Dépression

Chaque fois que nous mangeons beaucoup de sucre, le taux de cette substance s'accroît dans notre organisme et revient à la normale après un certain temps. On appelle homéostasie les mécanismes de régulation de ce genre. Il existe un phénomène semblable sur le plan psychologique. «La joie venait toujours après la peine» dit le poète. Après un certain temps, ces états se résorbent, plus lentement dans le cas de la peine que dans celui de la joie. Il y a maladie quand le retour à la normale ne se fait pas assez rapidement, diabète dans le cas du sucre, dépression dans le cas de la joie ou de la peine. «Le signe que les états de joie et de tristesse sont pathologiques, quelle qu'en soit la cause, c'est qu'ils perdurent dans le temps à un niveau d'intensité excessive, comme une clochette d'alarme déréglée. Le frein homéostatique de l'humeur semble en panne. Les mécanismes de retour à l'équilibre sont défectueux et l'affect exagéré se perpétue indûment dans une espèce de cercle vicieux. La faculté d'adaptation semble paralysée. La valeur économique de l'émoi est perdue.» (docteur Charles Dumas, in Précis pratique de psychiatrie, Chenelière et Stanké, Montréal, Maloine, Paris, 1981 p. 268).

Prévalence

La dépression du commun des mortels a peu à voir avec la dépression «médicale». Un sérieux problème pour l'interprétation des résultats d'études épidémiologiques.

Lors de l'Enquête Santé Québec 1987, menée auprès de 19 000 personnes, 1,5 % des Québécois se sont identifiés eux-mêmes ou ont été identifiés par le répondant du ménage comme ayant «un problème de dépression». Or, deux chercheurs viennent de démontrer qu'en analysant les autres réponses de cette même enquête en fonction de critères médicaux définis dans la bible des maladies mentales, le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-III) , la prévalence de la dépression s'établirait plutôt à 4,4 % au Québec.

Cette différence, déjà intéressante en soi, cache un autre fait révélateur: la concordance entre le diagnostic populaire et le diagnostic DSM n'est que de 9,5 %. «Seulement 11,5 % des cas de dépression DSM sont reconnus par le diagnostic populaire et, à l'inverse, seulement 35,5 % des cas de dépression au sens populaire sont identifiés comme des dépressions selon les critères du DSM», explique l'un des auteurs de l'étude, Raymond Massé du Département d'anthropologie.

«Les critères diagnostiques de la dépression majeure du DSM conduisent à l'identification de cas de dépression qui, dans une forte proportion (88,5 %), ne se reconnaissent pas eux-mêmes ou ne sont pas reconnus par les membres de leur entourage comme souffrant de dépression», rapporte-t-il dans un article qu'il signe avec son collègue Michel Tousignant de l'UQAM, dans le dernier numéro de la Revue canadienne de psychiatrie. Les deux diagnostics reposent sur un ensemble de symptômes différents qui font que la dépression au sens populaire a peu de liens avec la maladie définie dans les dictionnaires de psychiatrie, concluent les deux chercheurs.

Cette non-concordance montre qu'il y a deux logiques, deux façons de voir les choses, poursuit Raymond Massé. Les gens se font une idée de ce qu'est la dépression et cette idée ne correspond pas à celle des dictionnaires psychiatriques. La représentation psychiatrique de la dépression est définie à partir de symptômes reconnus alors qu'on commence à peine à s'intéresser à la conception populaire de la dépression.

La différence entre les sens populaire et médical donnés à différents troubles de santé mentale pose un sérieux problème pour l'interprétation des résultats d'études épidémiologiques. En effet, comme le démontre bien le cas de l'Enquête Santé Québec, les résultats d'enquêtes reposant sur des outils de mesure auto-administrés ou administrés par des interviewers doivent être rapportés et interprétés avec la plus grande prudence car un large fossé sépare parfois la culture médicale et la culture populaire.
JEAN HAMANN
http://www.ulaval.ca/scom/au.fil.des.evenements/1996/02/depression.html

Essentiel

Ludwig Klages rattache la dépression aux mobiles de contrainte qu'il oppose aux mobiles de libération. La disposition vitale profonde de l'homme libéré, dit-il en substance, est la passion (pathos); celle de l'homme contraint, l'activité. Du côté de la libération, ajoute-t-il, on trouve des sujets mélancoliques ou même sombres, comme Nietzsche et des sujets rayonnants, comme Mozart et Goethe. «Du côté de la contrainte on trouve des sujets toujours chagrins, toujours maussades du malaise personnel, appelés dépressifs, et les sujets toujours joyeux et souvent jovials du bien-être personnel, appelés euphoriques.» (Les principes de la caractérologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 1950, p. 181).

Enjeux

On appelle déprime ou dépression normale la tristesse qui semble excessive sans l'être véritablement. Mais où est le seuil? Au Moyen Age, on considérait la dépression des moines, l'acedia, comme un péché. Le péché étant un acte libre, on peut en conclure que la personne en état dépressif était invitée à s'estimer responsable de son mal et à défaut de pouvoir s'en libérer rapidement à lui donner un sens, à le faire servir à sa purification en attendant de jours moins sombres. Cette attitude, proche du stoïcisme, pouvait donner lieu à des excès tels que des personnes réellement malades étaient abandonnées à elles-mêmes.

C'est le danger inverse qui pèse sur nous aujourd'hui: la médicalisation, le recours aux antidépresseurs au moindre signal d'alarme, l'intolérance à l'égard de toute tristesse et par suite de toute joie intenses, avec comme conséquence que l'amplitude des mouvements affectifs décroît, conformément au pressentiment de Nietzsche: «Un peu de poison, de-ci de-là: cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu pour mourir agréablement.» (Zarathoustra) Baisse de l'amplitude des sentiments...et hausse de leur fréquence pour compenser. Vie uniforme et trépidante.

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Jean Hamann
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