Le mot et le monde

Sylvie Escande
Rosa, rosa, rosam... ânonner des déclinaisons n'a jamais permis à aucun écolier de s'exprimer couramment en latin. Pour apprendre une langue étrangère il n'y a pas trente six solutions: il faut le vouloir. Alvin, petit enfant noir louisianais en est la preuve vivante et émouvante.
"Reading the world always precedes reading the word, and reading the word implies continually reading the world. This movement from the word to the world is always present; even the spoken words flow from our reading of the world." (Paolo Freire)

    Chaque matin à dix heures trente, j'entrais dans la classe de Mrs Atchison pour y enseigner trente minutes de français. Les enfants, noirs ou blancs, natifs de ce croisement de routes tristes d'un des coins les plus reculés de la Louisiane profonde, attendaient toujours mon arrivée avec impatience. "Bondjoooooooourrr!" criaient-ils en ch?ur quand je franchissais la porte, les bras croulant sous les multiples gadgets censés animer le cours et motiver les futurs polyglottes.

    Chaque matin à dix heures trente, alors que j'entrais dans la classe de Mrs Atchison, Alvin, onze ans, devait quitter la salle pour se rendre au Chapter One afin de pallier diverses lacunes académiques et affectives. Alvin, petit garçon noir au regard rêveur, détestait le fait d'être le seul à devoir subir cette morne session de rattrapage. Pour arracher à la banalité de ses journées quelques minutes de plaisir et faillir aux règles bornées de l'école, Alvin se débrouillait toujours pour faire tomber à grand fracas sa boîte de crayons de couleurs ou pour enfouir la moitié de son corps dans son pupitre à la recherche d'un hypothétique cahier, de mon attention et de la part d'évasion qui lui était dérobée.

    Quand il émergeait de son refuge, il levait vers moi des yeux suppliants. Je n'y pouvais rien. Les hermétiques résultats de son test d'aptitude avaient plus de poids que les élucubrations bafouillées du French Teacher: Alvin était jugé inapte à apprendre une autre langue... "Il ne connaît même pas la sienne". Le School Board était formel.

    Élevé dans un trailer pourri, parmi de vieux pneus avachis et des carcasses de voitures envahies de lianes, Alvin ne connaissait des family values que celles dont on ne parle pas. Épuisé par des nuits agitées dans la pièce commune où, jusqu'aux petites heures, le vacarme du Late Nite Movie se mêlait aux cris des jeunes frères et s?urs et autres grognements en tout genre, Alvin dormait à l'école. Son manque de concentration, son désintérêt des matières scolaires obligatoires et rébarbatives l'avaient fait classer parmi les underachievers, terme pédagogique qui, lorsqu'on est Noir, signifie crétin.

    Pendant que mes élèves installaient leurs petites chaises en cercle autour de moi, j'ajustais la bande magnétique de la méthode "spirale" dont les premiers mots bêtement techniques m'indiquaient où commencer la leçon du jour. Après cela, la leçon de français débutait par une chanson.

    Alvin retardait toujours le moment du départ jusqu'à ce que, contraint et forcé, il dût traîner péniblement son maigre corps vers la porte, qu'il ne refermait jamais complètement.
    Les enfants aimaient bien la French Class, qu'ils voyaient comme une deuxième récréation. Ils se tordaient de rire en répétant les mots, exagéraient la prononciation du "R" jusqu'à s'enflammer la glotte, chantaient à pleins poumons "Alouette, je te ploumerrrrai", mais se moquaient éperdument de la culture francophone! Ils adoraient, en revanche, hurler d'horreur à la vue d'une affiche arborant fièrement: "Fromages et vins de France" et se tordaient de douleur, prétendant avoir avalé un morceau de camembert puant et dégoulinant arrosé d'un verre de vin, rouge comme le Diable...

    Alvin, lui, me trouvait très singulière, avec mon accent bizarre, ma façon clownesque de commencer mes cours et mes poches pleines de bonbons. "You're different", "You're weird", me glissait-il en douce quand il me rencontrait dans les couloirs. "I love French" me dit-il un jour, comme ça, en sortant des toilettes.
    Alors je me débrouillais pour étirer le temps qui m'était alloué et rajoutais des couplets improvisés à mon répertoire de chansons afin qu'Alvin, de retour dans la classe, puisse participer pendant au moins quelques minutes. Il avait une voix grave, profonde, magnifique. Avec lui, Le Pont d'Avignon prenait des allures de gospel. Il riait toujours en chantant, et tout son corps s'évadait. Dès qu'il en avait l'occasion, il me parlait. Tout le temps et partout. Il m'expliquait tout: sa vie, sa famille, et surtout la Sunday Bible School qui l'impressionnait tant avec ses leçons sur le bien et le mal. À l'église baptiste, le dimanche, il était le meilleur chanteur et faisait parfois des solos. Il me posait aussi des milliers de questions sur la France, le Québec, ponctuant toutes ses phrases des fameuses expressions sudistes "How d'ya'll say?", "Wha d'ya'll do?", l'indispensable "Ya'll" signifiant vous, les autres.

    Alvin ma joie était la désespérance de l'école. "Il ne s'intègre pas", disaient les doctes enseignants.

    Alvin le désintégré, tout au long de l'année scolaire obéissant à un même rituel, devait donc quitter la classe de français en chien battu, cinq bonnes minutes après le début de la cassette. Que trouvait-il de si fascinant dans le ton de voix mécanisé, terne et monocorde de l'instructeur, mêlé au tumulte des chaises et aux rigolades des élèves de 6ème?

    Les mois passèrent et arriva juin et sa distribution des prix. Ma classe était prête pour le French Show. On dansait l'alphabet français sur une musique rap, on jouait Les Trois petits cochons en franglais en se tortillant sur scène. Alvin n'avait pas été autorisé à participer au spectacle. Motif: les parents n'acceptaient aucun passe-droit; l'administration, terrorisée par les plaintes et les avocats, ne discutait pas.

    Vint le moment crucial où je devais remettre les prix. Amérique oblige, chaque enfant en reçoit un: Meilleure prononciation du "R", meilleur class spirit, meilleur çi, meilleur ça, du positive renforcement à la pelle, enrubanné de tricolore, de quoi charmer le plus méfiant des parents et le rassurer sur la qualité intellectuelle de sa progéniture.

    Sans rien dire à personne, j'avais préparé un prix pour Alvin, risquant injures, mépris et sarcasmes. Alors que le prof de maths s'avançait pour prendre ma place, pensant que j'en avais terminé avec les 6ème, j'appelai Alvin sur la scène. Je n'ai jamais vu autant de fierté dans le regard d'un enfant. Il monta les escaliers, étonné mais ravi, cherchant en vain les boutons qui manquaient à sa chemise, illuminant l'auditorium du plus beau des sourires. Je lui tendis le prix en disant: "Alvin, meilleur élève de français au monde." Brouhaha dans la salle. Alvin prit alors le micro, l'ajusta à sa hauteur et se mit à déclamer d'une voix juste et limpide:
    "Chapitre Un: Exposition à la langue. Commençons. Bonjour les amis."
    "Chapitre Deux..."
    Et ainsi de suite. Il s'arrêta à douze, me serra la main et, dans une volte-face quasi militaire, retourna à sa place, digne, dans le silence le plus total.

    Soudain, un déluge d'applaudissements éclata; debout, directeurs, professeurs et parents l'acclamaient. Alors, à la façon des preachers de son église, Alvin se leva, monta sur sa chaise et tonitrua: "D'ya want more?"
    Yeah!
    D'ya want more?, yeah?
    DO YOU WANT MORE? YEAH?
    La salle était en délire. Il remonta sur scène, s'empara professionnellement du micro et chanta en français tous les couplets de Vive le vent, sérieux comme un ange.

    Alvin ne comprenait sans doute pas tous les mots qu'il énonçait mais il en comprenait le sens profond. Il les "entendait". Il avait appris parce qu'il était en confiance. Sous les dehors d'une mémorisation mécanique, Alvin exprimait l'essentiel: son monde. Un monde qui n'appartenait qu'à lui. Un monde qu'il s'était créé lui-même, entre les murs de l'école, en cueillant ça et là les mots emprisonnés qu'il avait laissés s'évader vers son intelligence en laissant toujours la porte entrouverte.

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