Une nouvelle convergence en faveur de la liberté d’expression

Stéphane Stapinsky

Je travaille depuis un an et demi à une revue de presse sur Twitter pour l’Agora. Je suis donc à même de prendre assez bien le pouls des débats politiques et idéologiques du moment. Je ne surprendrai personne en disant qu’entre la gauche, la droite et le centre, le dialogue en est le plus souvent un de sourds, et que l’insulte tient le plus souvent lieu d’unique argument. Les gens de droite passent leur journée dans leur bulle de droite, ceux de gauche font de même dans la leur. Il est extrêmement rare que l’on fasse la critique de son propre camp.

Les extrêmes, hélas, ont investi, les réseaux sociaux. Vérité banale certes. Et, comme on sait, les extrêmes s’attirent. Maléfiquement... La haine et le racisme de l’extrême-droite attirent et sont attirés par le politiquement correct de l’extrême-gauche. Les deux n’ont à nous proposer que la caricature de ce que devrait être un débat d’idées. Ce contexte nauséabond, toxique, fait en sorte que bien des questions importantes sont laissées de côté, font l’objet d’un tabou car, immanquablement, ceux qui voudraient les aborder n’auraient droit qu’aux pires qualificatifs.

Le politiquement correct n’est en rien une réalité nouvelle. Mais depuis le début des années 2010, une nouvelle offensive s’est mise en branle. Une police de la pensée et du langage a commence à sévir, plus virulente celle-là, qui veut englober, dans sa zone de contrôle, des sphères de plus en plus grandes de la vie sociale. Nous sommes les témoins d’un militantisme qui cherche à imposer des changements sociétaux qui sont loin d’être en phase avec les voeux de la population en général. Ce militantisme agressif est sans doute un des éléments qui alimentent le populisme et le trumpisme. Une certaine gauche radicale a quitté le sol bien solide pour basculer dans une univers parallèle. Et elle veut imposer ses théories en dépit des faits les plus avérés. L’irréalité du projet de ces activistes nous a donnés par réaction, par backlash, le prosaisme épais de Trump, la brutalité sauvage de Rob Ford en Ontario et même l’anti-communisme maladif du nouveau président brésilien d’extrême-droite.

Depuis cinq ans, une nouvelle fraîcheur dans le monde des idées

Depuis la fin de la guerre froide, la scène mondiale était dominée par l’expansion de la version occidentale de la démocratie libérale et le développement, qui semblait sans limites, de la mondialisation économique. La gauche diversitaire, postmoderne, qui cherche à étendre de plus en plus les droits individuels à tout représentant d’une identité particulière, en particulier si elle est opprimée, s’insérait très bien dans ce tableau. Ce n’est plus, en dépit de ses prétentions, une gauche anti-système. Bien au contraire. La société “libérale-diversitaire-capitaliste” semblait avoir devant elle un horizon sans nuages. Mais avec la dernière crise économique financière, eut lieu, entre autres choses, une remise en question de cet assemblage idéologique.

Jusqu’à il y a peu de temps, la scène intellectuelle dite sérieuse était encore largement dominée par les universitaires de gauche. D’ailleurs, universitaire de gauche était pour ainsi dire devenu synonyme d’intellectuel tout court dans la société en général et dans les médias. Ceux qui se réclamaient de la droite étaient discrédités a priori, présentés comme de simples idéologues. Ce n’étaient pas des intellectuels, mais bien des “intellectuels de droite”.

Ces universitaires de gauche, ou appartenant au centre progressiste, ont contribué à l’édification de cette société de tous les droits en l’alimentant du contenu de leurs productions discursives. Le constructivisme, l’ingénierie sociale et morale faisaient (et font encore) partie de l’ordre du jour qu’ils proposent. La critique de l’oppression des victimes du système se répand partout, ainsi que la refondation du langage, même en ses termes les plus usuels. On dénonce les discriminations et on stigmatise ceux qui osent les commettre ou les favoriser. Et l’influence de ces universitaires rayonne jusqu’aux divers cercles du pouvoir (les gouvernements et les médias), aux  institutions d’enseignement et même aux grandes firmes du secteur privé.

Cependant, au cours des récentes années, un tournant majeur est survenu. L’opposition au politiquement correct véhiculé par cette gauche postmoderne et ses alliés est dorénavant menée avec une vigueur renouvelée et une efficacité bien plus grande par un nouveau réseau d’acteurs. Cette opposition réunit des gens de tendances fort variées, à gauche comme à droite, et dont les perspectives divergent fréquemment sur d’autres enjeux.

J’en donnerai pour preuve deux exemples récents.

D’abord la parution, en France, d’un appel de 80 intellectuels : “Le ‘décolonialisme’, une stratégie hégémonique”, publié dans le magazine Le Point, puis traduit ultérieurement et reproduit sur le site de la revue australienne Quillette, un autre foyer d’opposition intellectuelle au discours dominant en Occident. “La stratégie des militants combattants « décoloniaux » et de leurs relais complaisants consiste à faire passer leur idéologie pour vérité scientifique et à discréditer leurs opposants en les taxant de racisme et d'islamophobie”, soutiennent les auteurs de l’appel. Parmi les signataires, mentionnons les noms de ces personnalités d’allégeance diverses, qu’on ne saurait ramener à une seule “idéologie”, à une seule “vision du monde” : Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Le Goff, Jean-Claude Michéa, Pierre Nora, Céline Pina, Monique Plaza, Philippe Raynaud, Dany Robert-Dufour, Robert Redeker, Boualem Sansal, Michèle Tribalat et Yves Charles Zarka.

Ensuite, les dénonciations, que certaines féministes (baptisées haineusement par leurs adversaires de TERF -Trans-exclusionary radical feminism, féminisme radical exclusionnaire des trans) commencent à rendre publiques, de l’aggressivité de l’activisme trans et des conceptions que celui-ci véhicule, qui à leur avis nient la spécificité féminine. Certaines personnes trans ont également émis des critiques sur les activistes qui s’autoproclament défenseurs de leur cause. Un événement inoui est d’ailleurs survenu il y a quelques semaines : des militantes féministes de gauche, critiques des orientations du mouvement actuel, sont venus débattre devant la Heritage Foundation, un think thank bien connu de la droite américaine. Une telle chose aurait été impensable il y a quelques années.

Nous avons déjà évoqué, dans une précédente Lettre et dans l’encyclopédie, l’existence de convergences existant entre des acteurs situés des deux côtés du clivage traditionnel droite-gauche, qui rendent ce clivage en partie obsolète. Nous avions alors ouvert un chantier de réflexion, celui des “radicalités convergentes” (1). Il s’agit ici d’une convergence d’une autre nature.

Certains éléments conjoncturels peuvent expliquer le tournant récent qui l’a rendu manifeste.

D’abord, l’apparition, chez une jeune génération d’intellectuels, d’une pensée conservatrice cohérente et solide, et qui n’a pas honte de s’assumer comme telle. Par exemple, au Québec (et même en France), la notoriété de Mathieu Bock-Côté en est un bon exemple. Dans l'Hexagone, de jeunes esprits libres se réclament ouvertement du conservatisme : François-Xavier Bellamy et plusieurs autres. Le journal Le Figaro, ainsi que des revues, certaines bien connues, comme Causeur, d’autres moins comme Le Nouveau Cénacle ou Limite, se font les porte-parole de leurs idées.

Fait à noter, cette sensibilité conservatrice est aussi partagée par plusieurs à gauche, sous l’influence notamment des idées d’Orwell (2). Nous avions évoqué cette réalité dans notre discussion des radicalités convergentes. Au Québec, un professeur comme Louis Cornellier, chroniqueur au Devoir, et un cinéaste comme Bernard Émond, qui se situent tous deux idéologiquement à gauche mais se veulent critique de l’idée de progrès, en sont de bons exemples.

Des changements sont également intervenus au sein de la gauche.

Certains intellectuels de gauche (ils sont encore rares) critiquent l’embrigadement d’une grande partie de la gauche actuelle dans la “politique des identités”. Mark Lilla, professeur d’histoire des idées à l’université Columbia, reproche aux progressistes, dans son essai The Once and Future Liberal («L’homme de gauche d’hier et de demain»), d’avoir abandonné les classes populaires au profit des minorités. Il n’est pas le seul.

Des intellectuels appartenant à la mouvance anarchiste ont aussi remis en question le programme de la gauche postmoderne. J’ai pour ma part déjà rendu compte (3) de l’ouvrage lumineux d’un des représentants de ce courant, Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, que la presse de gauche officielle a totalement ignoré depuis sa parution en 2015.

Ensuite, il nous faut noter la visibilité croissante, dans l’espace public, surtout depuis les attentats de Charlie Hebdo, notamment en France et au Québec, d’une gauche laïque, républicaine, une gauche des Lumières, qui observe une distance critique à l’égard des religions. Laurent Bouvet, en France, et Djemila Benjabib et Normand Baillargeon, au Québec, sont des figures de la vie intellectuelle qui appartiennent à cette mouvance.

Une liberté d’expression menacée

Le combat pour la liberté d’expression est passé au premier plan des préoccupations des adversaires de la gauche diversitaire et postmoderne. S’il est aussi un cheval de bataille de l’extrême-droite et la alt-right, il est pourtant loin d’être l’apanage de ces tendances idéologique radicales. Il s’agit d’une thématique importante dans le monde anglo-saxon en général, notamment chez les libertariens et les contrariens (par ex. ceux de la revue britannique Spiked et de la revue australienne Quillette), ainsi que chez certains conservateurs (The American Conservative), et au sein d’une gauche militante (notamment féministe - les TERFs) qui n’accepte plus les diktats de certains activistes souhaitant couper court à tout débat sur des questions délicates. On retrouve évidemment cette thématique chez les conservateurs et les militants de la gauche républicaine ou laïque que nous évoquions plus haut. Rappelons la parution récente, au Québec, d’un ouvrage dirigé par Normand Baillargeon sur les menaces qui pèsent actuellement sur la liberté d’expression (4).

Autre caractéristique de la nouvelle conjoncture, qu’on peut déduire des paragraphes précédents : l’opposition à la gauche postmoderne sort en quelque sorte de son amateurisme, de son confinement à certains individus ou groupes isolés, et devient de plus en plus structurée et organisée, et ce même sur un plan transnational. Bien sûr, les nouvelles technologies aident à cette convergence.

Nous ne sommes plus, dans ce nouveau contexte intellectuel et idéologique, dans une logique d’adhésion complète au discours d’un tel ou d’une telle, ou d’une revue, ou d’une site ou d’une école de pensée en particulier. Plus que jamais, nous découvrons que la vérité est éclatée et peut se trouver chez des gens qui s’opposent par ailleurs sur une foule d’autres sujets.

Le retour de la nature humaine


Une des idées fondamentales qui réunit bon nombre des critiques actuels (pas tous) du politiquement correct de gauche est le rejet de l’idée de la “tabula rasa”, de l’idée, propagée par les constructivistes, que tout viendrait de la société, de l’éducation, qu’il n’y aurait rien d’inné, rien de préexistant à la socialisation de l’individu. Et qu’il ne suffirait donc que de changer la société et d’éduquer l’individu pour faire disparaître toute forme d’oppression. Les critiques du politiquement correct (évoquons ici l’ouvrage célèbre d’un de ceux-ci, Steven Pinker : The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature) réintroduisent l’idée de nature humaine, qu’avait radicalement déconstruite la gauche postmoderne.

Ces critiques ont la plus haute estime pour la science, en particulier les sciences exactes (notamment la biologie évolutionniste), et reprochent à leurs adversaires, les universitaires des Studies (cultural, feminist, decolonial, etc.), de vouloir imposer à la société des idées basées sur des théories, non sur des faits empiriques. Ils qualifient ces universitaires de faussaires ou de charlatans, et leur faux savoir de pure idéologie.

Les principaux chevaux de bataille de la gauche décontructionniste sont remis en question : idéologie multiculturaliste, théorie du genre, racialisation des rapports humains, etc. Ces critiques sont fortement opposés à la thèse des universitaires queer suivant laquelle le genre serait purement et simplement un construit social.

Même si on ne le dit pas ouvertement, une inquiétude est palpable chez bien des représentants de la gauche (diversitaire, multiculturaliste, postmoderne, décoloniale) face à cette nouvelle convergence. On craint visiblement cette attaque qui se déroule sur plusieurs fronts, et qui, sur le plan intellectuel, est davantage musclée.

Car les insultes ne peuvent avoir qu’un temps. Croire qu’on peut se débarasser d’un interlocuteur ou d’une publication qui vous gêne en les qualifiant de racistes, suprémacistes, réactionnaires ou d’extrême-droite, comme ce fut longtemps le cas, est une illusion dont un nombre sans cesse croissant de gens ont conscience.

Notes

(1) http://agora.qc.ca/Dossiers/les_radicalites_convergentes
(2) Chantal Delsol -
https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/23/les-orwelliens-ou-la-naissance-d-une-gauche-conservatrice_3416546_3232.html
(3) http://agora.qc.ca/documents/renaud_garcia_une_critique_de_gauche_de_la_deconstruction
(4) https://www.ledevoir.com/societe/education/546716/cachez-ces-mots-que-nous-ne-saurions




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