Cinéma québécois
«Le cinéma sera le théâtre, le journal, l'école de demain». disait-on au début du siècle. Ce qui semblait une folle prophétie s'est vérifié depuis dans tous les pays du monde – y compris la très catholique province de Québec.
Le 27 juin 1896, six mois après la naissance officielle du cinématographe à Paris, les premières projections au Canada se déroulent dans un café-concert de la rue Saint-Laurent à Montréal. Deux Français, Louis Minier et Louis Pupier ont apporté quelques-unes des toutes premières bandes filmées. Pendant les dix années suivantes, les projections se multiplient sur presque tout le territoire québécois. Parmi les principaux projectionnistes ambulants qui promènent le spectacle, on trouve surtout Henri d'Hauterive et sa mère qui promènent leur «Historiographe» – c'est ainsi qu'ils nomment leurs spectacles qui se veulent avant tout des leçons d'histoire – en de longues tournées estivales dans les principales villes et villages. Wilfrid Picard, lui, voyage de la Gaspésie à Mont-Laurier pour montrer ses images.
Projectionniste à Montréal dès 1902, Ernest Ouimet transforme en 1906 une vieille salle louée en un premier temple consacré surtout au cinéma et la nomme Ouimetoscope selon la mode du temps. Les séances sont encore entrecoupées de chansons, les «longs métrages» d'alors ne dépassant guère les dix minutes. L'année suivante, il transfère le vocable à une grande salle luxueuse qu'il a fait construire exclusivement pour le cinéma. C'est le début de l'exploitation organisée telle qu'elle existe toujours.
La nouvelle industrie connaît une expansion régulière jusqu'aux années 30. Au début, de petits propriétaires comme Ouimet construisent ou transforment la majorité des salles, qui s'appellent Bourgetoscope, Rochonoscope, Lune rousse, Bodet-O-Scope, etc. En1922, arrive la multinationale américaine Famous Players et débute la phase la plus importante de l'expansion de l'exploitation. Dans toutes les grandes et moyennes villes, de nouvelles salles qui contiennent souvent plus de deux mille sièges, affichent en marquise Palace, Capitol, Loew's, Imperial, etc. Il s'en construira encore, surtout en province, mais l'arrivée de la télévision en 1952 marquera la fin de la croissance. Les 60 millions d'entrées, pour une moyenne de presque quinze par habitant, fondront à un peu plus de 20 millions quinze ans plus tard, pour une moyenne de quatre seulement.
Que projette-t-on dans ces salles? Avant la Grande Guerre, les films américains et européens suffisent à peine à la demande. Mais le conflit tarit la source d'outre-Atlantique, en même temps que débute la période plus fertile de toute l'histoire du cinéma américain avec les Chaplin, Pickford, Fairbanks, Keaton, Valentino, etc. S'instaure alors sur les écrans une domination qui perdure encore. Il faudra attendre les années 30 pour que de petits distributeurs, puis France Film, fassent entrer progressivement le «film parlant français» (presque uniquement du cinéma français, de très rares films américains doublés).
Une législation musclée
Simples objets de curiosité insérés dans la culture populaire, les premières projections ne soulèvent aucune controverse. Mais les films s'allongeant et couvrant un éventail plus large de sujets, besoin est bientôt soulevé de réglementer cette exploitation assez anarchique. L'Archevêque de Montréal, Paul Bruchési, demande en 1907 que la loi interdisant les divertissements payants le dimanche (parce qu'ils sont un commerce) s'applique également au cinéma. Il ordonne expressément aux Catholiques de s'en abstenir ce jour-là. Une législation commence à se construire en 1911. Le gouvernement de Québec évalue que les films, comme les livres, relèvent des provinces selon la constitution canadienne; il vote sa première loi de censure: par un ajout à la loi des «exhibitions publiques», il interdit l'entrée des salles aux moins de quinze ans, à moins qu'ils ne soient accompagnés d'un parent ou d'un adulte responsable. Loi anodine qui ne change rien et qui n'est pas vraiment appliquée parce que trop facilement contournable. En décembre 1912, il se donne un bureau de censure auquel tout film devra être soumis, à compter du 1er mai 1913, et qui a tout loisir d'interdire ou de «charcuter» toute pellicule jugée dangereuse.
Malgré ce «règne des ciseaux», le cinéma n'en suscite pas moins une lutte virulente de la part de l'Église catholique du début du siècle jusqu'à la Seconde Guerre. Deux grands motifs commandent cette opposition: 1) le cinéma est «corrupteur» parce, «école du soir tenue par le diable», il pervertit la jeunesse en lui donnant des leçons d'immoralité et un «panthéon d'idoles frelatées», il lui enlève le goût de l'école, il lui fournit, avec l'obscurité des salles, bien des «occasions de péchés», etc. 2) comme les salles ne diffusent que du cinéma américain, il devient aussi «dénationalisateur» parce qu'avec lui «notre race» s'acculture aux modes de vie et de pensée d'outre-frontière. Officiellement, l'Eglise défend la foi et la langue, lesquelles sont à l'époque intimement liées, mais dans un second regard, il faut y voir surtout une opposition à un objet culturel puissant et largement diffusé, en train de menacer son autorité sur l'imaginaire collectif et sur les consciences.
Cette lutte atteint son point culminant en 1927 après qu'un incendie au Laurier Palace ait causé la mort de 78 enfants, à peu près tous illégalement admis. Pire que corrupteur, le cinéma était devenu «meurtrier»! Quelques mois plus tard, une commission d'enquête dirigée par le juge Boyer recommande l'établissement de normes de sécurité plus sévères et l'interdiction absolue des salles à tous les moins de 16 ans. Une nouvelle loi impose ces mesures en 1928 et leur ajoute la censure des affiches et de la publicité dans les journaux (le système des visas «18 ans», «14 ans» et «tous» sera instauré en 1967 en même temps que sera éliminé le règne des ciseaux: on ne mutile plus les films, on les accepte ou refuse en totalité; la censure de la publicité [sauf celle des bandes annonces] disparaît en 1985). Après 1936, l'Eglise change d'attitude: l'encyclique Vigilanti Cura de Pie XI affirme maintenant que le cinéma n'est ni bien ni mal, mais un merveilleux outil de propagande. Les clercs d'ici se mettent alors à l'utiliser dans les écoles, s'impliquent dans la production commerciale qui naît après la guerre, rédigent les «cotes morales»; dans la JEC (Jeunesse étudiante catholique) naissent les ciné-clubs à partir de 1949.
Des miroirs pour s'imaginer
La production québécoise organisée ne se met en branle que très tardivement, après la Seconde Guerre, mais des dizaines de pionniers avaient tourné des centaines de bandes depuis le début du siècle.
Les premières images du Québec sont tournées par des caméramans d'Edison dès 1896. S'ajoutent, au détour du siècle, quelques publicités que la CPR (Canadian Pacific Railways), qui se veut le trait d'union entre tous les Canadiens, fait tourner de Québec à Vancouver pour vanter les beautés du pays en vue de stimuler l'immigration de bons Britanniques!
Pour alimenter sa salle de produits originaux, Ernest Ouimet fabrique des dizaines de courts documentaires à partir de 1908; il y raconte surtout (et parfois reconstitue) des événements, jetant ainsi les bases d'un journalisme de l'écran. Quelques années plus tard, Arthur Larente, J.-Arthur Homier et Jean Arsin tentent l'aventure de la fiction, mais sans grand succès.
On connaît très peu ces premières pellicules, et presque seulement par des descriptions dans les journaux et revues. Parce qu'elles étaient à l'époque sur support nitrate facilement inflammable, la plupart furent détruites, volontairement ou non. De plus, il faut dire que personne encore n'avait pressenti l'intérêt de conserver ces «histoires» qui devenaient rapidement «vieilleries» devant l'avalanche de nouveaux films plus longs, mieux réalisés, plus spectaculaires.
Ethnographie et propagande
Cependant, on connaît mieux les documentaires réalisés par quelques clercs à partir de 1925. Initiatives d'amateurs et financés par leurs auteurs, ils valent surtout par leur contenu ethnographique. Albert Tessier et Maurice Proulx sont les mieux connus de ces pionniers. Le premier s'est fait illustrateur des beautés de la nature, chantre des valeurs paysannes, défenseur de l'éducation «moderne» pour les jeunes filles. Le second, professeur d'agronomie à Sainte-Anne-de-la-Pocatière, s'est servi de la caméra comme outil de démonstration technique, réalisa aussi plusieurs films sur des événements sociaux ou religieux importants; on lui doit surtout les très importants films sur la colonisation des années 30 (En pays neufs et En pays pittoresque).
Plusieurs autres prêtres ou membres de communautés religieuses (d'hommes surtout, mais aussi de femmes) et quelques laïcs filment divers événements, des portraits de leur communauté, des documents pour populariser leurs "bonnes oeuvres" ou stimuler la ferveur missionnaire (À la croisée des chemins (1942) de Jean-Marie Poitevin), des documents à portée ethnographique (le père Lafleur et Paul Provencher sur les Amérindiens, etc). Beaucoup de ces films continuent de se dégrader dans des fonds de placards des maisons religieuses. Leurs propriétaires rendraient grand service à la collectivité en les apportant à la Cinémathèque québécoise qui, seule, peut leur assurer une conservation adéquate dans ses voûtes spécialisées.
Arrive l'ONF (Office national du film), à Ottawa, en 1939. Par lui, le gouvernement fédéral veut «faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations». Pour ce faire, il engage surtout des Britanniques et des Américains, pas du tout intéressés à apprendre le français! Et John Grierson, le premier grand patron, peu au courant des subtilités de la constitution canadienne, conçoit l'Office surtout comme un «ministère de l'Education»! La guerre amène d'autres priorités et l'ONF devient surtout un diffuseur d'informations sur la participation du Canada au conflit et tout ce qui l'entoure. Les quelques Canadiens français qui y sont recrutés travaillent presque exclusivement à la traduction des films, presque tous réalisés en anglais.
Une production en langue française débute après la guerre. Très professionnellement, les Palardy, Petel, Bigras, etc., réalisent des films-portraits de coins du Québec tout à fait dans l'esprit du mandat officiel de l'organisme. Il faudra attendre la fin des années cinquante, avec le «cinéma direct» des Brault, Groulx, Lamothe, Dansereau, Perrault, etc. pour qu'une production documentaire se mette à parler des Québécois aux Québécois avant tout, sans maquillage et sans artifice.
Pour s'imaginer autre
Après 1940, plusieurs événements créent une conjoncture favorable à la création d'une industrie locale de longs métrages commerciaux pour les salles: le cinéma «parlant français» occupe de plus en plus de place dans les choix populaires, France-film qui le distribue fait de bonnes affaires, plusieurs professionnels français du cinéma (metteurs en scène, techniciens et comédiens) se sont réfugiés au Québec ou tout près, aux États-Unis, à cause de la guerre. Deux compagnies vont alors naître et produire une quinzaine de films. Le Père Chopin inaugure la série en 1944. Suivent La forteresse, Un homme et son péché, Le Gros Bill, Le Curé de village, Le Rossignol et les Cloches, Séraphin, La Petite Aurore l'enfant martyre, Tit-Coq , etc. Le succès financier, sinon critique, obtenu par plusieurs permet tous les espoirs; on parle même d'un «Hollywood francophone». Le tout s'effondrera avec l'arrivée de la télévision.
À travers ces films subsistent quand même d'étonnants témoignages de civilisation. Dans une première approche, on sourit de ces mélodrames qui, à travers des historiettes naïves, comportent un éloge dithyrambique de la vie à la campagne et de toutes les valeurs les plus conservatrices, et qui présentent la ville comme un lieu de perdition totale! Mais à un second niveau de lecture, on voit très bien qu'ils portent, en creux, non seulement la constatation d'une crise, mais aussi une contestation «tranquille» de plusieurs des valeurs dont ils font apparemment la promotion: les finales font souvent triompher la ville sur la campagne, là où d'ailleurs vivent aussi des Séraphins ou des marâtres qui martyrisent d'innocentes Aurores; beaucoup d'étrangers occupent des places importantes, etc. Michel Brûlé a employé à leur sujet la jolie formule d'«imaginaire catalyseur», qui nous semble tout à fait pertinente, car elle illustre fort bien que dans ce cinéma fermentait autant, sinon mieux que dans les oeuvres de quelques artistes et universitaires, ce qui sera quelques années plus tard appelé Révolution tranquille.
Source: YVES LEVER, «Le cinéma au Québec», Continuité , numéro 41, automne 1988, p. 23-26.