Nombre d'amis: le chiffre de Dunbar

Jacques Dufresne

Comment les travaux scientifiques confirment sur un mode quantitatif des intuitions qui ont inspiré des textes de qualité.

Plus de nature, plus de limite. Vérité qui se vérifie tous les jours dans un nouveau domaine. Avant-hier, un article de George Monbiot me rappelait qu’il y a de moins en moins de limites dans l’usage des produits et des méthodes qui dégradent le sol. Le sol ne fait plus partie de cette nature dont il faudrait respecter les rythmes et les lois. Hier, j’apprenais que l’exemple à imiter pour ce qui est du nombre d’amis sur Facebook est le joueur de foot Cristiano Ronaldo, lequel a 100 millions d’amis, 100 fois plus que Nicolas Sarkozy.

Mes recherches heureusement m’ont aussi permis d’observer un retour de la nature et des limites par la porte de la science. Une science qui certes, en l’occurrence, ne nous apprend rien que nous ne savions déjà (les vrais amis sont rares!) mais qui a le mérite de rendre cette vérité palpable, aussi palpable que le cerveau humain.

Car tout, dans cette recherche de l’anthropologue Robin Dunbar sur le nombre maximal d’amis avec lesquels on peut avoir des rapports suivis et stables, repose sur cette hypothèse du cerveau social, selon laquelle les primates ont de gros cerveaux parce qu’ils vivent dans des sociétés complexes : plus grand est le groupe plus gros est le cerveau. À partir de la taille du néocortex d’un animal, de celle du lobe frontal en particulier, on devrait donc pouvoir théoriquement prédire la taille du groupe auquel appartient cet animal.

Dunbar avait des humains dans sa base de données sur le grooming. De là son idée d’étendre son hypothèse à sa propre espèce. Étant donnée la taille moyenne du cerveau humain, devait-il conclure, la taille moyenne de son groupe devrait être de 150 personnes. Passée cette limite le cerveau ne réagit pas à son niveau optimal.

Ces chiffres correspondent d’assez près à ce que chacun peut observer. Les 150 personnes constituent le cercle le plus large auquel le mot ami peut être appliqué. Ce sont les personnes que l’on inviterait à une grande fête.

Des recherches subséquentes permirent à Dunbar de découvrir deux cercles intermédiaires, l’un de 50 personnes, un autre de 15, regroupant les personnes auprès desquelles on peut chercher un soutien dans le malheur et enfin un cercle de 5 regroupant les amis intimes. On remarque que ces nombres résultent de l’application de ce que Dunbar appelle la règle de trois. Appliquée à l’autre extrême, cette règle donne un cercle de 500, constitué de personnes qui sont des contacts plutôt que des amis et un cercle de 1,500, limite absolue constituée de personnes que l’on connaît juste assez pour associer un visage à chaque nom. Ces chiffres correspondent à ceux qui étaient déjà objet de consensus il y a un demi-siècle. « Jusqu’à la révolution industrielle, note René Dubos, la grande majorité de la population vivait dans des villages ne comptant pas plus de 500 habitants.» Dubos fait aussi état d’une recherche montrant que dans une université de Pennsylvanie, le nombre de personnes que l’on pouvait connaître par leurs prénoms oscillait entre 800 et 1200. 1 Dunbar devait trouver ensuite des données confirmant ses hypothèses. Par exemple, les sociétés de chasseurs-cueilleurs est de 148.4 individus, celle d’un grand nombre de compagnies dans les armées professionnelles à travers les âges est étonnamment proche de 150, les plus petites unités oscillant autour de 50 et de 15.

Dunbar commença ses travaux au cours de la décennie 1980. Les réseaux sociaux virtuels qui firent ensuite leur apparition n’allaient-ils pas repousser les limites établies et observées précédemment? Certes, répond en substance ce dernier, les réseaux sociaux virtuels permettent de connaître les faits, gestes et pensées de plusieurs centaine de personnes, mais à défaut de pouvoir consacrer du temps aux rencontres réelles avec ces personnes, notre rapport avec elles perd en profondeur ce qu’il a gagné en superficialité. «Le capital social des humains est fixe, conclut-il, et le temps en fait partie; si vous élargissez votre cercle d’amis, la part de votre capital que vous allouez à chacun diminue.»
Ce détour par la science est utile. Il complète des intuitions par des chiffres, mais ce sont les intuitions qui importent et il est permis de les préférer sous la forme d’un texte inspiré. En 1933, Gustave Thibon a tiré de la sagesse des langues et des peuples la loi suivante :

«Qui trop embrasse mal étreint. Cela est vrai aussi dans l'ordre des sentiments. Il n'est pas plus possible à un homme de répondre à toutes les excitations affectives que d'apprendre toutes les sciences ou de faire tous les métiers […]
«De ce spectacle, on peut tirer la loi suivante : les réactions affectives d'un individu s'appauvrissent, se minimisent, glissent sur le plan du jeu et de la fiction, dans la mesure où se multiplient, autour de cet individu, les excitations artificielles. À la limite, les états affectifs les plus naturels et les plus profonds (l'amitié, l'amour, les convictions religieuses et politiques, etc.) deviennent, dans l'âme épuisée, aussi irréels, aussi truqués que le monde de machines, de films, de papier imprimé et de fausse sexualité qui constitue le milieu urbain. Ici, la parfaite adaptation au milieu équivaudrait à la parfaite déshumanisation de l'homme.» Source

Notes
NOTE
 1- René Dubos, Choisir d’être humain, Paris Denoël 1974, p.96-97.


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