Essentiel
Ne pas confondre l’estime de soi et la satisfaction. Le
senorito satisfecho dont a parlé Ortega y Gasset, après Nietzsche, est à l’opposé de l’être qui s’estime lui-même.
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L’estime de soi à son sommet est l’équivalent de l’amour inconditionnel dont on peut être l’objet. Tu ne m’aimes pas à cause de ma richesse ni même à cause de telle ou telle de mes qualités morales ou intellectuelles, tu aimes en moi ce ne je ne sais quoi d’unique, et de sacré pour cette raison, dont tout mon être est la manifestation. Ainsi parle l’amour inconditionnel. Quand elle atteint le même niveau, au-delà du social et du psychologique, l’estime de soi est inébranlable.
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La personne qui s’estime elle-même a du
quant à soi, de l’identité, ce qui la dispense de se comparer aux autres; elle est et elle se sent incomparable, elle se détourne de la moyenne pour se mesurer à une norme. Elle ne cherche pas les miroirs qui vont lui renvoyer une image satisfaisante d’elle-même, mais les modèles qui vont l’inviter au dépassement.
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L’estime de soi est du côté de l’être. Le recours au faire comme moyen de la renforcer est le pire des pièges. Le but visé est alors sans cesse reporté, comme la carotte suspendue au bout du nez de l’âne. Vous aurez beau abattre tous les records du monde, cela ne vous rapprochera pas du je ne sais quoi d’unique au fond de vous et dont vous devez apprendre à vous inspirer, pour vous accomplir… tout en renonçant à vous le représenter. Vivre sa vie, c’est être inspiré de soi-même comme le grand artiste est inspiré par l’intuition de ce qu’il doit accomplir. Cette intuition n’est pas représentable. Le fait même que vous puissiez vous représenter le but que vous poursuivez est la preuve que ce but n’est pas vous-même. Dans l’art comme dans la vie, l’essentiel se passe dans le clair-obscur: de l’œuvre à accomplir, soi-même ou un tableau, on a une vision assez claire pour apercevoir et éliminer ce qui s’en éloigne dans l’ébauche mais cependant trop obscure pour qu’il soit possible de se la représenter. La représentation ce sera l’œuvre elle-même.
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En ce moment de l’histoire, les fissures dans l’identité sont indissociables du fait que le rapport technique avec soi-même et avec le monde s’est substitué au rapport artistique.
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Le climat favorable à l’estime de soi est celui où l’on poursuit des fins, par définition non représentables, et non des objectifs. Les objectifs sont à la technique, qui doit se représenter son objet, ce que les fins sont à l’art, qui s’épanouit dans le clair-obscur.
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Le Soi dont il faut demeurer inspiré n’étant pas représentable, la conscience qu’on a de lui, pour être vraie, doit s’entourer d’une discrétion telle qu’elle s’apparente à l’inconscience. Cela nous le savons tous par expérience. Notre charme est fait de petits traits uniques, inimitables dont nous sentons la présence en nous et auquel nous donnons libre expression, mais sans en avoir clairement conscience. La conscience claire rompt le charme.
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Tristesse de ces enfants qui s’avancent avec la froide conscience de charmes qu’ils vont bientôt perdre parce qu’ils ont déjà perdu leur innocence.
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Le chiffre, symbole de la conscience claire, est le signe le moins approprié à la mesure de l’estime de soi. L’écriture, la graphie, cette synthèse immobile des mouvements de l’âme, est le signe le plus approprié. S’il est un exercice qui convient à l’expression et par là à la connaissance et à l’estime de soi, c’est bien l’écriture, remplacé aujourd’hui par la frappe dépersonnalisée sur un clavier.