale de Londres, et pour celui de toutes les Sociétés qui, depuis, se sont consacrées aux progrès des sciences. Cependant quelques sociétés avaient été fondées avant la publication de l'ouvrage de Bacon; mais nous verrons que celles qui ont eu le plus de succès ont été formées d'après son plan.

De l'examen que nous venons de faire des travaux de ce grand homme, il ressort que son influence sur la postérité est beaucoup moins le résultat de ses découvertes que celui de sa méthode d'étudier les sciences.»

GEORGES CUVIER, Histoire des sciences naturelles, deuxième partie, Paris, Fortin, Leroux et Cie, libraires, 1841

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CHARLES RENOUVIER
«François Bacon a ignoré tout ce travail du véritable esprit expérimental, auquel l'induction ne prend pas plus de part qu'à tout autre exercice intellectuel, même de l'ordre pratique; car il n'en est aucun où elle n'intervienne.

Le lecteur qui ne connaîtrait rien des ouvrages de François Bacon pourrait croire, en considérant notre jugement, que nous lui refusons tout mérite. Il lui reste cependant, outre les indéniables qualités d'imagination et de pénétration dont ses livres témoignent amplement; outre l'ardeur singulière, l'enthousiasme qu'il a déployés comme prophète du progrès (surtout utilitaire et matériel) obtenu par la science en multipliant les expériences: sorte d'apostolat, principalement littéraire, auquel il a dù dans le siècle suivant la gloire d'un protagoniste dans la lutte des savants contre des doctrines discréditées; il lui reste, comme philosophe, des vues criticistes profondes, en avance très grande sur les idées de son siècle. Il ne manque à ces vues que d'être liées à une doctrine plus large des principes de la connaissance; elles montrent ce qu'il aurait pu faire, si son esprit avait été discipliné par des études vraiment scientifiques, et s'il n'avait pas voué la plus grande part de son temps et de ses talents à ce métier de courtisan où il trouva la honte et le déshonneur. Contentons-nous ici de rappeler, mais pour y revenir, ses aphorismes célèbres sur les idola tribus, specus, fori, theatri, sur les illusions d'ordre intellectuel, sur la part qui revient aux croyances dans le jugement des hommes.» (Philosophie analytique de l'histoire, vol. 3, 1897)

DAVID HUME
« Si nous le considérons comme auteur et philosophe seulement, l'idée que nous nous faisons de lui à cette heure, quoique avantageuse, nous le présente pourtant comme inférieur à son contemporain Galilée, peut-être même à Kepler. Il montra de loin le chemin de la vraie philosophie : Galilée, non seulement le mon­tra aux autres, mais y fit lui-même de grands pas. L'Anglais ne savait pas la géométrie; le Florentin rendit la vie à cette science, y excella, et l'appliqua le premier, de même que l'expérience, à la philosophie naturelle. Le premier rejeta dédaigneusement et dogmatiquement le système de Copernic; le second le confirma par des preuves nouvelles tirées de la raison et des sens.» (cité par C. Renouvier, op. cit.)

MARC CHEVRIER
«À la fin du XIIIe siècle, le Catalan Raymond de Lulle propose comme image des savoirs profane et religieux l'arbre de science. Les humanistes de la Renaissance se passionnent pour l'utopie d'un savoir total, déduit logiquement d'un petit nombre de principes. C'est au début du XVIIe qu'apparaît en Angleterre avec Francis Bacon une autre image de la connaissance: après l'arbre, vient l'océan. Le savoir n'est plus un trésor ancien qu'il s'agit de préserver: c'est un ensemble de petites conquêtes gagnées sur une terre vierge sans limites. Désormais, le savoir englobe, outre les sciences spéculatives, les savoir faire techniques. Devant l'accroissement considérable des connaissances, les esprits modernes tel Leibniz rêveront d'une langue exacte et universelle ou voudront comme les grands naturalistes Buffon et Linné répertorier la totalité du monde vivant.» (L'Agora, vol. 4, no 3, avril 1997)




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