Shakespeare, chantre de l’amour
Quoi de plus courant, de plus galvaudé même, que le mot « amour ». Et pourtant, l'amour lui-même demeure un mystère. Il est « toujours pauvre » (penes aei estin), déclarait magnifiquement Platon dans le Banquet (203 c et d). Et, pour peu que nous aimions l'amour, nous ne nous découvrons pas moins pauvre à tenter de nous faire entendre à son sujet. Il est loin d'être sûr qu'il soit aimé, voire connu. Qui n'a pas aimé ne peut rien y comprendre, tant il appartient à l’expérience. A l'instar du beau, de l'humour, de tout ce qui est ineffable et donne son plein sens à la vie humaine, il échappe à l'analyse externe. Les paroles que nous prononçons sur les réalités les plus essentielles de nos vies se révèlent à la merci de ce que les auditrices et auditeurs ont ou n’ont pas eux-mêmes dans le coeur. C’est par excellence le cas de l'amour, objet de dérision aux yeux et aux oreilles analytiques. La toute première phrase du livre de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, l’énonce fort bien : « La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude » ; et l’auteur ajoute plus loin : « il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation » (mots soulignés par l’auteur).
Il reste en fait, par bonheur -- le mot n’est pas trop fort -- la musique, la poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture, tous les arts à vrai dire. Aussi sont-ils absolument essentiels pour toute vie humaine. Il y va en effet de rien de moins que notre bonheur lui-même. Je mentionne la musique et la poésie en premier lieu, car l’amour se célèbre, se chante, mieux qu’il ne se dit. Cantare amantis est, selon le mot profond de saint Augustin, qu’on peut traduire : « chanter est le propre de l’amant », voire, plus radicalement : « seul l’amant chante ».
Or Shakespeare s’avère, surtout dans ses Sonnets, peut-être le plus grand chantre de l’amour, du moins en poésie. Roméo et Juliette, ainsi qu’Antoine et Cléopâtre, sont pratiquement des chefs d’oeuvre absolus sur l’amour, et l’oeuvre entière de Shakespeare peut être perçue comme célébrant toutes les formes d’amour, en tous leurs aspects. Dans les Sonnets, il semble parler davantage en son nom propre, même s’il y a recours à des pseudonymes. C’est à juste titre qu’un autre grand poète, Wordsworth, a pu écrire, à propos de la forme du sonnet : « With this key Shakespeare unlocked his heart » ; « Avec cette clef, Shakespeare a ouvert son coeur » (Scorn not the Sonnet, 1827). Aussi terminerai-je sur un de ses Sonnets les plus remarquables.
Je présume que vous ne m’en voudrez pas de citer d’abord Shakespeare dans sa propre langue. Traduttore, traditore, « traducteur, traître », dit avec justesse l’adage italien, et c’est tout particulièrement le cas s’agissant de la poésie. Je tenterai cependant chaque fois de résumer le sens après coup en français.
« O Romeo, Romeo! Wherefore art thou Romeo ? » « O Roméo, Roméo! Pourquoi es-tu Roméo ? » (Romeo and Juliet, II, 2, 33), s’écrie Juliette. C’est lui qu’elle aime, quel que soit son nom ; nul autre que lui. De même qu’une rose embaumera autant sous un autre nom, ajoute-t-elle, de même Roméo, quel que soit son nom. Et elle conclura : « Prends-moi toute entière » ; « Take all myself » (II, 2, 49). L’amour véritable – et réciproque – va ainsi d’emblée au concret, cet être-ci, ineffable, à l’exclusion de tout autre – et pour toujours. En déclarant : « Eternity was in our lips and eyes » ; « L’éternité était dans nos lèvres et nos yeux » (Anthony and Cleopatra, I, 3, 36), Cléopâtre aussi s’était faite l’écho de tous les véritables amants.
Nous voilà aux antipodes, en somme, de « la vie liquide » et de « l’amour liquide », si brillamment dénoncés de nos jours par le grand sociologue polonais Zygmunt Bauman. La « vie liquide », c’est le triomphe du consumérisme, où tout, y compris l’être humain, devient objet de consommation, c’est-à-dire jetable au-delà d’une certaine date. Dans la société moderne liquide, les engagements étant désormais dénués de sens, on va jusqu’à échanger les partenaires, quand ce ne sont pas ces derniers contre des réseaux de relations virtuelles, où il est toujours facile d’appuyer sur la touche « supprimer ».
Plus profonds et plus étonnants encore sont ces autres propos de Juliette quelques vers plus loin : « the more I give to thee, the more I have » ; « plus je te donne, plus je possède » (II, ii, 134). Qu’est-ce à dire ? N’est-il pas trop clair, au contraire, que plus on donne, moins on a ? Si je vous donne la moitié de cette pomme à manger, il ne me restera plus que l’autre moitié ; plus je viderai mes goussets pour vous donner de l’argent, moins j’en aurai. Ne devrait-on pas dès lors reconnaître une fois pour toutes que les amoureux et les poètes sont tout simplement stupides, et qu’il est au contraire impératif de consommer avant tout ?
Ce n’est pas l’avis de Juliette. Mais alors, dans quel ordre de réalité nous transporterait un don qui enrichit celle ou celui qui donne ? Où donc nous conduit l’amour ? Serait-ce vers le bonheur ?
Venons-en cependant aux Sonnets, tel que promis. On éprouve un plaisir immense à lire ou à écouter ces Sonnets, qui ont le charme d’arrangements musicaux et ne sont pas des drames chargés de passion. La fin du sonnet s’annonce dès le début, selon un rythme d’images et de pensées et une arithmétique d’une grande beauté formelle. Même lorsqu’il s’agit de réalités douloureuses, on y découvre une paix et une tranquillité qui contribuent à ce plaisir et à cette joie. Shakespeare se tient comme en retrait des émotions qu’il fait intervenir. Il a créé des personnages, tels Othello et King Lear, aptes à exprimer sans ménagements les émotions les plus crues. Mais lui-même ne le fait pas – s’adressant, comme je le disais, en son nom propre, via des pseudonymes.
Ce qui frappe également dans les Sonnets, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de l’erôs, l’amour passion, mais de l’amour lui-même, pour ainsi dire, de son essence, tel qu’il se retrouve en des formes aussi différentes que l’affection entre parents et enfants ou frères et soeurs, l’amour érotique, l’amitié, voire la charité.
Je citerai d’abord un bref extrait du Sonnet si remarquable que j’ai annoncé, le Sonnet 116 : « Love is not Love/ Which alters when it alteration finds ». (« L’amour n’est pas de l’amour, qui change quand il voit du changement ».) Remarquons au passage le recours à l’allitération : la répétition de « love », puis « alters » et « alteration ». Une technique prodigieuse est déployée dans ces poèmes, sur laquelle nous ne pouvons évidemment pas nous attarder à présent, puisque nous tentons d’entrevoir plutôt ce qu’ils célèbrent.
L’affirmation « Love is not love, which alters when it alteration finds » s’applique manifestement à toutes les formes d’amour, y inclus l’amitié. On pourrait évoquer ici cet énoncé magnifique d’Helena, dans A Midsummer Night’s Dream : « Love looks not with the eyes, but with the mind » ; « L’amour voit non pas avec les yeux, mais avec l’esprit » (I, 1, 234). Ou encore le poème transcendant qu’est The Phoenix and the Turtle (Le phénix et la tourterelle), où la raison déclare : « Love hath reason, reason none » ; « L’amour a raison, la raison aucunement ». On y voit ainsi la raison elle-même reconnaissant – rationnellement – que l’amour dépasse la raison.
Le point central me semble être que ce qui est commun à toutes les formes d’amour proprement dites est qu’elles visent des personnes. La personne comme telle n’est pas visible aux yeux. Et l’attachement à la personne aimée, quelle qu’elle soit, n’est pas de l’amour s’il n’est pas constant et s’il ne résiste pas aux changements, physiques, moraux ou autres, qu’apporte forcément la vie. L’essence même de l’amour a quelque chose de transcendant et d’éternel, qui dépasse toute autre expérience.
L’image suivante dans ce sonnet, de l’étoile qui nous guide sur la mer, dont nous pouvons apprécier la hauteur, mais qui nous dépasse trop pour que nous puissions l’atteindre et en apprécier la valeur, va justement dans le même sens : « It is the star to every wand’ring bark,/Whose worth’s unknown, although his height be taken ». (« C’est l’étoile brillant pour toute barque errante, dont la valeur est inconnue de celui même qui en consulte la hauteur ».)
Puis Shakespeare insistera à nouveau que « Love’s not time’s fool, though rosy lips and cheeks/Within his bending sickle’s compass come./Love alters not with his brief hours and weeks,/But bears it out ev’n to the edge of doom ». (« L’amour n’est pas le jouet du temps, bien que les lèvres et les joues roses soient dans le compas de sa faux recourbée; l’amour ne change pas avec les heures et les semaines éphémères, mais il demeure immuable jusqu’au jour du jugement ».)
L’image du compas était traditionnelle pour signifier l’éternité. Rappelez-vous la représentation classique de l’éternité comme correspondant au centre d’un cercle qui demeure invariablement le même, cependant que le mouvement de la circonférence, représentant le temps, change à chaque instant, ce qui figure la simultanéité paradoxale de l’instant toujours autre et de l’éternité. Le mouvement du compas illustre de la sorte admirablement l’amour authentique, dont le devenir et la vie sont ancrés dans l’éternel.
Et Shakespeare de conclure : « If this be error and upon me proved,/I never writ, nor no man ever loved ». (« Si c’est là une erreur et qu’on peut me le prouver, alors je n’ai rien écrit, et aucun humain n’a jamais aimé ».) C’est assez dire la portée de ce chant d’amour de l’amour.