Une vie au-delà des écrans

Georges-Rémy Fortin

Les enfants sont exposés aux écrans de plus en plus jeunes, et de plus en plus intensivement. Nous savons tous que cela n'est pas bon, mais nous ne mettons pas toujours toute l'énergie nécessaire à leur donner une éducation et des loisirs sains et ancrés dans le monde réel. Le constat de la science et du sens commun sur les effets des écrans sur les enfants est alarmant, mais on peut se réjouir de nombreuses initiatives pour aider les jeunes à ne pas se laisser asservir par les écrans. 

Une vie entièrement déséquilibrée

Les parents exposent leurs enfants de plus en plus jeunes aux écrans. Pourtant, Steve Jobs refusait que ses enfants aient une tabelle tablette numérique. Que savait-il que nous ne savons pas ?

Il savait sans doute que les écrans contribuent à la sédentarité et à tous les problèmes de santé qu’elle entraîne (1). Trop de temps d’écran nuit à la vision - les enfants portent des lunettes de plus en plus jeunes. En grandissant, à force d’utiliser les systèmes de géolocalisation, les gens deviennent de moins en moins aptes à se situer et à se déplacer dans l’espace (2). Plus grave encore, l’aptitude à comprendre le langage non-verbal décroit avec l’usage des écrans (3). Le temps passé sur les réseaux sociaux est corrélé avec la dépression nerveuse (4). À force de voir des photographies retouchées de beaux moments et de belles personnes, on a l’impression d’être seul à avoir une vie imparfaite, à avoir des problèmes (5).

Les jeunes d’aujourd’hui sont aux prises avec de graves problèmes d’angoisse (6). Depuis quelques années, le nombre de jeunes enfants admis à l’urgence pour tentative de suicide est en forte augmentation (7). Une société ou des petits de 5 ou 6 ans tentent de se suicider est une société profondément malade. Les écrans et les réseaux sociaux ne sont pas les seules causes de ces problèmes, mais ils contribuent certainement à ce désastre. Et, surtout, ils résument à eux seuls une bonne partie de notre schizophrénie collective: nous nous isolons des autres en recherchant des contacts humains dans un univers technologique. Ce qui cause notre passion pour les écrans, c’est l’individualisme moderne, qui érode les restions familiales et communautaires essentielles à l’être humain (8).

La sociabilité naturelle de l’humain

Selon l’anthropologue Sara Hrdy, la vie moderne met en danger une partie du bagage génétique qui définit notre humanité. Selon elle, l’humain possède un potentiel inné d’habileté de communication et d’interactions sociales: l’empathie, la capacité de comprendre la pensée des autres, la collaboration, entre autres auraient des racines génétiques (9). Ces habiletés de communication sont inscrites dans notre bagage génétique, mais nous ne pouvons pas pour autant les tenir pour acquises. En effet, selon Hrdy, ces gènes ne s’activent que par des stimuli appropriés. Un environnement riche en contact humain, en interactions langagières et même en contacts physiques serait nécessaire au développement des capacités de communication des petits humains.

L’individualisme et la dépersonnalisation de la vie causés par le capitalisme et l’État providence font que les contacts humains sont plus rares et moins riches. Une grande proportion des enfants maltraités vivront ce qu’on appelle des troubles de l’attachement désorganisé: l’enfant traumatisé, mal-aimé éprouvera du mal à faire confiance et à comprendre ceux qui s’occupent de lui. Hrdy constate que ce genre de trouble est de plus en plus éprouvé par des enfants de familles dites «normales et de classe moyenne» (10).

Hrdy s’inquiète du manque de contacts physiques de la vie moderne individualiste. Elle craint que les capacités de communication des générations futures diminues. Elle rejoint ainsi les craintes de Jürgen Habermas, qui craignait à la fin des années soixante que le substrat biologique nécessaire à la communication «se dessèche», à mesure que croissent les méthodes de contrôle technologique de l’être humain, et que décroissent les interactions médiatisées par le langage.

Si l’on prend au sérieux les avertissements de Sarah Hrdy, et si l’on sort du déni face aux effets pervers des écrans sur les enfants, il est clair que ce dont ceux-ci ont besoin de toute urgence, c’est de la chaleur humaine des proches qui les aiment. Il est important de voir que l’individualisme moderne est la cause profonde de ce problème, non les écrans. Toutefois, les écrans sont plus qu’un symptôme, ils sont aussi un facteur qui aggrave la situation.

De puissants outils de marketing

Le marketing catégorise depuis plusieurs années les enfants selon les types de technologie et de réseaux sociaux auxquels ils sont le plus exposés. Le marketing étudie l’enfant dans son rapport à la technologie parce que c’est ce qui le rend vulnérable aux campagnes publicitaires et à diverses méthodes de manipulation (11).

On ne sera pas surpris du fait que les intérêts des jeunes sont largement accaparés par la culture de masse américaine. Films holywoodiens, musique pop en anglais, jeux vidéos violents ont la côte. Pour échapper momentanément à ce mercantilisme à outrance, les jeunes recherchent sur les réseaux sociaux d’autres jeunes qui leur ressemblent. Ils aiment regarder des garçons qui jouent à des jeux vidéos, des filles qui se maquillent, leurs semblables qui racontent des anecdotes, qui mangent ou font des blagues. Ce qu’ils valorisent par dessus tout, c’est l’authenticité et la familiarité. Pourtant, les vedettes des réseaux sociaux sont à peu près toutes payées pour faire de la publicité, du placement de produits dans leurs vidéos. L’authenticité n’est plus qu’un produit à vendre de plus. Nos jeunes sont des âmes en peine, qui cherchent dans le numérique une vie quotidienne rassurante qu’ils ne trouvent pas dans la réalité.

Une pédagogie qui asservie les esprits

Certains courants pédagogiques suivent bêtement ces tendances. Les salles de classe sont organisées autour de tableaux numériques qui ne sont rien d’autre que de grands écrans. Ordinateurs et tablettes sont utilisés quotidiennement.

Quels sont les résultats de cette exposition intensive aux écrans et au monde numérique ? Les jeunes «natifs du numérique» Ne ressemblent pas à l’image que nous en donnent les croisés du numérique. Ils n’ont pas une très grande culture générale. Ils ne sont pas très au fait de l’actualité. Leurs connaissances et leurs intérêts pour les divers pays, diverses cultures du monde sont faibles. Leur connaissance de la faune et de la flore est faible ou nulle. Leur intérêt pour les langues, hormis l’anglais, n’est pas très grand.

La fréquentation d’Internet et l’utilisation de technologie de l’information (TIC) est si peu formatrice que le temps qu’on y consacre n’améliore même pas l’efficacité de leur utilisation. Les pays où l’on a le plus investi dans les TIC ne sont pas ceux où les étudiants sont les plus habiles à utiliser les TIC (12). Ce qui rend les jeunes savants et habiles, en TIC et dans tout le reste, ce sont les connaissances et les habiletés classiques, traditionnelles. De façon générale, l’utilisation massive des écrans numériques nuit aux résultats scolaires, à l’attention, et au développement de l’intelligence.

Un pionnier de l’éducation médiatique : Jacques Brodeur

L’aliénation de nos capacités de communication n’est ni irréversible, ni fatal. De nombreux adultes se vouent corps et âmes à arracher les jeunes aux écrans, pour les redonner à leurs proches et au monde réel. Jacques Brodeur est un enseignant en éducation physique à la retraite qui milite depuis les années 80 contre la violence dans les jouets et dans les émissions de télévision pour enfants. Depuis de nombreuses années, il sensibilise, informe et alerte les parents, les enseignants et les jeunes sur les dangers des écrans. Son défi «10 jours sans écran» est une façon de montrer aux jeunes à prendre le contrôle de leur vie, à cesser d’être les esclaves des des pourvoyeurs d’images. Le défi est relevé dans des centaines d’écoles du Québec et de France.

Son entreprise, Edupax, offre des programmes pour les écoles primaires et secondaires : défi sans écran, prévention de l’intimidation, mobilisation du milieu pour offrir aux jeunes un milieu de vie axé sur les relations humaines, l’activité physique et cette planète étrange qu’on appelle le monde réel. Il faut voir l’homme haranguer les petits pour leur inculquer le sentiment que les maîtres des écrans, c’est eux. Sportif dans l’âme, Brodeur fait de la reconquête de la liberté un match passionnant : « Comme l’approche utilisée auprès des élèves se situe aux antipodes de la culpabilisation et de la moralisation, l’exercice les renseigne sur leur degré de dépendance et de liberté. Oui, un autre monde est possible que celui fabriqué par les entreprises numériques. Même les jeunes qui n’arrivent pas à se déconnecter du premier coup le reconnaissent. Il y a bel et bien une vie au-delà des écrans, et la société, la jeunesse doit comprendre le rôle qui lui revient. Nos ados ont besoin non seulement de se faire répéter qu’ils sont essentiels mais, aussi et surtout, ils doivent le découvrir dans l’action. Comment vont-ils découvrir la différence entre une technologie numérique qui va les servir, les desservir, les asservir ? (13) »

L’hippocratisme numérique : «Vers le réel par le virtuel» (14)

L’Agora contribue par sa philosophie hippocratique à rendre l’humain maître des écrans. Jacques Dufresne, Hélène Laberge et leurs collaborateurs ont pris le tournant numérique pour qu’une parole vivante résonne dans l’univers froid du numérique, pour qu’une pensée hiérarchique s’élève dans le bazar niveleur d’Internet. Ils avaient même donné à leur infographe cette consigne commercialement suicidaire : « évitez les procédés accrocheurs, créez une atmosphère de recueillement». L’Agora est, dans le monde virtuel, comme une fenêtre ouverte sur le monde, au double sens du monde: le réel, les gens.

Pour l’enfant soumis au marketing numérique, les écrans sont une cause d’aliénation, une suite sans fins de plaisirs malsains qui creusent un vide existentiel. Pour le philosophe assoiffé de connaissance, le numérique est une source infinie de textes philosophiques, scientifiques, littéraires, et aussi une suite infinie de rencontres humaines. Le pari de l’Agora est que le numérique est trop séduisant, trop envahissant pour que nous puissions rêver à sa disparition. Il faut donc y plonger, s’y immerger pour tenter de joindre les masses innombrables d’individus qui y errent. Cet hippocratisme numérique est une philosophie qui devrait inspirer les familles. Dès leur plus jeune âge, il faut inculquer aux petits une discipline dans leur usage du numérique.

La première règle est la modération. Pas d’écrans du tout pour les plus petits. Temps d’écran limité pour les plus grands. Surtout, apprendre aux enfants à fermer eux-mêmes l’écran. Il faut leur donner l’habitude d’évaluer eux-mêmes leur temps d’écran, leur apprendre ce qui constitue un temps raisonnable, et leur inculquer la responsabilité de fermer eux-mêmes l’écran.

La seconde règle est de ne jamais laisser l’enfant seul face à l’écran. Cette règle est exigeante, et interdit d’utiliser l’écran comme une gardienne, ou plutôt comme un sédatif qui garde l’enfant calme pendant que le parent vaque à ses tâches. Le temps d’écran doit être un temps partagé, un temps de dialogue, et les contenus visionnés doivent être rigoureusement contrôlés.

La troisième règle est de trouver dans le numérique des portes de sorties, des tremplins vers le réel, des hublots ouverts sur le grand large. Une émission ou un film dont il existe une version en livre doit préparer l’enfant à aimer la lecture. Les livres ne doivent pas, en général, ramener les enfants au numérique. Des jeux vidéos de sport - soccer, hockey, basket, devraient donner envie d’aller jouer dehors, «pour de vrai». Les activités du monde réel ne devraient pas avoir pour finalité un jeu vidéo. Les réseaux sociaux peuvent servir à organiser des rencontres réelles. Lorsqu’on est avec des proches, on met les écrans de côté!

Ce que Steve Jobs savait, et que confirment toutes les études depuis plusieurs années, toute grand-mère méfiante des écrans le sait instinctivement. Tout grand- père bougonneur le sait également, avec sa sagesse de vieux grognon. Les écrans sont si puissants qu’une tarte sortie du four ne pourra les en détacher, que les bois et les champs ne les attirent plus. Du moins, tant qu’un adulte bienveillant n’arrachera pas l’enfant aux écrans, pour le redonner aux siens.

Notes

(1) «Les élèves de 6e année qui rapportent une utilisation intensive des écrans: 
                                                                                                 présentent un risque plus élevé de décrochage scolaire;
                                                                                                                                      disposent de ressources personnelles et sociales moins élevées;                                                                                                                                ont une moins bonne santé mentale et physique.» Les écrans et la santé de la population à Montréal, p.6 [voir la note 12 pour la référence complète]

(2) Pour une liste des effets négatifs des écrans sur les enfants: https:// www.quebecscience.qc.ca/sante/effets-ecrans-que-dit-la-science/

(3) https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/cerveau-cerveau-gps-nous- ferait-perdre-sens-orientation-66765/

(4) https://time.com/3153910/why-access-to-screens-is-lowering-kids-social-skills/

(5) https://recherche.chusj.org/fr/Communications/Nouvelles/2019/Les-habitudes- d-utilisation-des-medias-sociaux-et

(6) https://www.ledevoir.com/societe/549500/dossier-generation-anxiete-les-hauts- et-les-bas-d-une-angoissee

(7) https://www.journaldemontreal.com/2019/08/18/hausse-marquee-des-enfants- avec-des-idees-suicidaires

(8) «Les données de l’enquête PISA ne mettent en évidence qu’une corrélation faible, voire parfois négative, entre l’utilisation des TIC dans l’éducation et la performance en mathématiques et en compréhension de l’écrit, même après contrôle des différences de revenu national et de niveau socio-économique des élèves et des établissements. Dans la plupart des pays, les élèves utilisant Internet à l’école tendent ainsi à obtenir de meilleurs résultats en compréhension de l’écrit – notamment s’agissant de la compréhension des textes électroniques et de la navigation sur ces supports – que ceux ne se servant jamais d’Internet à l’école dans le cadre de leur travail scolaire. Cependant, on observe une corrélation nettement négative entre d’autres activités, telles que l’utilisation de logiciels pour faire des exercices d’entraînement dans le cadre des cours de mathématiques ou de langue étrangère, et la performance. En outre, l’utilisation plus fréquente d’Internet chaque jour à l’école est aussi généralement associée à l’obtention de moins bons résultats (l’Australie faisant à cet égard figure de rare exception).
Les études d’impact les plus rigoureuses montrent par ailleurs l’absence d’incidence des investissements dans les nouvelles technologies sur les résultats des élèves dans les domaines ne relevant pas du numérique. Les données fiables étayant la thèse d’une corrélation positive sont insuffisantes et se limitent à certains contextes et utilisations bien spécifiques des TIC, notamment lorsque les logiciels informatiques et la connexion Internet aident à accroître le temps d’étude et les occasions de s’exercer, ou permettent aux enseignants d’offrir à leurs élèves des
possibilités d’apprentissage optimales, dans lesquelles ces derniers peuvent prendre le contrôle de leur propre apprentissage et/ou faire l’expérience de l’apprentissage collaboratif.» https://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves- et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf

(9) «If, in African foraging societies like those of the Efe or the Aka, children grew up feeling surrounded by responsive caretakers, it was because as a matter of fact they were. Those who were not were unlikely to survive. No wonder these children learned to perceive their world as a “giving place.” Within the first two years of life, infants fortunate enough to be reared in responsive caretaking relationships develop innate potentials for empathy, mind reading, and collaboration, and often do so with astonishing speed. Such behavior is the outcome of complex interactions between genes and nurture, and this drama is played out on the stage of the developing brains. Thus, the development of innate potentials is far from guaranteed.» Hrdy, Sarah Blaffer. Mothers and Others . Harvard University Press. 2009, Édition du Kindle. empt. 5113 sur 9574

(10) «In a finding that is not so surprising, developmental psychologists report that as many as 80 percent of children from populations at high risk for abuse or neglect grow up confused by or even fearful of their main caretakers, suffering from a condition known as “disorganized attachment.” Far more unsettling is the finding that 15 percent of children in what are described as “normal, middle-class families,” children not ostensibly at special risk, are also unable to derive comfort from or to constructively organize their emotions around a caretaker they trust; these children too exhibit symptoms of disorganized attachment.» Ibid., 5154- 5168 sur 9574

(11) http://www.euro.who.int/fr/media-centre/sections/press-releases/2016/11/new- whoeurope-report-calls-for-urgent-action-to-protect-children-from-digital- marketing-of-food

(12) Voici quelques études récentes sur les écrans et les enfants:

Institut National de la Santé Publique du Québec, Le temps d’écran, une autre habitude de vie associée à la santé [2016]: https://www.inspq.qc.ca/sites/default/ files/publications/2154_temps_ecran_habitudes_vie.pdf

Académie des sciences et de l’Académie nationale de médecine de France, L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans, Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques [2019]: https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/ appel_090419.pdf

Direction régionale de santé publique du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de- Montréal, Les écrans et la santé de la population à Montréal [2019]: https:// santemontreal.qc.ca/fileadmin/user_upload/Uploads/tx_asssmpublications/pdf/ publications/Les_ecrans_et_la_sante_de_la_population_a_Montreal.pdf

Canadian Paediatric Society, Screen time and young children: Promoting health and development in a digital world [2017]: https://www.cps.ca/en/documents/ position/screen-time-and-young-children

(13) https://www.edupax.org/images/stories/edupax/PDF/Eco- contact2018CarolineDemeure.pdf

(14) http://agora.qc.ca/fr/introduction

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