Prague baroque
Dans cette présentation de l’art et de l’architecture baroques dans la capitale tchèque, le philosophe entend remettre en question les jugements souvent très durs qu’en France, au début du XXe siècle, on portait sur l’art baroque. « Nous jugeons le baroque, nous ne le connaissons pas. Nous ne le voyons plus qu'à travers ses excès. Le mot éveille en nous l'image de bouillonnements figés dans le plâtre au-dessus desquels gesticule un saint épileptique. Il nous faut briser ces associations mentales, il faut reviser, devant le tribunal de notre sincérité esthétique, le procès du baroque. »
« Prague : une ville baroque traversée par un fleuve noir. »
Jean Giraudoux
L'étranger — et surtout le Français — qui visite Prague pour la première fois, est frappé par la multitude des oeuvres de style baroque — églises, palais, humbles résidences — qu'il rencontre à chaque pas, à chaque tournant de rue. Il en éprouve un sentiment de malaise: la ville vétuste, irrégulière, aux ruelles tortueuses, aux demeures capricieusement groupées, compose un ensemble qui le charme, qui est bien près de le conquérir tout à fait. Mais partout il découvre les stigmates d'un art qu'il estime corrompu — le mot même qui le désigne n'a-t-il pas pris un sens péjoratif? — énormité écrasante plus qu'imposante, courbes prétentieuses, surcharge décorative, rhétorique boursouflée et creuse... Si on le poussait, il dirait: «Trop de baroque... C'est dommage! Et pourtant même ce baroque est souvent exquis. Cette théâtrale façade en stuc de l'église Saint-Jacques ou ce tombeau de Saint Jean Népomucène à la cathédrale Saint-Guy sont laids, certes. Mais il y a tant de petits palais délicieux ou de sobres églises et des rues entières dans la Malá Strana... »
Il est vrai que notre Français ne se décide pas à appeler baroque le charmant palais qui abrite sa légation à Prague... Il est vrai aussi que, par un sophisme inconscient, il attribue au « dix-huitième » ou au « Louis XV » tout ce qui, à Prague (hormis le gothique), lui plaît. Il est alors rassuré, il peut admirer sans remords.
Tel est le pouvoir des mots et des idées toutes faites. Il gâte l'un des plaisirs les plus purs que l'homme soit en mesure de goûter: le plaisir esthétique. Il empêche la franchise vis à vis de soi-même. On n'ose pas donner son coeur à un chef-d'oeuvre qui appartient à un art discrédité.
Discrédité, parce qu'ignoré. Nous jugeons le baroque, nous ne le connaissons pas. Nous ne le voyons plus qu'à travers ses excès. Le mot éveille en nous l'image de bouillonnements figés dans le plâtre au-dessus desquels gesticule un saint épileptique. Il nous faut briser ces associations mentales, il faut reviser, devant le tribunal de notre sincérité esthétique, le procès du baroque.
Et voici justement un livre, un beau livre, qui va nous y aider: l'Architecture baroque de Prague, par E. Dostal, conservateur des monuments historiques, et J. Sima, avec une préface de Lewis Einstein, ministre des Etats-Unis à Prague. C'est une oeuvre monumentale, présentée avec un soin extrême par les Editions du Pégase, à Paris. Le texte est composé à la main sur papier d'Auvergne. Les planches, tirées sur papier Pégase de pure toile, reproduisent des photographies dont beaucoup sont vraiment, dans toute la force du terme, des photographies d'art.
Certes, je n'irai pas jusqu'à dire que l'introduction de MM. Dostal et Sima soit à l'abri de tout reproche: le style et la composition laissent quelque peu à désirer et certaines affirmations sont contestables et contestées. Il est vraisemblable qu'elles soulèveront une polémique qui promet d'être des plus intéressantes et sur laquelle nous reviendrons en temps utile. Bornons nous, en attendant, à dégager de leur livre une image assez précise et complète de l'architecture baroque de Prague.
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C'est surtout au XIXe siècle que cet art est tombé dans le discrédit. Les époques précédentes ne s'étaient pas montrées si sévères. Bernini, qui fut appelé par Louis XIV pour faire les plans de la reconstruction du Louvre, est un artiste « baroque »: il voulait faire autre chose et mieux que la Renaissance et l'antiquité, il voulait du nouveau. Au fond il procédait du génie fougueux, indépendant, novateur de Michel-Ange. Les papes de l'époque le protégèrent et l'encouragèrent. La création du nouveau style n'est qu'un des épisodes de la lutte éternelle entre l'académisme et l'originalité.
A Prague, au XVIe siècle, le style de la Renaissance italienne succède presque sans transition au gothique. Les artistes et architectes italiens — médiocres d'ailleurs — arrivent en grand nombre, surtout de l'Italie du Nord. La victoire de la Renaissance est consacrée par la construction du Belvédère (1535-1560). Dès lors, c'est un véritable engouement : l'aristocratie et la bourgeoisie se font édifier des demeures selon le goût nouveau. Mais la tradition gothique autochtone ne se laisse pas complètement évincer, et il en résulte un compromis qui donne à bien des constructions pragoises un aspect tout à fait original: façades hautes et étroites sur lesquelles ont été appliquées des éléments du nouveau style. Notons d'ailleurs que, en France également, ce sont les éléments décoratifs de l'art de la Renaissance qui ont été adoptés les premiers, la structure architecturale gothique demeurant presque intacte.
La lutte entre le style onval et l'art nouveau est pleine de péripéties. Ici, au palais Svarcenberg (1), «la grande et large corniche affirme la défaite de la verticale ogivale». Là, à l'église Saint-Salvator (2), la nef, qui date de 1600, est gothique, mais les Jésuites au milieu du XVIIe siècle, surchargent le décor, qui était, à l'origine, très simple. Toutefois le baroque avait déjà fait son entrée à Prague: en 1614, l'architecte Vincenzio Scamozzi, chargé de réparer le château royal, construisit, dans le style baroque, la porte monumentale.
Le baroque triomphe avec le palais Waldstein (3). M. Dostal remarque avec justesse que ce monument a été fait à l'image du célèbre héros de la guerre de trente ans: « ambition du pouvoir, jointe à une nature passionnée, diplomatie souple et audacieuse, psychologie avisée, avidité de richesse et de magnificence, fine compréhension de l'art et connaissance de sa valeur de propagande ». On pourrait d'ailleurs définir de la même manière le caractère de la puissante compagnie qui a fini par donner son nom au style baroque; il n'y aurait pas un seul mot à changer. Le palais est loin d'être sans défauts: avant tout il manque d'équilibre, de sérénité. Mais il y a d'heureuses survivances de la tradition renaissance et gothique (les lucarnes sortant du toit) et un chef d'oeuvre: la loggia (Sala terrena). Le palais Michna (4), qui date de la même époque, est d'un goût plus pur.
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La grande époque du baroque pragois s'étend de 1650 à 1750. En 1648, la guerre de Trente ans est terminée, les Jésuites procèdent à la catholicisation intense du pays, Vienne, étant menacée par les Turcs, beaucoup de familles, suivant le roi, viennent s'installer à Prague et y construisent leurs demeures.
Les Jésuites bâtissent à côté de l'Eglise Saint-Salvator, le collège du Klementinum (où pour la première fois sont employés des pilastres de grandes dimensions en vue de donner plus de hauteur et d'ampleur à la façade: tant à l'extérieur qu'à l'intérieur la tendance au monumental s'affirme), l'église et le collège de Saint-Ignace (5), etc...
Le richissime comte Czernin, pour se consoler de n'être pas ministre — le comte Lobkovic lui avait été préféré — se fait construire, par l'architecte même de son heureux rival, un immense palais qu'il veut naturellement plus beau, plus somptueux que le palais Lobkovic (6). Moins «baroque » que le palais Nostic (d'ailleurs harmonieusement combiné) le palais Czernin (7) l'est plus que maintes constructions contemporaines, comme le palais Toscan (8) où l'Eglise des Croisiers (9). Toutefois, au XVIIe siècle, Prague n'est pas encore entièrement conquise par le nouveau style et beaucoup de maisons bourgeoises ont encore l'aspect renaissance ou même gothique.
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Nous voici au XVIIIe siècle. Le baroque mouvementé succède au baroque calme. Dans l'architecture religieuse, c'est l'église Saint-Joseph (10) qui ouvre la marche, avec sa coupole sans tambour, ses murs concaves entre huit doubles colonnes, sa façade animée par une corniche, dont la ligne est plusieurs fois rompue. Cette fois c'en est bien fini avec l'unité de la surface renaissance. Mais le baroque va trouver en Dienzenhoffer son génial réalisateur et dans l'église Saint-Nicolas, à Malá Strana, son chef-d'oeuvre : monument complexe, mouvementé, hardi, savant, trop savant peut-être et trop raffiné, cherchant trop à convaincre, à séduire, brillante et subtile rhétorique qu'on peut ne pas aimer mais qui mérite d'être admirée. Je préfère, pour ma part, la seconde église Saint-Nicolas, celle de Stare Město. Est-ce parce que l'architecte (Dienzenhoffer le fils) disposant d'une place plus limitée, a été obligé de restreindre ses effets, de modérer son éloquence? C'est bien possible. Les églises Saint-Charles Borromée et Saint-Jean Népomucène, et surtout les constructions privées, comme le château Amerika (11) et la maison des Invalides, dues au même artiste, trahissent une évolution plus marquée encore vers la discrétion, la simplicité — le classicisme.
La sculpture vient à la rescousse de l'architecture comme pour en accentuer le rythme. Le palais Lobkovic (12) s'orne d'un riche portail. Sur la façade du palais Thun-Hohenstein (1721-1726), Braun a sculpté , « dans un mouvement effréné », deux aigles formidables, et le lourd balcon du palais Morzin (13) est supporté par deux nègres herculéens dus au ciseau de Brokof. Au château Troja, l'escalier monumental, orné de dix grandes statues, conduit à un palier soutenu par deux géants. Des géants encore, sculptés par Braun, aux deux portails du palais Clam-Gallas (14). Pourtant ce palais est déjà classique, par sa sévérité, son unité, la discrète harmonie de ses formes. Bien que construit en 1707-1715, par Fischer von Erlach aîné, il annonce une époque nouvelle, comme les dernières oeuvres de Dienzenhoffer.
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Le charme de l'architecture baroque de Prague ne saurait se comprendre si l'on oubliait les jardins. — les grands jardins en terrasses, à l'italienne, des palais Schönborn et Fürstenberg, ou la somptueuse façade de verdure du palais Lobkovic, mais aussi, partout, les tonnelles, les gloriettes, les murs couverts de lierres, les cascades de glycines, partout l'intime symphonie de la pierre et de la plante, les lignes architecturales adoucies, estompées par la mousse, dissimulées par les arbres. . . Nul n'a mieux rendu cela que M. Arne Novák dans son livre étrange et attirant sur Prague baroque (15) « Des plantes grimpantes se sont accrochées aux petites gloriettes qui ornent les terrasses; des buissons pendants et des arbres exotiques ont masqué l'entrée des «sala terrena » fragiles; des lierres ont recouvert de leur lourde dentelle les vases de biscuit et les statues mythologiques aux visages défunts, de sorte que, aux rampes fières, s'élevant jusqu'aux balcons clairs du château, l'architecture des jardins à l'italienne disparaît sous le caprice sauvage de la végétation, échappée depuis longtemps à la volonté humaine... » Les gaies cascades de verdure « font jaillir leur écume verte jusqu'aux fenêtres et balcons des palais charmants, les inondant d'un bouillonnement printanier jusqu'aux corniches du premier étage, mais tout à coup elles se détournent et tombent, pour découvrir la vue inattendue de tonnelles et de loges paradoxalement petites, menacées, dans leur tendresse badine, par les sous-oeuvres massifs du château ».
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Le baroque avait peu à peu chassé le style Renaissance. A son tour l'art classique va évincer le baroque. Mais ce ne sera pas sans lutte, ni sans compromis, dont certains, nous venons de le voir, sont des plus heureux. Voici, par exemple, sur la place Staroměstské, le palais de Goltz-Kinsky : les lignes générales en sont classiques et la décoration est baroque, mais discrète. Il en est de même du palais de Sylva-Tarouca (16) (qui abrite depuis peu le Společensk klub), dû au même artiste, Anselmo Lurago: le classicisme de la façade est plus accentué encore. Quant au château royal, que l'on commence à reconstruire et à agrandir en 1756, les nouvelles parties ont décidément « des surfaces plates, d'une disposition symétrique, d'une ornementation très restreinte ». Le palais de l'archevêque de Prague, que Wirch reconstruit à la même époque, est presque entièrement classique avec ses demi-colonnes de proportions et de formes antiques. Le style Louis XVI, qui avait fait son apparition pour la première fois avec le palais Kounic (17), triomphe définitivement du baroque. Quelques résistances encore, qui ne sont pas sans intérêt, comme le petit palais Mac Neven (18), le palais Prichodsky (19), dont les vases et les statues sont déjà un anachronisme, ou les deux portails du palais Sweerts-Sporck (20), par ailleurs « entièrement Louis XVI ». L'époque baroque est close.
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J'avouerai, pour terminer, que je suis entièrement de l'avis de M. le Ministre Einstein, dont la préface est d'une si expressive concision: « La grande leçon du Baroque de Prague ne se trouve pas tant dans les églises et les palais, tout splendides qu'ils soient, que dans son application aux plus petites résidences. Le bourgeois en possession de moyens modestes qui bâtissait ou transformait sa maison, trouvait dans ce nouveau style une décoration agréable. Contrairement à l'Italie la recherche du grandiose ne fut jamais ici un but caractéristique. Le désir était de trouver des détails agréables à l'oeil par leur grâce ou par leur esprit... Le Baroque à Prague devint un vrai langage, qui ne fut plus confiné à la portée élevée des princes et de l'Eglise. Et c'est en ceci que gît son originalité essentielle. »
Et c'est en ceci, ajouterai-je, que réside le secret du charme de Prague. Il y a transition insensible du grandiose et du magnifique au simple et au gracieux. Il y a un air de famille entre le palais et la petite maison du coin. Toute une gamme dans le même ton. On ne s'en aperçoit pas tout de suite et c'est pourquoi la magie de Prague baroque opère si sûrement. Promenez-vous lentement, par un beau matin calme, avant la cohue, le bruit des autos et des tramways, par les rues Nerudova (21), Tomášská (22), Karmelitská (23), Celetná (24), Rytiřská, Dlouhá, et tant d'autres, ou les places Malostranské et surtout Staroměstské. Ou même promenez-vous à l'aventure, au gré de votre inspiration, sans autre règle que votre bon plaisir, sans vous attarder trop, pourtant, aux églises, dont quelques-unes trahissent à l'excès le désir violent de conquête qui a présidé à leur édification et sont d'ailleurs esthétiquement insupportables. Alors, sûrement, ô Français élevé à l'école sévère de Versailles, vos dernières préventions contre le Baroque s'évanouiront.
Notes
(1) Place du Hradčany.
(2) Klementinum.
(3) Malá Strana, Waldštynské náměsti.
(4) Récemment restauré (arsenal).
(5) Karlovo náměsti. — Plus tard beaucoup de vieilles églises seront adaptées au goût baroque : telles la gothique église Saint-Jacques, ou l'église Saint-Havel, etc..
(6) Malá Strana, Place de Malte.
(7) Place de la Lorette (Loretánské náměsti).
(8) Place du Hradčany.
(9) Place des Croisiers (ou Chevaliers de la Croix).
(10) 1680-1692. (Malá Strana, Rne Josefská).
(11) Na Bojišti.
(12) Rue Vlašská.
(13) Rue Nerudova.
(14) Rue Husová.
(15) Editions Aventinum, 1923, p. 24. Trad. du tchèque en français par Jos. Hrdinová.
(16) Přikopy.
(17) Rue Wostecká.
(18) Rue Palackŷ.
(19) Přikopy.
(20) Rue Hybernská.
(21) Remarquer la maison sise au n° 171.
(22) N° 4 (1726).
(23) N° 17 (1704).
(24) N° 23.