Pour un usage républicain des nouvelles technologies -- La démocratie forte selon Benjamin Barber

Marc Chevrier

Dans un éditorial récent, le rédacteur en chef du Nouvel Observateur, Jean Daniel, notait que la France et les États-Unis "sont les deux seules nations à s'être investies d'une mission universelle." Ces deux pays ont inventé chacun un modèle de république, à la suite d'une révolution qui devait émanciper l'humanité. D'où la rivalité constante entre ces deux fières républiques, qui aiment se donner mutuellement des leçons.

Les Français et les Américains peuvent ainsi puiser dans un grand fonds commun de pensée : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Tocqueville, Jefferson, Hamilton, Roosevelt, Dewey. Chaque nouvelle génération se l'approprie pour réinventer et perfectionner ce que doit être la démocratie. Le politologue américain Benjamin R. Barber, que le grand public connaît peut-être par son ouvrage Jihad versus McWorld (Desclée de Brouwer, 1996), a beaucoup emprunté à ce fonds commun pour élaborer sa vision de la démocratie participative. La traduction française de son ouvrage publié en 1984, Démocratie forte (Desclée de Brouwer, 1997), révèle au public francophone une critique intelligente du libéralisme et des formes faibles de démocratie, ainsi qu'un ensemble de propositions concrètes, propres à renforcer la participation des citoyens dans les affaires publiques.

Dans Démocratie forte, Barber n'emploie guère le terme "république" pour cataloguer les différentes formes de démocratie, qu'elles accordent une grande importance ou non à la participation et aux vertus civiques. Cela se comprend. Les Américains - comme les Français d'ailleurs - ont fait la république, il y a plus de deux cents ans. C'est une chose réglée, un acquis de leur imaginaire politique. (On peut ainsi prendre toute la mesure de notre immense retard au Québec. Nos parlementaires, d'Ottawa et de Québec, prêtent encore serment au Souverain britannique plutôt qu'au peuple et à sa constitution - pour l'instant un ramassis de lois souvent illisibles. Le Québec se complaît dans son statut de province - un terme colonial - dont le chef exécutif est le représentant d'un monarque étranger, au lieu d'aspirer à la république.)

Il serait trop long de résumer ici la critique que Barber formule des fondements du libéralisme. Il démontre, avec clarté et humour, que le libéralisme, depuis ses grands penseurs du XVIIe siècle, John Locke et Thomas Hobbes, repose sur une vision étriquée de l'homme et de sa psychologie. Tout républicain convaincu que l'accomplissement de soi ne se confine pas à la vie privée gagnerait à lire la deuxième partie de l'ouvrage de Barber. Il y propose sa conception de ce qu'il appelle la démocratie forte, orientée vers la participation, la citoyenneté et la communauté politique. Selon Barber, il y a plusieurs moyens de renforcer la démocratie, aujourd'hui minée par le repli dans la sphère privée et un excès de méfiance à l'égard du politique. Il préconise entre autres l'institution d'assemblées de quartier et de voisinage, qui constitueraient un lieu de rencontre pour les citoyens. Ces derniers pourraient y délibérer, discuter du travail de leurs représentants élus et recevoir les doléances des gens du quartier. Barber juge nécessaire de relier ces petites assemblées de quartier en vue de former des forums plus larges, régionaux et nationaux. C'est là qu'interviennent les télécommunications, qui peuvent soutenir le dialogue démocratique régional et national. Toutefois, estime Barber, ni le marché, ni l'État, ne sauraient assurer aux citoyens le soutien technique nécessaire à ce dialogue. C'est pourquoi il prône l'établissement d'une Coopérative civique des communications, qui aurait pour première responsabilité "de piloter l'usage civique des télécommunications, mais aussi de protéger les individus contre tout abus des médias publics et privés." Financée par l'État, cette coopérative devrait être indépendante de lui. Elle servirait les citoyens, plutôt que l'industrie des télécommunications. Dans l'édition française de son ouvrage, Barber constatait que les "assemblées municipales électroniques sont devenues un outil privilégié des politiciens et des leaders d'opinion aux États-Unis comme en Europe." Toutefois, regrette Barber, ces assemblées ont servi à transmettre le message des gouvernants aux citoyens plutôt qu'à interrelier ces derniers.

L'information est indispensable à l'exercice responsable de la citoyenneté et au développement du jugement politique, nous dit Barber. L'un des mandats de la Coopérative civique des communications devrait être de créer un service de vidéotex civique, interactif et national, qui fournirait aux utilisateurs des données précises et accessibles sur tous les aspects de la vie sociale et politique, à tous les niveaux, local, régional et national. Chaque citoyen aurait ainsi un accès garanti aux mêmes informations civiques indispensables. Le réseau Internet, constate Barber dans l'édition française, peut être évidemment le lieu potentiel d'un dialogue civique interactif. Seulement, poursuit-il, l'Internet semble malheureusement destiné à devenir un support pour la vente de biens et de services. La loi adoptée par le Congrès américain en 1996, le Telecommunications Act, favorise la déréglementation poussée des nouvelles technologies à l'avantage du secteur privé. Le jugement de Barber est sévère : cette loi est un pas en arrière, puisqu'elle condamne toute utilisation publique du réseau Internet par l'État. La commercialisation à outrance d'Internet en a fait un média peu civique, peu interactif, une banale copie de sa cousine marchande la "télévision". La république virtuelle des citoyens n'est peut-être pas pour demain. 

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