Un appel au silence venu de Wall Street

Jacques Dufresne

N.B. Les citations sont toutes tirées l’édition epub de La force des discrets, JC Lattès, Paris 2013. Nous ne donnons que les numéros de page.
Agitation criarde.

Nous avons deux oreilles et une bouche, il faut faire un usage proportionnel de ces organes (Susan Cain).


C’est l’expression qui caractérise le mieux les bourses et en particulier celle de New York. Y règnent en maîtres des personnalités fortes, capables de prendre des décisions à la mitraillette, de tasser les compétiteurs, etc. Ce sont des extravertis que l’on pourrait comparer à des caribous mâles au moment du rut. Susan Cain, une jeune femme introvertie qui, à son propre étonnement, a réussi à s’imposer dans ce milieu, a tiré de cette expérience quelques leçons qu’elle a rassemblées dans un livre, Quiet, en français, La force des discrets. Ces leçons ont le mérite de briser une vague au moment précis où ses effets pourraient devenir contreproductifs, dévastateurs même. Il y a une vingtaine d’années, la vague de la vitesse a été ainsi brisée par une série d’articles et de livres sur la lenteur. L’idéal du slow food s’est étendu à toutes les activités. L’heure est venue de s’attaquer à la vague du bruit, de la préférence accordée systématiquement à l’extériorisation plutôt qu’à l’intériorisation, à l’action plutôt qu’à la contemplation, à la décision rapide plutôt qu’à la décision réfléchie, au travail d’équipe plutôt qu’à la lecture et à la réflexion solitaires, en un mot à l’extraversion plutôt qu’à l’introversion.


Cette vague, américaine à l’origine, a déferlé sur le reste du monde occidental, mais elle n’a pas encore imprégné l’Asie au même degré. Je précise tout de suite que Susan Cain marche sur un fil où il est difficile de tenir l’équilibre entre la psychologie populaire et ses inévitables généralisations abusives et une psychologie savante où les nuances peuvent faire perdre la vue d’ensemble si elles sont trop subtiles. C’est précisément parce qu’elle relève bien ce défi que son livre vaut une heure de peine. Elle est bien consciente du fait qu’attribuer un trait de personnalité à toute une culture est une opération à hauts risques, mais elle l’estime tout de même pertinente, ce qu’elle montre très bien par son analyse des écoles de Cupertino, la ville d’Apple. Nombreux dans ces écoles qui comptent parmi les meilleures voies d’accès aux grandes universités californiennes, les jeunes asiatiques y donnent le ton, celui de l’introversion : travail assidu, silencieux, discipliné. À un point tel que de des familles blanches vont en grand nombre s’installer ailleurs de peur que la compétition ne soit trop forte pour leurs enfants. Mais plus tard, poursuit Susan Cain, sur le marché du travail, l’américain extraverti éclipse ses anciens confrères asiatiques qui savent faire mais ne savent pas le montrer. Plusieurs d’entre eux obtiennent des postes en Chine où leur compétence est reconnue sans qu’ils aient à en faire la démonstration criarde.


Péril aussi dans la distinction entre introvertis et extravertis. Là encore Susan Cain marche avec souplesse sur la corde raide. Elle est parfaitement consciente du fait qu’en abordant cette question, elle rouvre des plaies intellectuelles plus ou moins bien cicatrisées : les querelles sur l’inné et l’acquis, la nature et la culture, le caractère et la personnalité, le travail solitaire et le travail d’équipe, la réflexion et la solidarité.
Elle prend résolument position en faveur de l’inné, persuadée qu’il existe une nature que, règle générale, il vaut mieux suivre plutôt que de la contrarier pour se conformer au modèle dominant. S’appuyant sur les travaux du psychologue Jerome Kagan de l’Université Harvard, elle précise que certains tests permettent de prévoir que tel nourrisson évoluera en direction de l’extraversion, tel autre en direction de l’introversion. Cela dit, elle se garde bien de transformer ces deux traits de caractère, découverts par Carl Jung, en des catégories rigides. Tournant le dos d’un côté aux partisans d’un caractère monolithique et de l’autre aux situationnistes qui soutiennent que le caractère n’existe pas, que les types de comportement varient selon les situations, elle adopte la position intermédiaire d’un autre professeur de Harvard, Brian Little, la théorie du caractère variable. Les traits de caractère variables et fixes coexistent. Nous naissons dotés de certaines caractéristiques – l’introversion-par exemple - pourtant nous pouvons avoir des comportements ne cadrant pas avec notre personnalité profonde, notamment pour servir des projets personnels cruciaux.»(182)


Il fallait d’abord rétablir un certain primat du biologique, réhabiliter ainsi l’idée d’une nature individuelle appelée caractère, ce qui exige un certain courage dans ces États-Unis où l’hypothèse de la tabula rasa est, en tant que condition de la liberté et de l’égalité, l’équivalent d’un dogme, où l’art de se vendre, de se faire des amis, d’être une personnalité est l’idéal commun. Susan Cain n’établit pas de lien entre suivre sa nature et suivre la nature. Elle incite toutefois ses lecteurs et c’est là un point majeur dans le contexte planétaire actuel à suivre leur nature. Tant que les hommes n’auront pas redécouvert la nature en eux-mêmes ils ne pourront pas la respecter dans le paysage extérieur.
«Nous avons élevé au rang de la vertu le fait de vivre comme des extravertis, nous avons découragé le voyage intérieur, la quête d’un centre. Aussi avons-nous perdu notre centre et il faut le retrouver.»(233) C’est par cette citation d’Anaïs Nin que s’ouvre la conclusion du livre dont voici l’essentiel :

Chez l’extraverti, si l’on n’y prend garde, l’intérieur se fond dans l’extérieur, le caractère dans la personnalité, pour produire un être dont on pourra dire à la limite qu’il est unidimensionnel. C’est là ce qu’on pourrait appeler le monolithisme de la personnalité. En prenant le parti du silence, de la solitude, de la contemplation, Susan Cain veut créer les conditions pour que cette pierre éclate et que la quête du sens et du centre redevienne possible, pour le plus grand bien de chacun… et de ses affaires, car il ne faut pas demander à cette femme de Wall Street de distinguer trop radicalement le bonheur et la réussite en affaires. On a même parfois l’impression qu’elle instrumentalise la contemplation, la vie intérieure pour en faire les conditions d’une créativité dont elle ne nous dit pas clairement si elle consiste à écrire Le roi Lear , ou à inventer un nouveau type de manipulation en marketing!

Mine de rien elle porte aussi un coup très dur à la conception de l’éducation à la mode en ce moment où, sous prétexte de renforcer l’estime de soi chez les enfants, on les incite à se mettre en vedette dans des équipes, plutôt que de se recueillir pour mieux se redresser le moment venu, mais par eux-mêmes et au rythme de leur nature. «Le problème, dit-elle c’est que la plupart des écoles sont conçues pour les extravertis. Les introvertis ont besoin de modes éducatifs différents de ceux qui fonctionnent pour les extravertis et souvent leur conseiller de se montrer plus ouverts et de s’intégrer à la collectivité est la seule solution qu’on leur apporte.» (223) Ils ressemblent à Einstein. « Je suis, disait-il, un cheval à atteler seul, je ne suis fait ni pour le tandem, ni pour le travail en équipe, car je sais pertinemment que pour atteindre un but précis il est impératif qu’une seule personne se charge de la réflexion et du commandement.» (66)

Le paraître est nécessaire, mais il restera toujours, même sur le plan de la réussite sociale, inférieur au rayonnement, lequel suppose une lumière et une chaleur intérieures, tandis que le paraître peut n’être qu’un éclair à la surface d’une boîte noire. C’est sur l’intuition de cette différence que repose le livre de Susan Cain et sa révolution tranquille. C’est son grand-père qu’elle a choisi comme modèle plutôt que Dale Carnegie l’homme d’un livre Comment se faire des amis pour réussir en affaires, le premier promoteur de ces réseaux d’amis qui prolifèrent actuellement dans les médias sociaux et feraient dire à Montaigne qu’un seul grand ami vaut infiniment plus qu’un million de contacts.

Voici le témoignage de Susan Cain sur son meilleur ami : son grand-père : «Dans le quartier de Brooklyn où il était rabbin, les gosses l’adoraient, les hommes d’affaires le respectaient et les âmes perdues se raccrochaient à lui. «Mais ce qu’il aimait par-dessus tout c’était lire. Dans son petit appartement où il menait une vie de veuf depuis des décennies, tous les meubles ne servaient qu’à accueillir des piles de livres : les textes hébraïques à tranche dorée côtoyaient les romans de Margaret Atwood et de Milan Kundera. Mon grand-père prenait place à sa minuscule table de cuisine sous un halo de lumière crue, et il sirotait du thé Lipton en picorant du gâteau marbré, un livre ouvert sur la nappe en coton blanc. Dans ses sermons, véritables tapisseries de pensées antiques et d’humanisme, il faisait partager le fruit de ses lectures de la semaine à ses fidèles. C’était un timide qui avait du mal à regarder son assemblée dans les yeux, pourtant il montrait tant d’audace dans ses explorations spirituelles et intellectuelles qu’à chacune de ses interventions, la synagogue était tellement bondée qu’on ne pouvait pas s’y asseoir.»(238)

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