Pourquoi raconter des histoires ?
Le mot "histoire" s'utilise en de multiples significations. Peut-on trouver une unité à la racine de ces significations justifiant l'usage d'un même vocable ? Sur quel caractère de la condition humaine se fonde l'universel désir d'histoires ? N'y a-t-il pas une tentation contemporaine d'une vie sans histoires ?
Notre passé de scolarisé obligatoire nous a donné une trop grande familiarité avec le mot « histoire ». Il semble aller de soi qu’il recouvre la mise en forme, par la pensée, du passé humain. Certes, une plus grande attention nous amène à admettre que la notion puisse être élargie. Nous nous souvenons que notre première rencontre avec le mot « histoire » était détachée de toute élaboration temporelle : « Maman raconte-moi une histoire ! », et celle-ci nous intéressait pour l’univers imaginaire dans lequel elle nous transportait. Depuis lors, se faire raconter des histoires, accéder à des histoires (par interlocution, lecture, enregistrement, visionnage vidéo, etc.), est une dimension indispensable de notre vie. Or, si nous portons attention à l’étymologie du mot, nous devons admettre qu’il n’a constitutivement aucun rapport privilégié au temps. Le vocable grec historiè, d’abord employé par les Milésiens, désignait simplement « la démarche consistant à recueillir des informations multiples et à les classer »1. L’action de « classer » implique la notion d’ordre, laquelle dérive du latin ordo signifiant : rang, rangée, file. Ce sont des notions clairement spatiales ; tout comme est spatiale la notion d’univers qui permet de rendre compte de la valeur des histoires contées à l’enfant. On retrouve ce sens originel dans l’appellation « histoire naturelle » qui désigne la classification des espèces vivantes2. Ainsi, très paradoxalement, ce n’est pas du côté de la notion de temps que l’on peut justifier l’unité que le mot histoire donne à ses diverses significations. Par contre, la référence à l’espace apparaît pour le moins originelle. Nous proposons d’approfondir cette dimension spatiale de la notion d’histoire. Car elle pourrait bien éclairer ce besoin d’histoires qui semble se manifester universellement en l’être humain.
La bonne forme
Établir une historiè ce fut d’abord mettre de l’ordre dans un divers, expérimenté dans la réalité, et qui était caractérisé par sa pluralité et son indéfinité. La vénérable et toujours actuelle notion d’« histoire naturelle » rend exactement compte de cette activité où les êtres vivants en nombre indéfini et d’aspects les plus variés viennent se ranger sous les dénominations spécifiques. Mais que signifie ce besoin de mettre en ordre ? Si l’expérience de la variété désordonnée et proliférante du monde est première, pourquoi ne pas s’en contenter ? Pourquoi réprouver comme chaotique le monde alors même qu’il peut, pour l’espèce humaine comme pour les autres espèces, fournir ce qu’il faut pour continuer à vivre ? Les animaux prélèvent, chemin faisant, ce qu’ils perçoivent bon pour eux, sans faire d’histoires. Pourquoi l’humain en fait-il toute une histoire ? Indubitablement se révèle, en cette exigence de mise en ordre, un savoir, préalable à l’expérience mondaine, du bon espace à habiter. Car l’historiè trace des limites et range le divers à l’intérieur de ces limites ; elle donne une forme au monde en lequel l’homme peut se reconnaître. Cette re-connaissance implique une connaissance préalable – qu’il faut bien concevoir antérieure à notre expérience du monde – de la bonne forme humainement habitable. Faire une histoire, en sa signification originelle, serait réduire le chaos des sensations en l’enserrant dans une bonne forme dont nous aurions le savoir préalable.
Nous retrouvons ici un chemin de pensée platonicien. Le démiurge du Timée se doit de mettre en forme, selon les Idées, le Chaos originel du monde, afin d’en faire « l’œuvre la plus belle possible et la meilleure » (30a). Rappelons que la notion d’Idée est tirée du mot grec idea qui signifie originellement « forme ». Et dans le Ménon, Socrate explique que l’Idée est toujours déjà connue avant notre expérience du monde (théorie de la réminiscence).
Mais cette thèse, nous n’avons pas besoin, contrairement à Platon, de l’adosser à un arrière-monde hors d’atteinte de l’expérience commune. Car il existe une situation concrète où se rencontre la bonne forme habitable : c’est l’expérience prénatale de la vie intra-utérine.
C’est dans son opposition à l’espace post-natal que le milieu intra-utérin prend sa valeur de bonne forme habitable. Cette opposition s’éprouve pathétiquement dans le moment même de la naissance. Alors le petit être, en proie à des forces qui le dépassent, se trouve brutalement jeté dans un environnement hostile et sans limite, livré à la pesanteur, et en lequel il doit trouver d’urgence la voie de l’échange respiratoire. Ainsi il crie et bat des membres dans le vide, jusqu’au moment où la mère, l’enveloppant contre son sein, le rassure en lui offrant un équivalent du milieu qu’il vient de quitter.
La langue
Appelons proprement espace cet environnement illimité que nous expérimentons par la naissance3, par rapport au milieu dont les limites adéquates à nos possibilités d’action et nos besoins signent l’habitabilité. Le monde sera alors l’espace qui n’est plus vide, comme remédié par la présence de choses. La séquence génétique de l’« être-au-monde » qu’est l’individu humain serait alors : milieu (intra-utérin) → espace (illimité) → milieu (familial) → monde. Le troisième moment – milieu (familial) – est la composition, par les parents, d’un équivalent mondain provisoire du milieu intra-utérin, le temps que l’enfant accède au langage. Car c’est la langue qui le fera entrer dans le monde. En réalité c’est une historiè qui fait advenir le monde. Car c’est bien en imposant un ordre aux sensations, en les instituant en choses selon une nomenclature qui n’est rien d’autre que l’ensemble des mots de la langue, que les collectivités humaines4 ont, en quelque sorte, apprivoisé l’espace hostile.
Ainsi la langue, notre langue, est notre toute première histoire. C’est pourquoi l’enfant, à partir du moment où il commence à parler, n’a de cesse de demander les mots de la langue pour se faire raconter le monde au fil de ses expériences nouvelles. Qu’est-ce qu’une langue ? Une histoire naturelle du monde, au sens où il y a une histoire naturelle du vivant – ou plutôt où il y aura, car c’est bien l’histoire naturelle du monde qui est fondatrice de toutes les histoires.
De manière analogue à l’enfant qui ne parle pas encore, l’animal est dans un milieu. Le milieu d’un vivant est déterminé par les sensations significatives pour ses besoins, lesquels relèvent de l’agencement propre de sa physiologie (voir Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934). C’est pourquoi l’animal est « biotopique » : son biotope est une configuration naturelle déterminée en laquelle il s’épanouit et hors de laquelle il dépérit5. Le monde humain n’a pas cette détermination fermée du milieu, il intègre tous les biotopes possibles, mais il n’en est pas un. Dire que l’homme habite le monde, c’est dire que, n’étant assigné à aucun biotope déterminé, il peut trouver des caractères environnementaux significatifs pour vivre sa vie humaine n’importe où, de manière indéfinie – dans un igloo au pôle nord ou au sommet d’une colonne (les stylites). Sa capacité technique dynamique le lui permet. Contrairement au milieu qui enferme l’animal dans une configuration de vie déterminée, le monde est ouvert à l’homme ! C’est pourquoi l’individu humain est le seul être vivant qui peut – qui doit ! – choisir où et comment vivre. Et donc l’humain doit se former une idée de la « vie bonne » en fonction de laquelle il va faire ses choix. Et dans la mesure où cette « vie bonne » bénéficie d’une justification absolue – ce qui est la tendance générale pour assurer la cohésion des groupes humains – c’est en fonction d’une idée du Bien que les humains font finalement leurs choix.
C’est cette liberté liée à l’« abiotopisme » humain qui explique la multiplicité des langues. Les groupes humains se racontent le monde selon le lieu et de la manière dont ils pensent pouvoir bien vivre. Si bien que chaque langue configure le monde selon une certaine hiérarchie de la valeur des choses : « On dit que la langue arabe contient environ six mille mots se reportant plus ou moins directement au chameau, y compris les mots dérivés de chameau et les attributs qui lui sont associés - catégories de chameaux selon leurs fonctions, les noms de différentes races, états de grossesse, etc. (…). De même (...) il y a une grande variété de mots utilisés par les Esquimaux pour établir une différenciation entre les aspects multiples de la neige, ce qui pour nous constitue un phénomène unique. » (O. Klineberg, Langage, pensée ,culture, in Bulletin de psychologie, janvier 1966).
Mais quels que soient ses choix de valeur, toute langue est une configuration de significations qui rend compte de la totalité du monde : elle raconte le monde sans reste. Toute langue se donne les mots qui désignent l’inconnu, l’infini, le mystérieux, l’indicible même ! Ce qui permet de comprendre qu’il n’y ait pas autant de mondes que de langues : c’est bien du monde, de notre monde humain dans sa totalité, dont parle chaque langue. Ce qui donne la consistance humaine universelle du monde est la communauté de condition de tous les hommes comme des « êtres-jetés-dans-l’espace » devenus « êtres-au-monde ». Une langue particulière n’est alors qu’un point de vue possible sur le monde. C’est pourquoi on peut se traduire et se comprendre entre langues différentes. Il faut donc penser la langue comme la première œuvre – et la plus collective qui soit – grâce à laquelle les groupes humains ont pu maîtriser leur principal problème : « Comment s’orienter sur Terre ? ». Les archéologues et paléontologues témoignent des multiples et impressionnantes pérégrinations sur la surface de la Terre des plus anciens groupes du genre homo dont on a retrouvé les traces. Car tel est le lot des bipèdes accomplis qu’ils étaient déjà (et que nous sommes encore) : trouver le lieu où bien vivre, et ne pas hésiter à en chercher un meilleur lorsque celui qui est déjà occupé s’est dégradé (par des changements naturels ou l’action humaine), ou simplement parce que le meilleur est possible (quête de l’Eldorado).
L'événement
On pressent comment le mot « histoire » a pu déborder de sa signification spatiale originelle comme histoire naturelle (classifiant notre expérience) pour prendre une dimension temporelle. C’est une conséquence de l’ouverture du monde : la langue délivre de l’angoisse initiale d’être-jeté-dans-l’espace-hostile, car elle permet de se mouvoir dans un monde de choses reconnues, mais elle ne dit rien du bon lieu de vie. Habitant le monde, le groupe humain n’est plus paralysé de peur, il a une maîtrise suffisante pour prendre l’initiative, pour agir, pour avancer vers ce qu’il juge son bien : il se met en chemin. C’est là que s’initie la dimension temporelle de l’histoire.
Car ce chemin est une aventure. Exposé à découvert sur la savane, il ne sait jamais ce qui peut surgir, que ce soit depuis les obscurités de la forêt voisine, dans la nuit, ou au-delà de l’horizon. Le monde humain n’a pas la sécurité du milieu animal : il est essentiellement aventureux. Autrement dit, il est dispensateur d’événements. L’événement est le phénomène imprévisible qui impacte le cours des existences humaines. L’espèce humaine est, par nature l’espèce sensible aux événements. Il ne faut pas confondre l’événement et l’accident. L’accident est lui aussi imprévisible et rompt le cours attendu des choses, mais il a vocation à être réparé afin que soit rétabli le cours habituel de l’existence. Un accident de la route ? Les services compétents de gendarmerie, de secours aux blessés, de voirie, interviennent afin de rétablir au plus vite le flux normal de circulation. Mais du point de vue de la personne blessée (et de ses proches), parce que son existence en est changée, on comprend que ce soit un événement. Dans le monde animal, après un phénomène de rupture, ou bien les relations déterminées avec le milieu sont rétablies bien vite, ou bien les individus en cause sont éliminés : il n’y a que des accidents. Seule l’espèce humaine vit dans l’événementialité.
L’être humain n’aime pas trop les événements, il souhaite que les choses se passent comme il les a prévues – et il les a prévues dans la perspective d’une avancée vers ce qu’il pense être une vie bonne. Certes, il aime beaucoup les bonnes surprises. Mais les bonnes surprises ne sont pas des événements, justement à cause de l’adjectif « bonnes » qui implique la mise en place d’une part de prévision (pensons par exemple au cas du voyage touristique qui se veut aventureux).
L’événement est l’occurrence non maîtrisée d’une pure passivité de l’être humain, alors qu’il s’est donné le monde pour maîtriser activement son avenir. L’événement ouvre de manière indéfinie le champ des possibles dont est gros l’avenir. Il appelle la question : que va-t-il se passer ? Et si l’on y réfléchit, cette question n’est que la version neutralisée d’une question plus pathétique : comment va-t-on s’en sortir ? Car en rompant l’ordre attendu de la succession des faits, l’événement réactualise des vécus anciens où la peur de l’inconnu était liée à l’impuissance infantile. Or l’occurrence paradigmatique de tels vécus est bien celui de la naissance. Rien de plus impuissant que le nouveau-né, rien de plus inconnu que l’espace dans lequel il est jeté par la parturition. Si bien que la naissance doit être considérée non seulement comme l’événement le plus bouleversant de la vie de l’individu, mais aussi comme la matrice de tous ce qui fait événement ultérieurement. Elle inaugure notre sensibilité à l’événement. Si nous élisons certains faits comme « événements », c’est parce qu’ils font en quelque manière écho au pathétique du vécu de la naissance.
L’histoire devient temporelle dès lors que la langue devient récit qui met en ordre les événements. La langue, cette maîtrise du monde que nous avons à disposition, se fait alors maîtrise du temps qui passe dans le désordre des événements qui surviennent.
Car toujours l’événement se raconte. La notion d’événement est inséparable de l’acte de langage par lequel il se représente. Un événement, c’est ce dont on fait une histoire. Si ce n’est pas le cas, alors il ne s’agit que d’un fait qu’on laisse passer parce qu’au fond il ne change rien, à moins qu’il s’agisse d’un fait traumatisant qui, parce qu’il nous touche trop brutalement, nous laisse sans voix. Il ne deviendra événement que le jour où il pourra être représenté verbalement, et alors seulement, il pourra s’intégrer positivement dans notre présent : « Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte » 6. Ceci circonscrit l’espace du récit historique : il élabore ce qui, dans le cours du temps, a valeur pour le problème fondamental de l’homme – son errance – dans le but de faciliter son existence à venir.
L'édification
En effet le récit lie les événements entre eux selon des rapports de cause à conséquence, leur reconnaissant leur valeur respective pour la production des humains que nous sommes. Et dans cette évaluation des événements selon la manière dont ils ont orienté l’avenir, le récit met en scène les valeurs en fonction desquelles les humains doivent faire leurs choix à venir.
De ce point de vue, il y a une unité de l’histoire racontée, laquelle déborde largement la perspective du savoir historique – restitution écrite du passé à visée d’objectivité – telle qu’elle a été héritée des grecs. Toujours les valeurs viennent après les histoires, toujours c’est à travers des récits historiques que se mettent en place des valeurs collectives. On s’accorde à faire remonter au genre de l’épopée, l’origine commune des divers types de récits historiques. L’épopée est la mise en scène dans un récit, des mésaventures et exploits de héros, auxquels on pourra donner une valeur édifiante. D’après ce qui précède nous pouvons émettre l’hypothèse que l’épopée décrit comment le héros surmonte les événements l’ayant jeté dans l’errance pour s’établir dans un nouveau lieu. Il est alors très significatif que le modèle emblématique de l’épopée – l’Odyssée d’Homère – soit avant tout le récit explicite d’une errance.
Mais l’épopée n’est que la figure la plus lointaine de la mémoire de l’histoire racontée. Ainsi peut-on considérer les mythes comme les premières histoires, au sens où elles portent sur les événements d’origine, et même sur l’événement-origine (qui est l’origine des événements), et il s’agit toujours de récits d’un exil fondateur (Adam et Ève chassés du paradis terrestre), récits qui vont mettre en place les valeurs fondamentales inspirant une culture. Les légendes vont fonder plutôt les valeurs politiques, celles qui établissent le consensus de base pour qu’un groupe humain s’organise en société ; il s’agit alors de récits guerriers qui décrivent comment le groupe surmonte la menace d’envahisseurs pour définir son espace habitable (la légende de Roland). Inlassablement le petit enfant, juste avant que l’extinction des lumières ne le rende à la sensation du caractère illimité de l’espace (la peur du noir), va demander qu’on lui raconte une histoire. Il a besoin de mots et de valeurs qui lui garantissent la cohérence du monde dans lequel il s’endort et qu’il retrouvera le lendemain. Ainsi, comme le montre V.I. Propp (La morphologie du conte, 1928), pour ce qu’on appelle les contes de fées, il y aurait toujours la séquence qui va d’un événement initial, qui engendre un exil, jusqu’à un retour triomphal, en lequel les bons comportements apparaissent distingués avec éclat7.
La restitution du passé
Quant à l’histoire habituellement dite, celle qui requiert l’article défini parce que, s’attachant aux dates des événements, elle vise à établir le discours de la juste représentation du temps qui passe dans un flux unique embrassant tous les humains. Elle n’y parvient pas. Elle produit seulement des ersatz de ce discours unique qui, finalement, se disqualifient parce qu’ils ne peuvent masquer la relativité de leur regard sur le passé. En effet si le récit historique veut rendre compte fidèlement du passé, il doit restituer des événements. Or, par nature, tout événement est singulier. On ne peut donc en rendre compte uniquement par des idées générales. Il faut que les mots suscitent des représentations sensibles pour que l’événement soit connu en tant que tel, c’est-à-dire dans sa singularité concrète. Ainsi tout récit historique ne peut se dispenser de mettre en scène les événements et les acteurs du passé, de produire de la fiction, et par là de s’appuyer sur l’imagination. Or les images mentales sont irrémédiablement subjectives. En gommant cette part imaginaire, l’histoire ne pourrait plus être ce récit qui dit et surmonte nos errances, elle ne serait plus elle-même, autant dire qu’elle ne nous intéresserait plus 8. Si l’histoire ambitionne d’être une science, elle ne peut être qu’une science « humaine » – il reste à savoir si l’expression science humaine ne relève pas de l’oxymore.
Cela signifie que, pas plus qu’il y aurait une connaissance objective du passé humain, il n’y a pas de « leçons de l’histoire » au sens de propositions universalisables sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire en réponse à l’irruption d’événements. Parce qu’elle parle toujours également à l’imaginaire des individus – parce qu’elle se raconte – l’histoire fournit une voie d’expression à ses affects, en particulier ceux qui sont liés à sa condition d’errant. C’est ainsi qu’elle permet que s’apaisent les passions nées de l’irruption de l’événement. Il faut noter en outre qu’il y a présomption que l’image mentale – première forme de représentation dans l’ordre ontogénétique – soit aussi la première forme de maîtrise de l’espace : on imagine toujours un espace circonscrit, on ne peut pas imaginer l’illimité.
La réconciliation
Finalement ce qu’apporte tout récit historique, en combinant ainsi les facultés de raison et d’imagination, c’est une compréhension, c’est-à-dire la saisie intuitive dans une même unité de sens d’une constellation d’événements et faits afférents. Cette compréhension est incontestablement satisfaisante car elle opère « une réconciliation avec la réalité » 9. Nous pouvons apprécier maintenant la portée de cette formule. En effet l’histoire nous réconcilie avec des événements par nature perturbateurs de l’ordre des choses. Mais elle nous réconcilie aussi avec notre condition d’errant qu’elle prend en compte et qu’elle surmonte en intégrant les événements dans un récit qui réajuste les valeurs qui orientent notre existence. Et n’oublions pas qu’en tant qu’elle est une mise en œuvre de la langue, elle est l’actualisation de notre monde proprement humain qui nous réconcilie avec l’espace illimité.
C’est pourquoi l’histoire – entendue comme restitution collective, méthodique et consensuelle, d’un passé commun – ne remplacera jamais les histoires celles qu’on se raconte pour être bien ensemble dans le monde, celles des conteurs de veillée, celles qui sont le plaisir par excellence de l’usage d’une langue. L’histoire des historiens est finalement une histoire, à côté des autres histoires, et qui s’en distingue par la richesse et la précision de ses informations – et à ce titre elle est toujours précieuse. Mais l’être humain a besoin de toutes, car aucune n’est de trop pour contribuer à cette réconciliation – avec un monde en lequel on ne sait où se mettre – qui est la fonction essentielle des histoires.
Vivre sans histoires
Après ce qui précède, peut-on rendre compte des expressions, si communes dans la vie quotidienne, qui congédient l’histoire : « Je ne cherche pas les histoires », « Ne fais pas d’histoires ! », « Il menait une vie sans histoires …. » (ce qui est laudatif), etc. ?
On peut dire que la culture humaine apporte deux types de satisfactions, les satisfactions d’action et les satisfactions de contemplation. Avoir façonné et fait cuire un bon pain est une satisfaction d’action ; découvrir Venise et ses palais apporte une satisfaction de contemplation. Le plus souvent, la culture est un tressage d’actions et de contemplations. Si je pense avec plaisir au bon pain que fait mon boulanger, je suis dans la contemplation, laquelle est le prolongement du plaisir qu’a eu le boulanger à faire son pain ; par contre le sculpteur qui dégage de la pierre un visage avec son burin est dans la satisfaction de l’action, alors que sa sculpture est destinée au plaisir de la contemplation.
On comprend que le plaisir d’action consacre son énergie mise dans une transformation du monde combinée à son savoir-faire : c’est une satisfaction d’estime de soi (de soi-même comme individu, mais aussi de l’humanité). Alors que le plaisir de contemplation est un plaisir apporté par la conscience d’un surcroît de beauté du monde.
Le plaisir de l’histoire racontée est un plaisir de contemplation. Ce que confirme le phénomène universel de la veillée : c’est le soir, après l’action à laquelle on a consacrée sa journée ouvrée, que l’on aime se raconter des histoires. Comme c’est le soir que l’on aime quérir sur l’écran de notre télévision (ou autres), le visionnage d’un film (qui est une histoire : il a commencé par l’écriture d’un scénario). Et combien ne peuvent se dispenser de lire un chapitre de roman (une autre forme d’histoire) avant de s’endormir !
Une vie humaine est festonnée d’histoires racontées comme contrepoint d’actions réalisées. Les histoires sont sans doute la part la plus importante de contemplation des humains, elles sont comme la respiration du monde en eux, après le temps de tension des actions pour le transformer.
Or, nous vivons – c’est sans doute la principale caractéristique de « la modernité tardive » 10 – dans une civilisation de l’activisme. L’activisme « c'est le régime de l'action lorsque celle-ci perd la visée de son accomplissement et du repos qui l'accompagne pour être toujours en devoir de se poursuivre. »11 Dans le régime de l’activisme, on n’a jamais assez de temps pour tout faire ce que l’on est mis en devoir de faire pour réussir sa vie. On ne peut pas prendre le temps de contempler ; on ne peut pas prendre le temps de se raconter des histoires.
Un corollaire à l’activisme contemporain est l’automatisation des tâches. Elle consiste à écarter le plus possible l’intervention humaine dans les processus de transformation du monde propres à l’action pour les confier à des systèmes automatiques, de façon à les accélérer en évitant les histoires. On évite les histoires quand il n’y a plus de sensibilité humaine impliquée dans les processus. On réduit alors au minimum la possibilité d’événements, lesquels laissent la place à des incidents ou accidents. Les humains se trouvent ainsi cantonnés dans les tâches de maintenance : ils sont chargés de prévenir les incidents ou accidents et de rétablir en urgence la bonne marche du processus de transformation lorsqu’il s’en produit – ce qui ne fait pas d’histoires.
La société contemporaine est devenue organisée, de manière de plus en plus serrée, pour l’optimisation des flux de marchandises. Les histoires sont considérés comme superfétatoires : il faut les éviter. C’est un des principaux critères de sélection et de promotion des managers, dans une telle société, que leur capacité à éviter les histoires.
Ne peut-on pas dire que l’évolution actuelle de notre société mondialisée tend à supprimer l’événementialité elle-même ? L’idéal technocratique – l’asservissement de l’action à des dispositifs techniques maîtrisés par des techniciens opérant en autonomie par rapport au contrôle politique de la vie sociale – n’est-il pas d’abolir les événements dans les processus sociaux, toujours facteurs de soubresauts perturbant pour les flux marchands, afin qu’advienne une société sans histoires ?
Finalement, le transhumanisme n’est-il pas l’idéal d’une vie « humaine » sans histoires ? Ce qui est pleinement cohérent avec le premier principe du projet transhumaniste qui est de supprimer, grâce aux inventions techniques, les limites auxquelles ont été confrontés depuis toujours les humains, telles la mort, la souffrance, le vieillissement, l’échec, etc., ce qu’on appelle la finitude humaine. Or, c’est bien notre finitude, dans un de ses aspects les plus cachés, mais les plus opérant – ne pas avoir sa place dans le monde – qui s’exprime lorsque nous racontons des histoires.
[1] Monique Dixsault in traduction du Phédon de Platon, Garnier-Flammarion, 1991 ; page 365, note 247.
[2] L’expression est apparue au XVIème siècle, et l’histoire naturelle s’est épanouie au XVIIIème siècle avec l’œuvre du suédois Linné. Elle est donc sauve de toute référence à la théorie de l’évolution.
[3] Anaximandre, dès le VI° siècle avant J. C., affirmait que l’Illimité (apeiron) est à la fois l’élément fondamental et le principe de l’univers, « sans préciser si l’Illimité est l’air, l’eau, ou autre chose ». Cf Les écoles présocratiques, Folio-Essais, Gallimard ; p.32.
[4] Le problème de l’origine humaine des langues est qu’elle semble impliquer, comme le remarquait Rousseau (2d Discours), « que la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole ». La seule manière de dépasser ce paradoxe, celle qu’adopte Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues, est dans le principe d’une prédisposition à la sympathie entre humains. Cette sympathie permet un intérêt suffisamment intense et continu pour les expériences partagées (il fait froid, j’aime, c’est la forêt, etc.), telles qu’elles amènent un groupe humain à les cristalliser dans des sons auxquelles elles ont été associées de manière contingente, et que permet la remarquable souplesse sonore de l’organe vocal humain (et que l’on retrouve chez certains oiseaux). S’il faut justifier ce principe d’une sympathie humaine fondamentale, nul doute qu’il faille regarder du côté de la communauté d’expérience d’une angoisse de l’espace illimité ayant dû être surmontée.
[5] Là d’où j’écris aucune hirondelle n’est encore venue animer le printemps en ce mois d’avril 2018. Pourquoi ? Parce que l’activisme inconsidéré d’humains a décimé les populations d’insectes qui sont un caractère essentiel du milieu de l’hirondelle. Les hommes ont soustrait cette partie du monde aux hirondelles. Mais, du coup, c’est le monde qui est appauvri. Cf. Crise écologique, le point de non retour.
[6] Isak Dinesen, poétesse danoise citée par Hannah Arendt in La condition de l’homme moderne, Press Pocket, 1983 ; p. 231.
[7] Mais qu’en est-il des contes qui finissent mal, comme Le petit chaperon rouge où l’héroïne est finalement dévorée par le loup ? Il y a là une leçon morale très directe : il ne faut pas écouter les discours enjôleurs de l’inconnu, car il peut être un méchant masqué et intéressé représentant le plus grave danger. Et l’enfant s’endormant sur cette histoire tragique n’en fera pas un cauchemar. Car le plus important pour lui est de savoir que le monde humain est bien là, garanti par les mots du parent conteur, permanent dans ses choses nommées, et solide dans ses valeurs.
[8] Au siècle dernier, les historiens français de la « Nouvelle histoire » proposaient de se détourner de l’événementiel et de s’intéresser à la longue durée, à ce qui relève de l’évolution des mentalités. Mais en mettant en exergue des catégories générales de l’existence qui en tant que telles ne peuvent s’imaginer, mais tout au plus s’illustrer – l’éducation, la famille, la mort … – on s’est aperçu que l’on avait produit un discours qui avait plus à voir avec une sociologie des sociétés antérieures qu’avec l’histoire.
[9] Hannah Arendt, Le concept d’histoire in La crise de la culture, Folio-essais, 1989 ; p. 63.
[10] Expression de Harmut Rosa. Voir en particulier Aliénation et accélération, La Découverte, 2012.
[11] P-J Dessertine, Pourquoi l’homme épuise-t-il sa planète ?, Aléas, 2010.