Requiem pour l'architecture publique

Marc Chevrier

Dans un article paru récemment dans notre Encyclopédie de la Francophonie, Marc Chevrier a traité des aspects financiers et politiques du scandale de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) mis à jour en 2007. Il traite ici de l'aspect architectural du même scandale.

L’îlot Voyageur, au cœur du quartier latin de Montréal, donne à voir un spectacle comme en offrent la Sicile et la Campanie : là-bas, des édifices à demi achevés, exposant leurs entrailles, des bretelles d’autoroute érigées au milieu de nulle part, des ponts enjambant des rivières asséchées ; ici, une gare d’autobus flambant neuve et déserte, un squelette de béton préfigurant quelques étages d’un immeuble indéterminé, un escalier monumental s’élevant vers le vide. Cet îlot qui ressemble déjà à une ruine post-moderne signale pourtant aux yeux de tous un aspect du fiasco dont personne ne parle : l’immense cafouillage architectural. À la belle époque où Roch Denis promettait des merveilles, il réunit les professeurs de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM pour dévoiler les grandes lignes de son très grand projet. La chose intéressait la Faculté au premier chef, puisqu’elle devait être relogée dans le nouveau complexe. À une question portant sur le processus qui encadrerait la conception architecturale du projet, le recteur répondit qu’il y aurait au moins un « concours national d’architecture ».

De ce fameux concours on n’entendit plus jamais parler. Cependant, on finit par apprendre que l’UQAM, qui devait être maîtresse d’œuvre du projet à l’origine, le confierait à la firme Busac, et qu’elle habiterait le complexe à titre de « locataire ». Puis, après quelques mois de silence, les architectes de l’UQAM vinrent présenter aux départements de la Faculté un diaporama en cou-leurs esquissant quelques coupes du fameux Taj Mahal busacien : tout le monde était content, chacun aurait son bureau côté rue, la Faculté se flatterait de posséder une salle de débats en hémi-cycle, des murs végétaux exhaleraient une ambiance bio.

Maintenant que les rapports du vérificateur général et de nombreux autres ont mis en lumière l’ampleur de l’impéritie de l’ancienne direction de l’UQAM et certains défauts, semble-t-il, dans la gouvernance des universités, il serait peut-être temps de poser une question d’intérêt public, plus générale : comment se fait-il que l’État québécois, sous la direction notamment du ministère de Jean-Marc Fournier, ait laissé une université d’État, créée pour combler le retard universitaire des francophones, s’aventurer seule, sans balise, sans soutien véritable, dans un projet immobilier devant restructurer un quartier névralgique de Montréal ? Car le projet n’était pas qu’un petit pa-villon pour les seuls besoins de l’UQAM : on voyait grand, une gare d’autobus connectée au mé-tro, une tour à bureaux, des résidences universitaires, un jardin suspendu urbain. On redessinait un quartier, on refaçonnait l’espace public, et au surplus vis-à-vis de la Grande bibliothèque, im-meuble emblématique de l’État du Québec, conçu à la suite d’un rigoureux concours d’architecture.

Le contraste entre la Grande Bibliothèque et la boursouflure bétonnée de l’autre côté est du reste saisissant : dans le premier cas, c’est l’État qui agit, qui couve son bébé, qui fixe ses exigences, au point d’obtenir une bibliothèque construite avec un budget ridiculement bas, recouverte de tuiles de verre de second ordre caduques comme les feuilles d’automne. Au moins les Québécois disposent-ils d’un bien public, ingénieusement aménagé, dont le succès ne se dément pas. Dans l’autre cas, nous avons un État non interventionniste, qui laisse s’accomplir le marché aux étu-diants et la course aux immeubles universitaires, sans le moindre souci pour l’impact architectural et urbanistique de ces constructions florissantes. Après l’État Provigo des années Bourassa, voilà l’État Busac des années Charest : laissons donc faire, n’importe quoi, par n’importe qui, pourvu que la chose paraisse s’autofinancer.

Cette nonchalance gouvernementale n’est pas vraiment unique. Paralysé par son libéralisme ar-chitectural et la crainte, sans doute, d’être accusé de patronner des projets coûteux, l’État québé-cois n’a pas une feuille de route impressionnante à Montréal. Il suffit de penser à la longue suite de projets avortés de salle de concert de l’OSM, aujourd’hui promise par le miracle d’un PPP, au temps écoulé avant que l’Institut d’hôtellerie ne possède une façade décente, à la lenteur et à l’indécision entourant la construction du CHUM, aux projets restés fantasques de nouveau siège social d’Hydro-Québec. Non seulement l’État québécois peine-t-il à mener à bien un projet et à lui garantir une valeur architecturale forte, il ne sait même pas manifester sa présence dans l’environnement urbain. Quelques suites louées dans des bureaux, quelques « basilaires » du complexe Desjardins, le siège d’une société d’État, voici comment il se matérialise dans sa chère métropole. C’est à croire que Montréal est une ville sous administration fédérale, grâce à la mise en scène du complexe Guy-Favreau et d’un Vieux-Port et d’un canal Lachine renaissants.

Ainsi que l’écrivait Simone Weil dans L’enracinement : « La participation aux biens collectifs, participation consistant non pas en jouissance matérielle, mais en un sentiment de propriété, est un besoin … important. [ …] Là où il y a véritablement une vie civique, chacun se sent person-nellement propriétaire des monuments publics, des jardins, de la magnificence déployée dans les cérémonies […] » C’est pourquoi le fiasco de l’îlot Voyageur est bien plus qu’une déplorable ga-begie financière : c’est une dépossession collective.

Marc Chevrier
Professeur
Département de science politique
Université du Québec à Montréal

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