Finance

Essentiel

Si nous suivons le développement de la finance à partir de du XVIe siècle, nous remarquons qu'il est contemporain de celui des mathématiques modernes, qu'il coïncide avec la montée du formalisme, l'habitude de combiner des signes avec d'autres signes, en faisant de moins en moins de retours vers le réel... lequel demeure l'enjeu ultime, mais un enjeu si terre à terre par rapport à la haute sphère où s'opèrent les calculs, que les spéculateurs cessent peu à peu de vouloir et de pouvoir en tenir compte.

Au début du XXe siècle, le philosophe allemand Ludwig Klages a consacré à ce phénomène des réflexions dont la pertinence est de plus en plus frappante au fur et mesure que les opérations financières gagnent en abstraction...et en opacité. «Et si, écrit-il, à l'aspect de l'agitation criarde d'une bourse, nous avions tout à coup l'idée comique que cet acharnement fiévreux a lieu pour des chiffres, et rien que des chiffres, nous pourrions bien aussitôt être pris d'un sentiment d'horreur à la pensée que ces batailles engagées pour des chiffres peuvent décider en un clin d'œil du sort de millions d'hommes. Ces chiffres signifient quelque chose (terre, pétrole, chemins de fer, ouvriers, etc.) ; mais ce sont eux-mêmes qui vivent d'une vie souveraine, dans le cerveau des lutteurs et non leur valeur significative : le signe domine le signifié, et la pensée par signes purs remplace la pensée par unités significatives, et même la pensée par concepts. C'est en cela que consiste l'essence même du formalisme.»1

Klages donne à la notion de formalisme un sens bien précis qui la distingue de l'abstraction: « Ce n'est pas la puissance d'abstraction, et encore moins une disposition pour la logique (grecque) qui fait que l'on comprend les mathématiques "inférieures " ou "supérieures "; mais une faculté tout à fait différente: celle de manier des chiffres comme si c'étaient des unités significatives réelles. " "Les mathématiques sont un art...comme l'éloquence: à toutes deux seule la forme importe; le contenu leur est indifférent. Que les mathématiques comptent des sous ou des louis, que la rhétorique défende le vrai ou le faux, cela leur est parfaitement égal." »Goethe (Maximes en prose).

Le même Goethe avait déjà souligné la dimension magique du papier monnaie, première étape en direction du formalisme:

Un papier, en lieu de perle et d'or,
C'est bien commode: on tient un vrai trésor.


Il ne faut pas s'étonner que la vitesse des transactions, toujours plus grande, creuse encore l'abîme qui sépare la finance du réel. Formalisme et vitesse vont de pair, précise Klages: « Il existe un indice général très visible qui marque tous les genres de production intellectuelle participant du formalisme: la vitesse d'exécution. Parout où nous la rencontrons à un degré exceptionnel – dans des production de l'intelligence, nous le répétons – nous devons conclure à la mécanisation de l'activité intellectuelle. »2

Le réel que néglige ainsi la finance, c'est le travailleur qui perd son emploi, c'est aussi la vie et ses écosystèmes fragiles, c'est aussi le climat. Ce début d'année 2008 est marquée à la fois par une crise financière qui a occasionné des pertes de mille milliards, selon le FMI et par des émeutes dans une trentaine de pays, suite à la hausse du coût des aliments. Quel est le lien précis entre ces deux séries d'événements? Une chose est certaine: si le réel revient ainsi d'une façon si brutale, c'est qu'on avait pris l'habitude de l'oublier dans les hautes sphères de la finance, de croire que l'on pourrait toujours redresser la situation par de simples ajustements techniques. Un retour systématique au réel est-il seulement possible? Un tel retour est pourtant la condition de la subordination de l'économie au bien commun.

1-Ludwig Klages, Les principes de la caractérologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 1950, p. 83.

2- Ibid. p.85

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