Topogaphie de l'inhabitable

Jacques Dufresne

Topographie de l’inhabitable, Éditions du Noroit 2017

par Giovanni Calabrese, directeur des Éditions Liber

 

Lu, relu et relu encore les soixante pages de ce livre. L’auteur, québécois d’origine italienne, est une être affable, souriant comme le ciel de Toscane, mais du sourire lointain de celui qui « n’est d’aucun combat.» Ces deux vers de Françoise Chauvin évoquent bien l’altitude d’où il regarde tout :

« Je vois d’ailleurs les jours qui viennent se heurter

Vaines vagues chargées de leur seul brisement. »

Quel contraste entre cet être lumineux et mon premier regard sur son recueil! Tout m’y paraissait sombre. Il me fallait trouver un peu de lumière. « La peine et la misère m’ont donné rendez-vous aujourd’hui. » Comment le croire? D’où mon retour sur chaque poème. J’ai enfin compris que pour apercevoir des trous noirs, il faut être habité par une étoile. Quand il est absence d’illusions, le noir est lumineux. Giovanni est un lointain descendant de Dante : s’il décrit si bien l’enfer, un enfer de cendre plutôt que de feu, c’est qu’il a entrevu le paradis. Mais quel est ce paradis? Il est ce par quoi la chose vue est vue. Le rien n’est rien que par rapport au plus réel que le réel.

« Aussitôt morts, nos morts ne vivent plus

sans poids dans nos regards

sans mots dans nos paroles»

Dans l’étoile qu’habite Giovanni, les morts sont vivants et ils donnent leur vie à ce présent qui sans elle n’est qu’une bouée à laquelle on s’enchaîne désespérément :

« Le présent nous saisit partout de sa présence

lui dégagé du temps

nous libres de nous-même »

 

Ce livre est à la fois un recueil de poésie, de méditations philosophiques et un document ethnographique.

Le recueil de poésie

Le vers libre est devenu depuis longtemps la règle. Giovanni Calabrese suit cette règle à l’instar de Saint-Denys Garneau et de Gaston Miron, dont il s’inspire manifestement. Mais le vers libre est-il aussi libre que le vers soutenu par le rythme, lequel s’envole vers la mémoire et s’y inscrit, à jamais parfois. Merci à l’auteur d’avoir accordé aux attardés du vers ailé la faveur de quelques poèmes dont l’un commence par un pastiche de l’orfèvre de la poésie française, Stéphane Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » devient « Le mou, le doucereux et le mièvre aujourd’hui » Cet aujourd’hui il faut le fuir là-bas dans la direction indiquée par Mallarmé lui-même, dans des vers en exergue :

« Fuir, là-bas, fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres d’être l

Parmi l’écume inconnue et les cieux »

Suit un renoncement à la mer et le plus beau poème du recueil :

 

Choses tues.

« Nul ne me le demande

moi-même pourquoi j’y pense

mais il me vient

que je ne parlerai ni de la mousse des bois

ni du ciel bleu

ni de la douceur du geste de la main

ni de l’ami qui n’est plus

ni de celui qui partage notre table

ni de tous ces enfants qui grandissent

ni du chien qui se retourne pour s’assurer

qu’on suit

ni de la mère qui sourit en silence

ni de l’homme penché sur son établi

ni du corps qui ne respire plus

et qui était la moitié du nôtre

toutes ces choses devront attendre

il me faudra du temps pour trouver les mots qui

leur conviennent

et le lieu et le moment pour leur dédier

mon offrande

 

« Ni de la douceur du geste de la main » L’acte poétique est un geste d’adieu. Les êtres, les choses, les mots qui les disent s’envolent quand on sent qu’on devra les quitter, qu’on les quitte déjà. «Aimer ce que jamais on ne verra deux fois» (Vigny)

Même rapport brisé avec la beauté :

« Il m’arrive parfois de croiser la beauté

et sous le maquillage me touche sa misère

je ne lui parle pas je baisse le regard »

 

Méditations philosophiques

Voici en quelques lignes des jugements qui valent des traités.

Sur les médias :

Écrit sous un écran

« C’est votre maquillage qui éclaire nos villes

nous portons sur nos corps imprimé votre nom

nos rêves sont tissés du fil de vos fictions

nos gesticulations viennent de vos ficelles»

 

Le manège quotidien

Ne me dérangez pas, je suis très occupé

je tiens tous les jours un compte scrupuleux

des victimes et des offensés

ce n’est pas la denrée qui risque de manquer

il m’importe d’être précis, ils sont si nombreux

…………

Sur les dieux

«Regardez

depuis qu’ils se sont débarrassés des grands dieux

ils s’en sont payé des petits, plusieurs, chacun

les siens, il y avait solde ce jour là»

 

Sur les muses

« Ce temps n’est pas le mien

aussi vous pouvez négliger

de me proposer des formulaires

de demande d’inspiration »

 

Sur le révisionisme

C’était l’époque où l’on débaptisait

des mots déconcertants sortaient de toutes

les bouches

que c’était merveille de voir les choses du monde

sans cicatrices

Document ethnographique

De nombreux ethnologues l’ont remarqué : on trouve chez les descendants des immigrants des traces de leur culture d’origine des centaines d’années après le déracinement de l’ancêtre. Dans le cas de Giovanni Calabrese, ces traces sont fraîches : il a la nostalgie de la glèbe italienne comme Virgile eut celle du domaine familial dont il avait été chassé.

Écoutons d’abord Virgile :

« Allez, troupeau jadis heureux, chèvres mes chèvres

Vous ne me verrez plus, couché dans l'ombre verte,

Au loin, à quelque roche épineuse accrochées.

Vous ne m'entendrez plus, vous brouterez sans moi

Les cytises en fleurs et les saules amers. »

(Les Bucoliques, trad. Paul Valéry)

 Les regrets de Giovanni sont plus humbles que ceux de Virgile et ceux de Du Bellay, mais ils n’en sont pas moins émouvants.

Dépossession

« Je suis un descendant tardif

des peuples anonymes

ceux dont les mots rugueux

naissaient de mains calleuses

dans le colloque intime et silencieux

avec la terre qui les courbait vers elle

la langue qu’ils parlaient je ne la connais plus

je ne sais ni fouler la glèbe ni lui tenir parole

mes doigts ne tâtent plus ni pierres ni racines

je suis un héritier dépossédé de tout

fors la prose pétrifiée et risible

de celui dont les yeux ne savent plus ce qu’ils voient »

 Sur la page d’en face. le pays d’accueil paraît vraiment inhabitable : « ces rues laides, ces costumes laids… » Est-ce seulement l’Italie que pleure Giovanni dans Dépossession. Le poème commence par une allusion voilée à Alfred Desrochers : « Le fils déchu d’une race surhumaine » devient « un descendant tardif des peuples anonymes. » Le reste du poème a des accents de Lionel Groulx. C’est ainsi que le fils de Virgile habite son nouveau pays.

Mais son vrai royaume est-il de ce monde? Est-ce encore dans Mallarmé, le fidèle compagnon, qu’il faut en chercher la clé? Giovanni écrit:

« Nous vivons simplement à l’écart l’un de l’autre

silencieux tous les deux à jamais étrangers

chacun de son côté d’un sinistre ruisseau

grand comme un monde. »

Non, répond Mallarmé, le ruisseau n’est ni sinistre ni grand.

« Un peu profond ruisseau calomnié la mort » (Tombeau)

 

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