L'enseignement unifié

Marc Chevrier
Des années de froides lumières ou l'enseignement unifié du Québec moderne
et le pluralisme
Ces réformateurs qui, dans la foulée du rapport Parent de 1963, ont refait l'éducation au Québec avaient quelque chose d'intriguant. Enfants du régime Duplessis, forts en thème issus des collèges classiques et pénétrés de culture humaniste, ils ont mis un zèle infini à abolir ce qui les avait si bien formés. Ces réformateurs, dont certains contemplent aujourd'hui leur oeuvre à travers les cohortes de jeunes diplômés et décrocheurs fabriqués par nos écoles, poursuivaient une ambition ultime: rompre coûte que coûte avec le passé et fonder la société québécoise sur des bases entièrement nouvelles.

Cette fameuse révolution tranquille, qui fit entrer le Québec dans la modernité, fut peut-être moins douce que sa désignation ne le laisse supposer. Partout où les modernisateurs prennent le pouvoir, comme le fit au Québec l'équipe du tonnerre de Jean Lesage en 1960, il leur importe de faire table rase de tout. Nos modernisateurs avaient connu un régime qui leur paraissait odieux : il fallait le liquider. C'était un État québécois poussif et paroissial, miné par le népotisme et de connivence avec les puissances de l'argent; une Église régnante, un État dans l'État, embrigadant ses ouailles du berceau jusqu'au tombeau; une société moraliste et janséniste, réfractaire aux libertés et à l'hédonisme de la société de consommation; un régime scolaire sous-financé et essoufflé, maintenant les Québécois francophones dans un état de sous-instruction chronique, plus prompt à discipliner les âmes qu'à favoriser l'épanouissement individuel. Voilà la grande noirceur dont ils voulaient sortir le Québec.

Nos modernisateurs les Rouges et les Bleus des années 60 n'y sont pas allés de main morte. Agir résolument, sans gratitude pour les clercs qui avaient réussi malgré tout à perpétuer au Québec une grande tradition dquote enseignement; utiliser l'autorité et le prestige de l'État, et les espoirs que son action fait naître, pour exproprier, légiférer, créer à nouveau, sur les cendres d'un ordre discrédité.

L'enseignement unifié du nouveau Québec moderne
Le résultat de ce grand chambardement, nous le connaissons : création d'un ministère de l'Éducation sur le modèle d'une administration unifiée, financement et restructuration du régime scolaire par l'État, création des Cégeps, de polyvalentes, des universités d'États, abolition des collèges classiques et des écoles normales, régime des prêts et bourses, etc. Ce faisant, en l'espace de quel-ques années, nos modernisateurs ont renversé les principes du régime scolaire québécois. Jusqu'au début des années 60', ce régime reposait sur ces principes: la responsabilité des parents; la primauté de l'initiative privée; l'intervention libre de l'Église; la confessionnalité protégée par la Constitution; le concours de l'État.

Ce régime était certes déficient; il n'assurait pas une séparation nette entre l'Église et l'État, séparation si nécessaire dans une démocratie libérale. En l'absence de lois fermes et claires, l'arbitraire et le désordre régnaient dans l'organisation des écoles. Ce régime cantonnait aussi l'État québécois dans un rôle trop passif, alors que le Québec, trop peu instruit, réclamait de lui une action vigoureuse pour faire de l'éducation un véritable service public national. Né de la commission Parent et d'une pléiade de lois, le nouveau régime des modernisateurs a eu pour fondement ces principes: la primauté de l'intervention de l'État et de ses nombreux agents; l'exclusion de l'Église de l'école publique; la confessionnalité, sauf lorsqu'il est juridiquement possible d'y substituer l'école laïque; la complémentarité de l'école privée, dans la mesure où elle ne menace pas le monopole public; le concours des parents.

Nos aînés les modernisateurs et leurs pupilles
À titre de bénéficiaire de l'éducation moderne québécoise, je devrais en principe me réjouir de l'oeuvre de mes aînés. Le niveau général de l'instruction s'est redressé, il est vrai; l'éducation est maintenant un droit; la formation technique s'est grandement améliorée; les écoles et les établissements de haut savoir se sont multipliés. Le Québec produit des docteurs ès science et ès art dans tous les domaines. Mais comme beaucoup de jeunes Québécois nés après 1960 qui n'ont connu que les programmes du ministère, la pédagogie moderne, la polyvalente-usine — ou le collège privé réformé — et le monde labyrinthique du Cégep, je n'ai guère de raisons de pavoiser, si édifiantes soient les statistiques que mes aînés peuvent mettre à leur crédit.

Beaucoup de représentants de la génération dite perdue ont fait les frais de la planification étatique de l'éducation au Québec. Nous sommes heureux de posséder des diplômes, même si le marché du travail nous en révèle le peu de valeur. Nous devrions savoir lire et écrire, dit-on; en secret, nous avouons notre ignorance de la grammaire et des trésors littéraires de la langue que nous sommes supposer chérir. Nous avons excellé dans l'art de remplir des examens à choix multiples; qu'il s'agisse de mathématiques, d'accord du participe passé ou d'arts plastiques, nous savons flairer le faux; mais nous, à qui nos enseignants ont si peu demandes de rédiger des compositions françaises ou de combiner des théorèmes, avons du mal à construire le vrai.

On nous reproche notre méconnaissance de l'histoire, alors qu'elle nous fut si peu enseignée. Nous sommes débrouillards, car souvent laissés à nous-mêmes par des professeurs débordés ou ignorants de leur matière, nous avons dû apprendre à tirer notre épingle du jeu, souvent au prix de tâtonnements et d'errances. Chez nos aînés qui ont connu le régime scolaire d'antan, le cours classique, nous reconnaissons vite une pensée structurée, parfois éloquente, une aisance dans les raisonnements et une connaissance des grands textes que nous n'avons pas. Aussi, tous ces débats sur la question de savoir s'il eût fallu que nous étudiassions à l'école Virgile, Balzac ou Réjean Ducharme nous paraissent plutôt vains, car nous n'avons appris aucun d'eux. Nous avons été la génération-cobaye, sauvée des périls du jésuitisme et du catéchisme par les froides lumières de la pédagogie moderne.

Cobayes, oui, nous l'avons été, du plus grand dispositif de façonnement des mentalités et des moeurs que le Québec se soit donné dans son histoire. Quand une société place soudain toutes ses écoles sous l'autorité d'une administration unique et donne à ses planificateurs le soin de les organiser et de prescrire leurs enseignements, ces agents concentrent un pouvoir immense sur les jeunes générations. En suivant cette voie, elle court un risque: que des générations entières d'étudiants fassent l'objet d'expériences pédagogiques manquées.

L'enseignement au Québec à l'ère des solutions uniques
Une pédagogie unifiée, définie par des experts, peut s'avérer une expérience collective positive si, assez sages pour reconnaître les limites de leur savoir, ils n'ambitionnent pas de faire primer la théorie sur l'expérience, l'unité de leur programme sur la diversité des situations rencontrées dans les classes. Une telle pédagogie peut fonctionner dans un pays où existe une forte tradition intellectuelle, comme en France par exemple, où les meilleurs établissements sont du secteur public; l'État n'a pas d'autre choix que d'absorber lui-même cette tradition et de la laisser oeuvrer dans son réseau scolaire. Nous avions une telle tradition au Québec, mais avons-nous su la préserver? Ce système de pédagogie unifiée devient par contre dangereux quand ses planificateurs, à partir de théories nouvelles que ni l'expérience ni le temps n'ont vraiment validées, prennent sur eux d'écarter des méthodes pédagogiques anciennes et éprouvées et d'y substituer leur programme. Dans ce cas, ou bien leur initiative touche juste, ce qui est bien; ou alors elle échoue, et ce sont des générations entières qui en pâtissent.

Autre conséquence d'une pédagogie unifiée : l'État s'embarrasse de responsabilités qu'il n'a peut-être pas à accomplir lui-même. La controverse qui a entouré l'introduction du nouveau programme d'enseignement du français nous en donne un bel exemple. Il y a quelque chose d'un tant soit peu étrange dans le fait qu'une nation aussi instruite que le Québec fasse des méthodes d'enseignement de la langue nationale un objet de législation. C'est un peu comme si, faute de bons pédagogues, de grammairiens et de linguistes capables de juger par eux-mêmes des méthodes appropriées d'enseignement de la langue, il fallait que l'État supplée à une grave carence de notre réseau scolaire. La compétence pédagogique n'est pas une ressource si rare qu'on croit, du moins pas au point de justifier que l'État centralise la composition des programmes d'études. Plutôt que de prescrire des programmes uniques, l'État ne devrait-il pas s'attacher à laisser cette compétence s'épanouir hors de son intervention directe? Il pourrait s'assurer de la convergence des enseignements en édictant des lignes directrices et en effectuant sur eux des contrôles réguliers, autant par l'évaluation des connaissances apprises par les élèves que par celle de la performance globale de tous les établissements scolaires.

Une fois la pédagogie unifiée devenue une chose courante, acceptée bon gré mal gré par les écoles, les choix pédagogiques finissent par appeler dans beaucoup d'esprits des solutions uniques. Ainsi, s'il est difficile de trouver un consensus sur la place à accorder par exemple à l'enseignement de l'histoire nationale, sur le temps à allouer à l'enseignement de la langue, des mathématiques, des sciences naturelles et à la pratique des sports, on se persuade néanmoins qu'une seule bonne solution vaut pour l'ensemble du réseau scolaire. C'est d'ailleurs un trait particulier des débats sur l'éducation au Québec que cette croyance dans la capacité de l'État d'ordonner parfaitement les choix pédagogiques. D'emblée, on le voit accorder par une solution définitive la pluralité des valeurs et des intérêts de la société québécoise avec l'intérêt général.

La conséquence la plus triste de la pédagogie unifiée est qu'elle peut faire perdre à une société une riche tradition intellectuelle, qu'elle avait mis des décennies, voire des siècles, à édifier. Même si l'enseignement prodigué par les anciens collèges classiques du Québec n'était plus vraiment adapté aux exigences du monde moderne, c'était un bien public précieux, fait d'un savoir et d'expériences pédagogiques uniques, que nos modernisateurs des années 60' ont eu la présomption de dilapider, au détriment des jeunes générations qui les ont suivis. Le Québec d'aujourd'hui aurait grand-peine à recréer cette expérience pédagogique perdue, puisqu'il s'est peut-être trouvé trop peu d'institutions pour la perpétuer.

Le pluralisme en éducation:
un principe plus véridique et plus humain
Ces réflexions m'amènent à poser cette question: de quelle manière faut-il organiser les compétences pédagogiques dans une société? Faut-il que l'État centralise tout et prescrive des programmes communs pour tout le réseau scolaire? Ou plutôt qu'on se garde d'exiger l'uniformité et laisse coexister différents types d'enseignements, aux philo-sophies et aux méthodes diverses, de telle manière que la société se réserve le plus grand éventail de compétences en matière de pédagogie et d'organisation scolaire? C'est poser là la question du pluralisme en éducation. Le pluralisme ne garantit pas l'uniformité des enseignements; il reconnaît dans leur diversité un principe positif et dans le savoir pédagogique, une ressource qui se développe indépendamment des actions de l'État. Ce savoir nécessite alors de l'État son concours, non sa tutelle. Il n'est pas farfelu de penser qu'une société optant pour le pluralisme en éducation protège ses générations contre le risque d'expérimentations pédagogiques ratées. Dans un tel régime, si quelques écoles innovent et font de faux pas, seuls quelques élèves s'en ressentent, et non toute une génération. Si par contre des innovations s'avèrent fructueuses, elles seront vite adoptées par l'ensemble des écoles, stimulées par l'émulation et leur désir de prospérer.

De plus en plus, les sciences montrent à quel point la diversité est essentielle à la vie et à la vitalité des sociétés humaines. La biologie nous enseigne que la disparition d'espèces vivantes est une tragédie; elle prive l'humanité d'un réservoir de médicaments et de matières précieuses inconnues, elle rompt l'équilibre des écosystèmes et provoque des dérèglements naturels. En économie, on ne saurait concevoir de développement durable sur la base d'une seule industrie ou d'un seul type d'entreprise. La démocratie vit de la pluralité des groupes politiques, des pouvoirs — législatif, exécutif, judiciaire et médiatique — et des idéologies. Le choc des cultures est généralement plus fécond que le développement d'une culture dans une société fermée. L'art naît le plus souvent de la pluralité des mécènes et de l'opposition entre les goûts. Bref, la diversité peut être une force constructrice. À nous de la mettre à profit, de la canaliser, sans y mettre de freins inutiles.

Le pluralisme est maintenant un concept à la mode dans les sciences sociales et déjà plusieurs experts éminents se sont penchés sur ses rapports avec l'éducation. Toutefois la plupart des études faites sur cette dernière question présupposent le principe de l'enseignement unifié. On étudie comment l'école d'un régime scolaire unique peut intégrer des élèves aux origines ethniques et culturelles de plus en plus diverses. Cette question est certes intéressante et brûlante d'actualité, mais n'envisage le pluralisme en éducation que sous un seul angle.

Avec l'historien britannique des idées Isaiah Berlin, je partage l'idée que le pluralisme est un idéal plus riche que la recherche, même rationnelle, de l'unité. Il écrivait : Le pluralisme [...] me semble un idéal plus véridique et plus humain que l'idéal de la maîtrise de soi positive des classes, des peuples ou de l'humanité toute entière que certains croient trouver dans les grands systèmes bien ordonnés et autoritaires. Il est plus véridique, parce qu'il reconnaît que les fins humaines sont multiples, pas toujours commensurables et en perpétuelle rivalité les unes avec les autres. Accepter pleinement le pluralisme en éducation, c'est reconnaître que les choix pédagogiques ne sont pas des questions techniques que l'on peut résoudre par une simple règle de calcul. Ils se ramènent tous à des choix de valeurs, liés à des conceptions de l'Homme et de l'existence que nul État, si démocratique soit-il, ne peut prétendre fondre en un seul tableau. Préconiser un régime d'enseignement unique, sans permettre à des écoles, avec le concours neutre de l'État, d'en diverger et de suivre leur vocation propre, c'est défendre une conception unitaire de la vie, saupoudrée de science.

Nos modernisateurs ne pouvaient certes pas apprécier le pluralisme à sa juste valeur, eux qui voyaient dans la composition baroque du réseau scolaire de la fin des années Duplessis, qui accordait à l'enseignement privé une très grande autonomie, une dualité malsaine. Ils ont eu une confiance inébranlable dans les bienfaits des réformes, de la planification centralisée et de l'unité du réseau scolaire québécois, les écoles privées dussent-elles disparaître ou se faire toute petites. Au lieu de réformer ce réseau à partir des institutions existantes pour les compléter, les corriger à l'aide d'un ministère de l'Éducation soucieux de respecter la vocation propre de ces institutions et qui comble, au besoin, les lacunes le plus manifestes, ils ont sacrifié un passé, une tradition et une grande diversité d'écoles à un idéal de perfection scolaire. Pour le meilleur et pour le pire.

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